Changement de décor pour le “maître de la bande dessinée érotique” : Milo Manara se transporte dans le Cinquecento du Caravage. Il met de côté la réputation sulfureuse du peintre italien et s’attache à coller au plus près d’un “réel réinventé”, forme la plus haute de la création visuelle selon lui.
L’anecdote est connue : Milo Manara, engagé au début des années 80 par le directeur du magazine Playmen pour dessiner trois pages à la fin de chaque numéro, s’étonne de rencontrer au sein de la rédaction un journaliste dont le physique ingrat ne compromet en rien le succès auprès des femmes. De retour chez lui, le dessinateur ouvre la porte de son garage à l’aide de sa télécommande et les deux situations s’entremêlent dans son esprit. “Le Déclic” vient d’avoir lieu, soit une histoire de boîte magique grâce à laquelle les hommes contrôlent le cerveau des femmes, et plus encore leur libido. Intrigue baroque peuplé de muses impudiques et obéissantes, Le Déclic propulse en un flash Manara au sommet du succès et l’érige en maître de l’érotisme en bande dessinée. Pourtant, depuis dix ans, l’érotisme s’évanouit peu à peu de ses livres, comme le prouve une nouvelle fois la biographie en deux volumes sur Le Caravage sur laquelle il travaille en ce moment.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Vous ne versez plus dans l’érotisme depuis plusieurs années. Et pourtant, les médias continuent de vous appeler le “maître de la bande dessinée érotique”. N’êtes-vous pas lassé ou irrité ?
Milo Manara – Non. Au fond, je n’ai jamais rien fait pour me défaire du titre. Et même si je suis un peu resté coincé dans ce registre plusieurs années, force est de reconnaître que l’étiquette a été utile à ma carrière. Elle m’est peut-être encore plus utile aujourd’hui, où se faire repérer dans la masse des ouvrages publiés est plus difficile que jamais, tant ils sont nombreux et de qualité. Les raisons de ce succès, en revanche, me dépassent un peu. A l’époque, les Italiens versaient presque tous dans l’érotisme, beaucoup par esprit de subversion. Dans mon cas, c’était surtout un plaisir et un jeu. D’ailleurs, le titre Déclic, en italien, se traduit par “Un jeu”. Je voulais simplement faire rire le lecteur en osant n’importe quoi. A aucun moment, je n’imaginais que ce feuilleton érotique finirait relié en album, traduit en plusieurs langues. L’érotisme était donc pour moi un sujet primordial, mais léger. Je fais partie de ces dessinateurs qui utilisent le dessin, non pas tant pour s’exprimer, mais plutôt pour comprendre le monde qui les entoure. Dessiner une femme revient à lui faire l’amour, à sublimer mes fantasmes. C’est un acte très intime. Mais je n’ai plus l’âge de m’intéresser à ça. D’autres sujets priment désormais. Mon approche de la sexualité s’est d’ailleurs beaucoup intellectualisée ces dernières années, et le traitement que je lui porte est beaucoup plus construit et symbolique. La sensualité est toujours présente, mais au second plan, asservie à d’autres projets.
>> Essayez les Inrocks premium gratuitement pendant une semaine
Quand avez-vous pris conscience de l’importance du dessin dans votre vie ?
Vers 10, 11 ans. Quand j’ai compris que je dessinais mieux que mes camarades. Pour moi, la vocation du dessin se joue à cet âge-là. Tous les enfants dessinent, c’est naturel, comme un second langage. Mais à partir de 10 ans, un grand nombre arrête, et quelques-uns persévèrent. Ceux-là, le plus souvent, font carrière dans le dessin ou l’image d’une manière générale. Pour ma part, j’avais déjà des sujets de prédilection, les chevaux notamment, que j’adorais parce que mes parents n’avaient pas les moyens d’en acheter. Déjà, à l’époque, je dessinais pour m’accaparer le monde plus que pour m’exprimer. Ensuite, j’ai eu la chance que mes parents m’encouragent dans cette voie à l’âge de 14 ans.
Vous intéressiez-vous déjà à la bande dessinée ?
Hélas, non car ma mère était institutrice et avait une vision très négative des bandes dessinées. En revanche, notre bibliothèque était riche de romans illustrés, que ce soit ceux de Jules Verne, d’Homère ou de Stevenson. Je reproduisais les images ; elles m’inspiraient et me faisaient rêver. Au bout d’un moment, j’ai commencé à créer des illustrations pour les romans qui n’en contenaient pas. C’est surtout comme cela que s’est cultivé mon rapport aux images. La bande dessinée, je l’ai découverte tard, vers 18 ans, en lisant Barbarella de Jean-Claude Forest, mais ce fut un choc terrible. Immédiatement, j’ai su que j’en ferais mon métier. C’était une porte ouverte vers un monde fantastique à explorer et j’ai aussitôt abandonné la formation d’architecte que je suivais pour me lancer.
Comment se sont passés vos débuts ?
Très facilement. A peine avais-je quitté l’école que je démarchais les éditeurs de Milan et de Rome. Comme c’était les débuts des fumetti, ces petits formats très populaires qui mélangeaient érotisme et récit de genre, le travail ne manquait pas. On me laissa immédiatement ma chance. Comme à un grand nombre de jeunes dessinateurs autodidactes qui allaient apprendre sur le tas. C’était intense puisque, pour ma part, je devais rendre 120 pages tous les quinze jours. Et, comme les premiers jours je ne faisais rien, il pouvait m’arriver de dessiner jusqu’à 20 pages par jour en période de bouclage. C’était l’école de la vitesse. Beaucoup de mes travaux de l’époque sont assez ratés à cause de ça.
Quand vous êtes-vous redirigé vers une bande dessinée plus ambitieuse ?
Après ma rencontre avec Hugo Pratt, en 1965 ou 1966. Il a changé ma vision de la BD. Je m’amusais avec l’érotisme et je gagnais ma vie, c’était amplement suffisant. Mais Pratt m’a appris le respect du médium, lui qui était plein d’ambitions et en défendait une vision très haute. Il voulait prouver, dans une époque qui n’y croyait pas, que la bande dessinée était un langage qui devait parler de tout, et surtout parler aux adultes. Il m’a demandé de le rejoindre dans les rédactions où il officiait. J’ai ainsi commencé à travailler pour des quotidiens plus raffinés et évolués. Forest m’a ouvert les yeux, et Pratt m’a inculqué l’ambition.
Quel livre marque votre basculement dans la recherche artistique ?
Un été indien. Avant, j’étais dans l’imitation instinctive, de Mœbius notamment, comme beaucoup de gens de ma génération qui vivaient écrasés sous son ombre. Mais je ne réfléchissais pas au problème du dessin. Sur cet album, j’ai commencé à me poser des questions car Pratt, qui écrivait le scénario, questionnait mon esthétique, m’invitait à sortir de cette imitation pour me forger une identité. Dans une case, il pointait les rehauts que j’empruntais à Mœbius, dans une autre, il dénonçait une influence dispensable. D’autant plus dispensable que parfois la couleur réalisée par la femme de Dino Battaglia induisait au contraire un dessin construit autour de masses d’ombre, et non une lumière sculptée avec des rehauts de hachures et de petits traits. A chaque fois que je me reposais sur ces influences, Pratt m’invitait à trouver d’autres solutions. A mesure que le dessin de l’album avançait, la présence de Mœbius s’effaçait pour quasiment disparaître. Sur les dernières pages, l’ombre de Mœbius s’est évanouie, j’ai réussi la synthèse de mes influences et mon style s’est mis en place.
Le Caravage est votre premier travail biographique. Y a-t-il une ambition artistique particulière ?
Pas vraiment. Je me suis déjà attaqué plusieurs fois à l’histoire, comme dans les Borgia, en collaboration avec Jodorowsky au scénario, ou encore plus jeune, en réalisant quelques commandes pour la collection de bandes dessinées des éditions Larousse. Mais là, c’est plutôt un autre désir qui m’anime. Le Caravage m’accompagne depuis la fin de mes études, lorsque son œuvre a fait l’objet de mon sujet d’examen. Mes notes furent alors tellement bonnes que je le considère depuis comme un protecteur, ou un porte-bonheur. Ensuite, j’aime sa vie picaresque. Ce n’est pas le seul peintre de cette époque à avoir eu une vie dissolue et pleine d’aventures, ni le seul à avoir changé l’histoire de l’art, tout du moins en Europe. Mais Le Caravage est le seul artiste à avoir bouleversé le champ esthétique de son époque et eu une vie aventureuse. Pour toutes ces raisons, j’avais depuis très longtemps l’envie d’en faire un héros de bande dessinée.
Vous ne vous attardez pas beaucoup sur sa sexualité, le sujet vous a définitivement lassé ?
Non, mais le scandale de l’homosexualité supposée ne m’intéressait pas. Aucun document ne permet de connaître la vérité. L’accusation portée contre lui n’était pas directe. Il est seulement sous-entendu qu’il partage son habitat avec son assistant et modèle, et cette accusation est clairement insidieuse. Ce que l’on sait, c’est que de nombreuses femmes ont traversé sa vie, et je traite dans la bande dessinée ces personnages avec le plus de rigueur historique possible. Surtout, je crois que sa sexualité n’aide pas à le comprendre. Seul l’art le guide, toutes les pulsions érotiques lui sont assujetties. C’est ce que je montre. En deux volumes, j’essaie de montrer le peintre, puis l’homme.
Le Caravage peignait à partir de scènes reproduites en atelier, Fellini filmait des décors réalistes reproduits en studio, Pratt et Mœbius travaillaient à partir d’un matériel photographique… Vos affinités artistiques se sont toujours dirigées vers ceux qui sublimaient à dessein le réel, plus qu’ils ne le reproduisent.
Exactement. Les arts figuratifs doivent recréer la réalité, et surtout pas la représenter. Je peux apprécier la peinture de pure invention, comme le cinéma réaliste, mais aucun des deux n’égale en puissance le réel réinventé ou décalé. Pour moi, la création visuelle la plus haute s’incarne sous cette forme.
Le Caravage, 1re partie – La palette et l’épée (Glénat), 48 p., 14,95 €
{"type":"Banniere-Basse"}