Dans quelques jours, Supergrass débarquera en France pour un triomphe rêvé depuis que ces frimousses invraisemblables ont redonné au rock le sens de la fête et le goût de l’urgence. Auscultation d’un grand groupe anglais, tout petit en Amérique.
Bienvenue à Portland, Oregon, cité industrielle tirée à quatre épingles, rangée proprement dans l’Ouest américain, à deux heures de route au sud de Seattle. Bienvenue au pays du grunge, ce coin d’Amérique où tous les garçons ressemblent ou rêvent de ressembler à Kurt Cobain. En remontant vers le nord et en virant vers l’océan (glacial), il y a Olympia, nouveau centre nerveux de ce rock aux cheveux longs qui fait fureur chez les jeunes. Un peu plus proches, à quelques dizaines de kilomètres, Eugene et Aberdeen, deux petites villes tristes qui tracent avec la capitale Seattle et sa cousine Portland les limites du royaume grunge.
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On croyait le genre mort ou mourant, maintenu sous perfusion par quelques désolants copieurs californiens. On le découvrira plus vivant que jamais, extraordinaire fierté d’une région qui refuse de perdre une notoriété mondiale payée au prix fort. Tout à Portland est grunge : c’est-à-dire franchement blanc la communauté noire de l’Etat d’Oregon est l’une des moins importantes des Etats-Unis et très vaguement contestataire. Les étudiants portent leurs inévitables chemises
à carreaux sur des shorts en jean faussement destroy et se rebellent aux terrasses des cafés qui bordent les rues chic de la ville. D’autres jeunots, un peu plus impliqués dans la culture locale, brûlent l’argent de papa chez Crocodile Records, le disquaire du coin. Tous ont l’air bien tristes depuis que leur maître à (ne pas) penser véritable outsider, lui s’est donné la mort, à deux cents kilomètres de là. Alors, pour tuer l’ennui, les petits rebelles friqués passent leurs soirées à rouler le long des boulevards de Portland au volant de berlines reluisantes, en écoutant la grosse radio rock locale, robinet inépuisable qui déverse son flot fétide de Nirvana mineurs.
Mais ce soir, tout va changer. Car ce soir, l’Angleterre débarque en ville, incarnée par ses meilleurs ambassadeurs, ses enfants les plus fous, les trois dingos de Supergrass. Oubliez le grunge, rangez les casquettes de surf, remballez le cafard. En cette soirée d’octobre, c’est la fête au rock anglais. Pour trois dollars par tête, Portland va pouvoir goûter à la sensation musicale de l’année, se payer une tranche de bonne humeur électrique. On n’est pas dans cette ville depuis deux heures qu’on a déjà envie de la voir s’énerver : que ces murs trop joliment peints se mettent à tressaillir, que Portland-la-Blanche cesse enfin de faire passer la Suisse pour un pays souillé et s’abandonne au son torchonné de Supergrass.
« Salut, ça va ? Je voudrais juste prendre une douche. J’ai vraiment besoin de prendre une douche. Voilà : c’est tout ce dont j’ai envie. Une douche, rien qu’une douche. » Danny Goffey, le batteur à tête de piaf, est entré dans le hall du Holiday Inn avec cette idée fixe inscrite au fond des yeux. Se laver le corps et l’esprit, déverser des litres d’eau savonneuse sur cette fatigue qui le vieillit d’au moins dix ans, s’offrir quelques minutes liquides à l’écart des autres, à l’écart de ce bus qui lui sert de domicile depuis trop longtemps, à l’écart de tout. Quelques mètres plus loin, le bassiste Mickey Quinn s’est écroulé dans un fauteuil qu’il a poussé contre le mur, près d’une cabine téléphonique, pour pouvoir parler à sa copine sans user davantage ses misérables jambes. Il a le cou tordu et l’oreille tendue vers ce fil torsadé qui le raccroche à sa femme et son fils, restés en Angleterre. Les poches sous ses yeux trahissent un mal du pays qu’on devine titanesque. Gaz, lui, est déjà à La Luna, de l’autre côté de l’avenue. « Il avait envie de jouer un peu de guitare », précise le road-manager du groupe. « Il est moins vidé que nous tous. Je ne sais pas comment il tient le coup. Son enthousiasme, sans doute. »
Sur la scène du plus grand club rock de Portland, le beau gosse de Supergrass s’agite comme un jeune chien. Il ne faut pas plus de trois secondes pour mesurer que, du haut de ses 20 ans, il a la carrure des plus grands, cette nonchalance extrême qui le place dans la plus noble lignée rock, quelque part entre Mick Jagger et Ian Brown. En contrebas, trois techniciens poilus tirent des câbles et déplacent des éléments de sonorisation, sans même jeter un regard vers ce petit branleur d’Oxford. Pas des poètes, les roadies d’Oregon. Faut dire qu’ils en ont vu passer, des groupes à raison de trois par soir , et des couillus avec ça : Motörhead, Alice In Chains et Soundgarden sont des habitués de la maison. Alors, c’est pas un trio de Britons rougis par le soleil du Texas qui va leur apprendre ce que c’est que le rock’n’roll. Gaz Coombes se sait en terrain hostile mais s’en moque comme de sa première rouflaquette. Il tourne un peu plus le bouton de son ampli et glaviote un de ces accords barbares dont les champions du death-metal ont habituellement le privilège. Un des intello-techniciens se retourne enfin et lâche un « Cool! » gras et caverneux, marque d’appréciation distinguée que n’aurait pas reniée le tendre Beavis.
Une heure plus tard, Supergrass a terminé sa balance, désormais imbattable au pesant rituel des réglages soniques. Les analogies à l’univers rigolard des cartoons on ne s’est toujours pas habitués aux gueules impensables de ces trois musiciens, vrais héros de bande dessinée s’arrêtent à ce moment précis où l’adulte qui dort en Gaz, en Danny, en Mickey reprend le contrôle des opérations, chassant le vilain garnement jusque-là aux commandes. Lorsque Supergrass est au travail, la rigolade se fait toute petite et les joints s’écrasent mollement dans les cendriers. Dans La Luna encore vide, les chansons du groupe appliqué, consciencieux trouvent une résonance spectaculaire, rebondissant contre les murs de brique comme des boules de feu. Frustrants moments que ces mini-concerts à huis clos : on voudrait les accueillir en tapant des mains comme un pingouin sous acide, mais c’est toujours le même silence étouffant qui s’installe lorsque les amplis se taisent.
A l’étage du club, deux options s’offrent au groupe en congé : à droite, il y a le large bar et ses tables de billard ; à gauche, une salle garnie de flippers et de jeux électroniques. On aimerait pousser Gaz vers une table discrète, loin des jeux d’arcade, pour qu’il se livre un peu et nous raconte sa fabuleuse année. Mais tel un seul homme, la fine équipe s’est déjà engagée sur la gauche, trop contente de se plonger dans l’univers en toc des circuits automobiles et des guerres intergalactiques. Deux heures plus tard, on aura appris au moins une chose sur Gaz Coombes : au volant d’une Chevrolet rouge lancée en contresens dans les rues de Chicago, il est absolument intouchable.
18 h. Il fait nuit et Supergrass n’a toujours pas parlé. De leurs voyages dans l’Ouest américain, Mickey Quinn et Danny Goffey diront ne rien garder, sinon peut-être ce sentiment cafardeux que toutes les villes se ressemblent, pareillement salopées par les néons géants des marchands de hamburgers. Tête baissée dans le guidon de la promotion, le groupe n’a pu s’offrir qu’un seul écart loin de l’asphalte des highways, une sortie écolo dans les montagnes, entre Vancouver et Seattle où le groupe a joué la veille. « Un grand bol d’air frais, tout là-haut, sous le ciel, loin de ce fichu bus. Sans cette excursion, nous aurions tous explosé. » C’est que, depuis des semaines, Supergrass n’a pas chômé, le groupe ayant tourné sans relâche pour essayer de séduire l’Amérique. Après le concert de Portland dixième date de leur deuxième tournée américaine en six mois, séparée de la première par des concerts au Japon et en Angleterre , les courageux fileront vers le sud, Salt Lake City, puis la Californie. Ensuite, ce sera la France et l’Allemagne. « Personne ne nous force à bosser comme nous le faisons. Nous avons voulu tout ça : c’est la vie dont nous rêvions il y a encore deux ans. Alors, bien sûr, c’est épuisant, mais il faudrait être sacrément gonflés pour se plaindre d’être dans notre situation. Pour les autres, notre succès peut sembler phénoménal, presque anormal. Les gens se disent sans doute qu’il est difficile à vivre au quotidien, que nous devons traverser une période psychologique délicate comme tant de groupes avant nous , mais la vérité est tout autre. Vu de l’intérieur, notre succès semble parfaitement naturel. Nous n’avons pas été pris par surprise. »
La discussion qu’on vient enfin d’entamer à l’arrière du bus de tournée ne souffre ni de cet air satisfait qui enfume le discours des parvenus ni de ce triomphalisme imprudent qu’affichent habituellement les groupes à pareille fête. Même après avoir vendu un demi-million d’albums dans le monde dont trois cent mille en Angleterre , Supergrass a le bon goût de ne pas claironner. « C’est vrai que l’année qui s’achève a été formidable pour nous, mais nous sommes trop malins pour passer notre temps à nous autocongratuler. D’une part, nous réalisons que nous avons eu un bol monstre une bonne maison de disques, un bon timing, aucun pépin sérieux. D’autre part, nous nous sommes toujours fixé pour but de rester au sommet. N’être qu’une sensation passagère, volage, un phénomène qui se consume au bout de quelques semaines n’intéresse aucun d’entre nous. Pour nous, le plus dur reste à faire. Et le plus dur, c’est de se maintenir… Certains pensent sans doute que nous avons formé le groupe pour les filles et les drogues. C’est absolument idiot : nous sommes là pour la musique, et rien que pour la musique. Il faudrait aussi que les groupies comprennent que nous avons tous les trois des copines et que nous leur sommes fidèles. Alors, si elles pouvaient nous lâcher un peu… »
Il paraît déjà bien loin le temps où quelques langues perfides ne voyaient en Supergrass qu’une attachante chimère, petite tornade rock appelée à s’éteindre après quelques beaux tours de piste. Douze mois après des débuts ravageurs le premier 45t, Caught by the fuzz , plus personne n’ose brandir le petit panneau « hype », ce signal bêtement péremptoire qu’on allume lorsqu’on se sent dépassé. Au contraire, chacun s’accorde désormais à dire qu’I should coco constitue l’un des albums les plus excitants des dix dernières années, un album encore plus savoureux après quelques mois d’une relation qui ne semble pas vouloir nous décevoir. Entre ce disque et ses admirateurs, c’est une longue et douce idylle, entamée dans la violence du coup de foudre, poursuivie dans la lente béatitude des amours qui s’installent. Miracle : grâce à Supergrass, les plus anciens ont même pu ressortir, pour référence, un ou deux vieux disques
de Supertramp période patte d’eph’, avec le piano en vedette et ces montages de voix pour le moins luxuriants sans pour autant se faire raccourcir les oreilles. Grâce à Gaz, Danny et Mickey, on pouvait donc être ringards tout en restant « cools », s’abandonner au plaisir idiot de ce petit rock badin sans pour autant s’attirer les foudres de copains trop esthètes. « On nous dit souvent qu’un groupe comme Supergrass manquait, qu’il y avait comme un vide dans le paysage rock. Voilà quelque chose de profondément plaisant à entendre. C’est aussi très motivant… A chaque fois que nous montons sur scène, nous ressentons ce même besoin d’enflammer le public, la même volonté de nous dépasser. Peu importe que nous ayons passé la journée à l’arrière d’un bus à regarder des vidéos stupides, lorsque l’heure du show arrive, c’est toujours la même folie, le même besoin de nous montrer. Chaque concert semble être le premier. »
En concert, c’est encore plus frappant : des chansons comme Alright ou Caught by the fuzz n’ont pas d’âge, ceux qui les écoutent non plus. Avec Supergrass, chacun peut vaincre le temps, goûter aux joies insondables de ce sentiment d’éternité dont le rock qui n’est d’ailleurs pas fait pour ça nous a trop souvent privés. Pour autant, l’ uvre du trio n’aspire à rien, surtout pas à la postérité allez dire à Gaz que ses chansons seront analysées par les musicologues du siècle prochain et il vous rira au nez. Elle se contente d’être ardente, éclatante de vigueur, de verve irréfléchie, et par là même instantanément assimilable. Et si les chansons de Supergrass ont des facultés régénératrices, c’est par l’effet d’un heureux accident, certainement pas par calcul. Pour preuve, ce concert un peu raté que le groupe livre sur la scène de La Luna, devant un public (environ quatre cents personnes) encore méfiant. Ce soir, la folie n’y est pas. Problème de fatigue, sans doute. Mais, même affaibli, Supergrass est une révolution comme si chaque instant était consacré à la destruction consciencieuse de tous les poncifs étouffants qui hantent l’univers rock. A grands coups d’ironie, Gaz démantèle un à un les artifices idiots (jambes écartées et pauses lascives) qui polluent le genre musical. Seulement armée de quelques règles pêchées chez les Buzzcocks, Magazine et les Kinks puis revues et corrigées par une jeunesse (physique et d’esprit) qui ne respecte rien , la musique de Supergrass s’offre des libertés formidables. Même usés par trop d’heures sur la route, les trois furieux (soutenus par un quatrième mousquetaire, le frère de Gaz invité aux claviers) rient, crient, s’élèvent et retombent, décollent et rebondissent. Leur jeunesse est la nôtre, leur énorme culot panse les plaies de nos petites lâchetés. Pour parler simplement, Supergrass nous fait du bien.
Le public de Portland, lui, restera accroché à ses certitudes grunge, réservant sa chaleur aux gras combos annoncés pour le lendemain. Danny a beau faire son numéro de Keith Moon et Mickey remuer ses doigts potelés comme un beau diable sur le manche de sa basse, rien n’y fait : ce groupe d’Anglais fougueux joue trop vite pour les fans de Pearl Jam et les souliers vernis de Gaz ne les amusent guère. Il y aura bien un rappel, mais trop timide pour qu’on puisse parler de véritable victoire. « Jouer ici, c’est un peu comme tout reprendre à zéro : j’ai l’impression de revenir deux ans en arrière, lorsque nous montions sur scène et que les gens ne tournaient même pas la tête. Rien n’est gagné à l’avance, il faut se battre chaque soir. Mais, personnellement, je trouve cet exercice beaucoup plus excitant que de monter sur scène sous les hurlements des minettes anglaises. J’ai toujours pensé que nous étions un groupe de pub-rock, taillé pour les soirées entre copains, pas pour les stades. Alors, aller au charbon chaque soir ne me pose aucun problème. »
Après une heure en scène, Supergrass retrouve le confort précaire de sa maison sur roues. Et Gaz, un joint au bec, veut parler du futur, seul sujet sur lequel il montrera quelques signes de concentration. « Pour nous, I should coco est déjà un vieux disque. C’est une partie de notre vie qui semble déjà loin, presque enterrée, intouchable. Dans ma tête, notre deuxième album existe déjà. Je ne pense plus qu’à lui. Je ne serais pas surpris d’y entendre quelques trucs un peu plus sombres. Je ne sais pas si nous pourrons écrire des chansons aussi immédiates et accrocheuses que Caught by the fuzz, mais cela ne m’inquiète pas trop. Les 45t du premier album ont tous été écrits en trois minutes, sans se poser de question… Une chose est sûre : c’est que nous n’aurons pas été influencés par l’Amérique et sa musique. Je n’ai jamais été aussi peu inspiré que depuis que je suis dans ce pays. »
Par la nature même de sa musique, Supergrass sait pourtant pouvoir miser sur une régénération permanente de son inspiration, sur un renouvellement naturel qui devrait lui éviter les aléas de la panne sèche pour peu qu’on le laisse retrouver son univers anglo-anglais. Rien ne semble donc inquiéter ces trois fous de musique, admirables cerveaux libres, pas même l’évocation de ce deuxième album en forme d’examen de passage, probablement le disque le plus difficile que Supergrass aura à livrer. « Je ne me fais aucun souci, insiste Gaz. Nous avons déjà écrit plus de vingt morceaux. Nous entrerons en studio en début d’année pour pouvoir sortir le disque avant l’été. » On saura alors avec certitude si Supergrass était (vraiment) autre chose que le plaisir le plus fulgurant de l’année 95. Est-il besoin de préciser que, nous non plus, on ne se fait pas trop de soucis ?
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