Dans la torpeur du Mississippi, Willy DeVille présente chez lui son nouvel album, Loup garou. Entre hamac et cavalcades, un disque à l’image de la vie faussement rangée du maître des lieux, gentleman-farmer toujours prêt à prendre le diable au bras de fer.
« Le jour de ma confirmation, le curé m’a dit « Choisis-toi un prénom, c’est la tradition. » J’ai répondu « Je veux m’appeler Dismis. » Mes parents m’ont cru fou parce que Dismis, c’est le truand que l’on crucifie à la droite de Jésus. C’est à lui que Jésus promet le paradis. » La réussite, c’est aussi simple qu’une maison coloniale au beau milieu d’un pré. Le gazon prospère avec cette obscénité que seule une touffeur tropicale semblable à celle régnant lourdement ici, dans le vase sanitaire du delta du Mississippi, peut conférer au monde végétal. La demeure, de construction récente, nous montre de face sa colonnade « antebellum » avec une fierté particulière, que l’on jugera selon, exagérée ou déplacée, celle qui a poussé son propriétaire à exhiber un attribut « nouveau riche » alors que les plâtres de la fortune n’avaient pas encore séché. Au fond, derrière la résidence, où végète le corps poussiéreux d’une Fleetwood Talisman 1969 avec l’intérieur en velours bleu cendré et le tableau de bord en loupe de noyer, Willy « Dismis » DeVille ouvre en grand les battants de planches goudronnées du haras qu’il vient d’aménager pour accueillir ses chevaux, deux andalous et un rosetana très rare. Liz, sa compagne, appuie sur un interrupteur. Deux gigantesques ventilateurs lancent leurs larges pales à l’assaut et broient dans un sifflement d’opération aéroportée la fibre moite d’un air cotonneux. La propriété, Willy l’a baptisée Mi sueño (Mon rêve, en espagnol) comme ces pavillons de banlieue que des mains acharnées et économes bichonnent parce qu’ils représentent l’unique récompense, avec l’automobile, d’une vie de sourde besogne, de petits renoncements qui font les grands sacrifices. Dans le rêve de Willy, même les chevaux ont l’air conditionné. La piscine, avec sa bordure en pierres de taille, son jacuzzi incorporé et, must of the must, la cascade en simili Galápagos, fait songer à un décor de pub pour boisson rafraîchissante. Willy, comme s’il prenait la mesure de ses souhaits réalisés et goûtait son plaisir au pied de chaque arbre de belle essence, avec la lenteur de ceux dont le parcours fut incertain et souvent dangereux, arpente en bottes mousquetaire les quelques acres de lande trop fertile que l’avance consentie par East West, son nouveau label, et les royalties de Hey Joe lui ont permis d’acquérir. « J’ai moins de scrupules à venir m’installer ici, à Pearl River, Mississippi, confie le meilleur chanteur blanc de musique noire de sa génération. La semaine dernière, l’esclavage a été enfin officiellement interdit. Tout le monde pensait, et moi le premier, que ce système avait été aboli à la fin de la guerre de Sécession. Dans les faits peut-être, et encore, mais le texte vient juste d’être rendu officiel. » Nous sommes à environ trois quarts d’heure de route de La Nouvelle-Orléans. Où Willy a conservé un appartement dans le French Quarter, car s’il pense se retirer un jour dans ce Graceland de poche, en revanche, il avoue avoir besoin de néons, comme de la certitude de savoir qu’il peut s’acheter un paquet de clopes à 5 h du matin, besoin de marcher le soir dans les ruelles et le matin être réveillé par une trompette ou un piano jouant sur Bourbon Street.
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Dans les années 80, il restait à Willy autant de prestige qu’un piéton renversé par une voiture. Depuis l’ère du disco, New York le boudait ostensiblement. S’il était engagé, c’était un coup de chance et c’en était un autre si deux cents personnes franchissaient l’entrée avec des billets payants. A ses débuts, au mitan des années 70, son manager et les gens qui l’entouraient lui assuraient qu’il était la plus belle chose que le rock’n’roll avait vue depuis l’Elvis Presley tout de cuir noir vêtu du NBC Show de 1968. La pâmoison jadis prédominante était un art que les dames avaient perdu au cours des années et que lui faisait revivre avec ses postures élégantes, ses costumes ceintrés et ses chemises parme dignes du George Chakiris de West Side story. Il offrait à la musique populaire, embarrassée de sentiments mort-nés, de turpitudes pubères, le luxe d’exprimer la plénitude de l’amour romantique ; la sensation douce et surannée que l’on éprouve à raccompagner une jeune fille chez elle (Just to walk that little girl home), la noblesse des serments que l’on scelle sous le boardwalk, quitte à les trahir plus tard sous les arcades du métro aérien (I broke that promise). Willy incarnait, en pleine commotion punk, la latinité du rock, ses idéaux et sa virilité retrouvée. Mais depuis la période bénie du CBGB, le vent avait tourné. Il était désormais en tête sur la liste des coups de fil sans réponse et des regards détournés. Tout juste si on ne lui mettait pas un bonnet d’âne. « Mes plus mauvais souvenirs dans ce métier remontent à l’époque où je revenais à New York après un séjour à Paris pendant lequel j’avais enregistré Le Chat bleu. J’étais heureux, fier, excité par ce que je venais de réaliser. Jamais je n’avais éprouvé de sentiments aussi intenses. Cet album représentait un pas en avant significatif dans ma carrière et finalement Capitol m’a jeté parce que j’utilisais un accordéon sur Mazurka.« En fait, parce que l’usure avait gagné jusqu’à ses plus solides soutiens au sein d’une compagnie qui, d’avoir accueilli des personnages hors norme tels que Nat King Cole ou Sinatra, ne daignait sans doute plus s’embarrasser d’un junkie porto-ricain, affublé d’une guenon caractérielle, dont les audaces artistiques se révélaient plus effrayantes et coûteuses que son goût immodéré pour les fringues de vicomte d’Estrémadure, les limousines télescopiques et les poudres blanches non édulcorées.
C’est alors qu’il décida de changer d’atmosphère et s’installa à La Nouvelle-Orléans, « terre des mille danses », où son frère, décédé depuis, vivait en famille. Commence une longue période pendant laquelle Willy tente de se faire accepter par le milieu des musiciens du cru. Sa chance se personnifie dans la ronde carrure wellsienne de Doctor John (qui jouait sur Return to Magenta, le second Mink DeVille) dont la respectabilité auprès des alcades du son local fait office de sauf-conduit. Preuve de son intégration, Willy enregistrera Victory mixture, gumbo de classiques du rhythm’n’blues de La Nouvelle-Orléans, auquel viendront mettre leur grain de poivre Eddie Bo, Allen Toussaint, Earl King et tout un carnaval de magiciens funky, de maîtres de cérémonie et druides vaudous, bien vite embarqués pour une tournée mémorable. Cette ville reste à jamais le sanctuaire imprenable de toutes les excentricités du rock’n’roll, le chapiteau consacré de ses délires grotesques ; là où Little Richard Penniman trouva refuge pour lancer du haut de ses talons compensés ses harangues sexuelles de drag-queen hystéro, là où Screaming Jay Hawkins, en frac de fossoyeur, domptait sur scène sa ménagerie de zombies et de goules aboyantes ; le lieu idéal pour Willy le Pirate, qui a le souci de projeter de lui-même l’image d’un personnage baroque, décadent, aimant déambuler canne à pommeau à la main, fendre les goûteux fumets de cuisine créole stagnant sous les balcons torsadés de Royal Street, se faire servir une soupe de tortue dans le décor vieille France de chez Brennan, savourer chez Jean Laffite, à la table qu’il réserve à l’année, un verre d’absinthe. Dans cette ville, la physique implacable du showbiz, là où la lumière la plus forte jette les ombres les plus froides, semble fonctionner avec moins de cruauté. Peut-être parce que le chemin menant du grand auditorium à l’estrade en bois d’une quelconque gargote est infiniment plus court ici qu’à New York ou Los Angeles, parce que son histoire atteste qu’elle a plus souvent accouché de chatoyants perdants que de vainqueurs à sang froid.
Pour autant, Big Easy, comme la surnomme ses habitants, n’est pas une fille aussi facile. « La Nouvelle-Orléans est une ville qui choisit et qui ne se laisse pas choisir. Elle m’a choisi mais elle s’est refusée à Johnny Thunders. Quand Johnny est arrivé, il en promettait : « Willie s’est installé ici et il joue avec tous ces vieux bluesmen. Je veux faire comme lui. » Mais le premier soir, il est descendu dans la rue, a acheté une dose à un pusher au coin de l’immeuble et a crevé dans sa chambre. Si tu es musicien, tu ne peux pas venir ici et te dire, ça va rouler. Comme partout, il y a un code d’accès secret. La véritable raison qui causa la mort de Johnny, c’est qu’il avait fini par faire ce que les gens attendaient qu’il fasse. Ce sont ses fans qui l’ont tué. Les drogues certainement, mais plus encore ceux qui attendaient qu’il se comporte comme son mythe. Ce n’était pas un ami, mais c’était presque comme un autre moi-même. Je le connaissais depuis New York mais c’est à Paris que l’on s’est fréquenté. Nos relations se résumaient à une chose : la poudre. Mais Johnny n’a jamais eu personne à côté de lui pour lui dire : arrête ! regarde-toi ! Le danger c’est quand vous accordez votre confiance à des gens qui tentent de profiter de vous au détriment de ceux qui vous aiment vraiment. »
Tout cela semble loin. A des années-lumière de « son rêve ». Loin comme l’est l’enfance catastrophique qui fut la sienne : Stanford, une de ces villes-usines en lisière de l’agglomération new-yorkaise où vivaient ses parents ; l’école qu’il quitte à 14 ans pour devenir, avec son pote Robby, un criminel dans le Greenwich Village du début des années 60. « On volait surtout des explosifs et des antiquités que l’on revendait à un receleur. Robby est mort il y a trois ans. Il s’est tiré une balle dans la tête à San Francisco. Il avait été contraint de quitter New York parce que la mafia et le FBI étaient à ses trousses. De toute manière, tous mes amis sont morts ou pourrissent en prison. Je suis bien content d’avoir appris la guitare. La musique m’a sauvé la vie. Je ne dis pas ça parce que ça fait bien, mais simplement parce que c’est vrai. L’amour aussi, même si c’était difficile de donner rendez-vous à une fille quand on habite dans une boîte en carton sur le trottoir. » Mais pas n’importe quel trottoir ; celui qui court entre McDougal Street et St Mark Place, en plein c’ur du Village. Il y croise Bob Dylan, voit jouer John Hammond Junior, resquille au Café Wha pour découvrir Jimmy James qui deviendra bientôt Jimi Hendrix. Le Village lui offre protection et le renseigne sur sa vocation artistique. « J’ai appris la musique très très vite, comme si j’avais été musicien dans une autre vie et que je retrouvais le souvenir de cette existence antérieure. Mes modèles, je les trouvais chez les bluesmen. Je voulais être Muddy Waters. Je détestais la musique psychédélique qui régnait à l’époque. Je vomissais le Grateful Dead. Je préférais la musique française. Je rêvais d’habiter la rive gauche et d’épouser Françoise Hardy. Je vivais à New York dans un milieu très bohème. Je sortais avec tous ces pédés qui étaient très entichés de culture française. Avec Marlene Dietrich, Edith Piaf était la chanteuse qu’ils préféraient. »
A Paris, Willy fait la connaissance de Charles Dumont à qui il voue un culte qui tranche singulièrement avec l’indifférence dans laquelle est tenu l’auteur des Amants dans son propre pays. Mélanger le genre Brill Building, la face soul du label Atlantic, avec une certaine sensibilité française, personne ne l’avait fait avant lui et tout le monde a dû convenir que ça marchait. Mais arriva le moment où Willy ne pouvait plus jouer ce personnage crucifié par l’amour, porter sur ses épaules ce pathos trop encombrant pour l’époque, faire le Ben E King blanc et chanter Spanish Harlem sur les genoux en priant pour que les femmes dans la salle comprennent qu’il s’humiliait pour elles. « Je crois qu’à vouloir toujours faire rouler la même pierre, on finit par s’enterrer soi-même. »
L’histoire de son retour en vogue n’appartient même pas à la tradition américaine des résurrections contre tout espoir. C’est en France, le pays qui a pris pour habitude de recueillir ceux parmi ses enfants que l’Amérique répudient, là même où Gene Vincent claudiquait dans des kermesses de sous-préfecture, qu’il trouva un second souffle. Un album, Backstreets of desire, qui miraculeusement se change en or, une version mariachi de Hey Joe se découvrant l’intrépidité commerciale d’une lambada guacamole, et voilà notre homme triomphant sur le plateau de Stars 90 où Drucker lui demande s’il aime les chiens (et il les aime pour avoir constamment dans ses jambes deux affreux roquets dont l’un répond au nom particulièrement flatteur de Puccini, peu en accord avec l’insupportable raucité de ses jappements). De Loup garou, l’album inaugurant son nouveau contrat avec East West, Willy dit qu’il n’est ni blanc ni noir. Ce disque s’écoute comme le résumé d’une carrière, avec du boogie ventre à terre (White trash girl) identique à ceux que balafrait dans les clubs du Bowery le Mink DeVille avec Louis X Erlanger, la ballade grandioso (You’ll never know) chantée en duo avec Brenda Lee (petite Piaf américaine), la reprise impeccable du Time has come today des Chambers Brothers, la romance très East LA (Still, le single) avec castagnette et guitare hispanique ; de glorieux rock’n’roll (No such pain as love, Ballad of hoodlum priest) que ni Bruce Springsteen ni Tom Petty n’ont été capables de faire figurer lors de leurs derniers envois ; mais également des choses plus inhabituelles comme Angels don’t lie avec ses flûtes celtiques. Un disque qui esquive le risque mais respire l’assurance, celle d’une renaissance américaine. Ce pays où très peu de gens sont vraiment attirés par les perdants. Où, en revanche tout le monde y semble fasciné par le gagnant. Si en plus il a survécu à l’adversité et su persister dans la poursuite de son rêve, son triomphe peut être irrésistible. Et contagieux.
Willy De Ville, Loup garou (East West)
Francis Dordor
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