Ex-militant communiste, Robert Guédiguian a délaissé la ligne de front des grandes utopies planétaires pour des ambitions plus modestes et réalistes : continuer le combat contre la crise, les égoïsmes et le libéralisme triomphant, mais dans la proximité, par son travail de cinéaste responsable et engagé. Autour de son sixième film, A la vie, à la mort!, propos d’un résistant qui a perdu quelques illusions sans sombrer dans la désillusion.
Robert Guédiguian : Je suis né à Marseille et j’ai grandi à l’Estaque : quartier ouvrier, en bord de mer, près des quartiers nord. L’Estaque clôt Marseille : après, c’est la sortie de la ville. La plupart des gens travaillaient sur les quais. Moi-même, je suis fils d’ouvrier.
Marseille est mon langage. C’est à partir de cette ville que je travaille. Prenons la lumière. En simplifiant à l’extrême, il existe deux grands types de lumière : la lumière du Nord et la lumière du Sud. Tu regardes l’histoire de la peinture et celle du cinéma, c’est évident : il y a la lumière diffuse (celle du Nord) et la lumière directionnelle (celle du Sud). Moi, je préfère la lumière directionnelle, donc Marseille. C’est une lumière « en direction de » plutôt qu’une lumière qui enveloppe. Tout le contraire de Vermeer. Ça ne m’empêche pas d’aimer Vermeer, mais ce n’est pas ma langue à moi. Je dis ma langue, parce que je me sens bien dans une architecture, une lumière, des couleurs qui ont à voir avec Marseille ? avec le Sud, en tout cas. L’Estaque est connue dans le monde entier grâce à la peinture, aux impressionnistes : Cézanne l’a peinte des dizaines de fois, ses toiles de l’Estaque se baladent dans tous les grands musées du monde. Dans A la vie, à la mort!, l’Estaque est un mélange de réalité et de travail formel. L’histoire non plus n’est pas entièrement réaliste, il y a un décalage : j’aimerais pouvoir me tenir sur une branche, comme ça, sur le fil du rasoir.
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Mes universités
J’ai fait des études. C’était pas forcément courant dans notre milieu, mais moi, j’ai fait ça probablement pour faire plaisir à mes parents. C’était un motif de fierté. Dès que j’avais en dessous de 15 sur 20 à l’école, ma mère se mettait à pleurer (rires)… En fait, si mes parents ne m’avaient pas poussé, j’aurais sans doute rien foutu. Les études, je les ai faites à Paris : sciences éco, sociologie, sciences sociales, histoire… Comme j’étais militant, il va de soi que ces études-là étaient liées à une manière d’apprentissage, un moyen d’être un militant plus efficace et structuré. D’où mon orientation naturelle vers les sciences humaines. J’ai terminé par une thèse sur l’histoire du mouvement ouvrier. Je n’ai jamais pensé devenir cinéaste, ni même travailler dans ce métier – ce n’était pas du tout ma vocation. Mais j’ai connu une période intensément cinéphile, entre 17 et 20 ans : j’allais au cinoche tous les jours. Il faut dire que je payais pas, j’avais un copain qui bossait au journal La Marseillaise: il était correcteur et piquait les exos du critique ciné. A l’époque, le parc de salles de Marseille était plus florissant qu’aujourd’hui : une dizaine d’écrans passaient des trucs assez costauds. Ces années-là m’ont donné une formation cinéphilique correcte. Mes réalisateurs de prédilection étaient des gens qui trimballaient un monde perse de film en film – ce terme qu’on utilise moins depuis quelque temps : « auteur ». Pasolini, Bunuel, Bergman… C’est ce cinéma-là que j’allais voir massivement. Ce qui ne m’empêchait pas de me taper des festivals John Ford, de voir des Capra et autres grands classiques. Un type comme Ken Loach était déjà important pour moi à l’époque, avec des films comme Kes ou Family life. Il fait encore partie des cinéastes dont je vais voir les films dès qu’ils sortent. Loach a un parcours personnel et artistique d’une cohérence extrême, c’est quelqu’un pour qui j’ai le plus profond respect. Là, il connaît une sorte de seconde carrière en France après une espèce de trou. En fait, Loach continuait à travailler, mais pour la télévision anglaise. Frears considérait qu’un des plus beaux films de Loach était justement une de ses fictions télévisuelles.
Fragments d’une chronologie du hasard
A Paris, j’ai rencontré par le hasard des fréquentations un type qui avait déjà fait deux films. C’était René Féret. Histoire de Paul avait eu le prix Jean Vigo, on en avait pas mal parlé. Et son second film, La Communion solennelle, était en compétition officielle à Cannes. On a sympathisé, dîné ensemble et j’ai dû l’intéresser parce qu’il m’a branché sur son film suivant, Fernand : « Voilà, je vais écrire un film, est-ce que tu veux travailler avec moi comme co-scénariste »J’avais dans les 22 ans, j’étais pas préparé à ça, mais je lui ai dit «C’est à tes risques et périls, mais j’accepte. » On a donc travaillé ensemble et, tout de suite, ça m’a filé le déclic, l’envie de raconter des histoires. Du coup, c’est le seul scénario que j’ai écrit avec quelqu’un : après, j’ai écrit tout seul tous mes scénarios.
Après la guerre
La période 78-80 a été fondamentale pour les gens de ma génération. Ce sont vraiment des années de bascule assez fortes du point de vue militant. C’était la fin d’une possibilité d’alternative en France. Gauchistes ou communistes, on a tous eu la gueule de bois. Je crois que ça a correspondu à l’effondrement du Programme commun. Les socialistes au pouvoir, ça ne représentait pas pour moi une véritable alternative, notamment à cause de la façon dont le Programme commun avait échoué. Je sentais qu’il y aurait du désenchantement, je n’étais pas le seul. La suite nous a plutôt donné raison. Toujours est-il que cette fin des espoirs de gauche et des années militantes a sans doute contribué à mon virage vers le cinéma. Toute cette réflexion politique et sociale, il fallait bien que je la dirige quelque part. Evidemment, je dis ça aujourd’hui, avec le recul et la réflexion. D’ailleurs, la plupart des militants de cette génération ont basculé dans des activités qui ont à voir avec la communication, le rapport au public, l’intervention sur le réel. C’est une suite logique du militantisme. Je n’ai jamais cessé de penser que, dans mon activité de cinéaste, une bonne part relève de l’engagement, du militantisme. Il n’y a plus de grand projet utopiste sur lequel s’investir à fond, mais c’est pas pour autant que le libéralisme va devenir lui-même une utopie. Le libéralisme reste ce qu’il était au XIXe siècle, c’est-à-dire une vision de la société où les intérêts privés passent avant l’intérêt général. C’est clair et incontestable. Il faut pas se laisser bouffer par ça, il faut continuer à se battre, dire non à une certaine évolution des choses… Pour ma modeste part, j’essaie de résister, de formuler des propositions. Je considère A la vie, à la mort! comme un film militant. Ce groupe de personnages résiste.
Tragédie optimiste
Aujourd’hui, je tiens à l’alternance de séquences : dans un propos qui reste assez grave, je tiens à ce qu’il y ait des moments de vitalité. Je crois aussi que, pour raconter quelque chose, il vaut mieux que les récits soient comme des courbes sinusoïdales, avec des moments de haut et de bas, des crêtes de comédie et de « pathétique ». Le constat est que la situation n’est pas gaie, donc on ne peut pas être d’un optimisme béat. Mais je crois qu’il est urgent de montrer que des possibilités de résistance existent, même au niveau microscopique d’un petit territoire, d’un petit groupe… Que ces gens-là peuvent être beaux, généreux, se sacrifier les uns pour les autres, continuer à s’aimer dans une situation qui fait que l’on pourrait réagir d’une façon totalement inverse – c’est-à-dire être égoïste, individuel, ce qui se passe la plupart du temps. Moi, par ce film, je fais une contre-proposition. Quand on écrit et fabrique un film, il faut souvent que l’on s’exprime dessus, on bavarde avec les acteurs, les techniciens. J’utilise souvent le terme de « tragédie optimiste ».
La petite famille
Je suis obsédé par la solidarité, la communauté, l’idée de ne pas être seul… Je travaille avec les mêmes techniciens et comédiens depuis des années .Même la production est une espèce de tribu, un groupe qui est un peu obsessionnel. Donc, dès qu’on commence à écrire, on charge le film, les personnages et, à travers eux, on regarde ce que ça raconte. Je me sers énormément de sentiments personnels : je crois que je déteste la situation d’endettement dans laquelle s’est fourré Jaco, que je pourrais être capable du sacrifice de Patrick, que je suis autant branché cul que José, je partage aussi ce que peuvent ressentir les personnages féminins, etc. Chaque film transpire les conditions dans lesquelles il a été fabriqué. Mais si les acteurs pouvaient devenir des personnages et si les films pouvaient ressembler à des documentaires sur des personnages, ce serait l’idéal : on aurait gagné. Je pense que le cinéaste le plus exemplaire de ce point de vue est Cassavetes. Dans tous ses films, ce qui m’a toujours assassiné, c’est que je ne sais pas si les mecs jouent ou pas, je ne sais pas où je suis. Je connais peu de films aussi crédibles. J’ai eu quelques propositions d’acteurs que j’aime beaucoup et qui, après avoir vu certains de mes films, m’ont proposé de travailler avec moi – ce dont j’ai été très fier. Mais je n’ai jamais travaillé avec eux parce que ce n’est pas mon truc. Pour moi, faire du cinéma, c’est aussi un art de vivre. Passer trois mois aussi intensifs, où tout est exaspéré, où j’ai des relations exceptionnelles avec mes meilleurs amis, c’est une chance inouïe. Mon premier film date de 1981 et je crois qu’en quatorze ans, six films, je n’ai pas fait la moindre concession. J’en ai payé le prix : je pourrais tourner plus, dans de meilleures conditions, si j’avais un petit peu cédé sur certains points ? mais je ne sais pas le faire. Je suis têtu comme un âne, et m’occuper de cette société de production est un moyen de faire du cinéma ou de la télévision toute ma vie, y compris quand je ne tourne pas.
Tour de France
J’aimerais qu’il y ait de plus en plus de cinéastes concernés, responsables politiquement et donc esthétiquement, qu’il y ait une réflexion qui se développe. Cela dit, je crois qu’il y a un retour du cinéma français qui se préoccupe du réel. On pourrait dire, pour aller très vite, que le cinéma des années 80 m’a littéralement gonflé : d’un côté, la famille Beinex qui ne m’intéresse absolument pas, cela dit sans animosité ; de l’autre, un certain nombre de films petits- bourgeois, crypto-Nouvelle Vague – je dis bien crypto car j’aime beaucoup la Nouvelle Vague, mais ces films n’ont pas son humour, son engagement, son intelligence. Cette tendance-là est d’un manque d’intérêt total, elle n’est absolument pas populaire et précipite la fin du cinéma d’auteur, l’assassine un peu plus. J’ai l’impression que depuis trois ou quatre ans – c’est peut-être parce que la crise s’accentue -, de nouvelles personnes arrivent. L’état de grâce est vraiment fini, on est de nouveau sous la droite et peut-être que le cinéma va redevenir plus combatif, plus branché sur le réel, plus militant. Je considère que mon cinéma est éminemment contemporain, mais pas à la mode : je me suis quand même senti seul assez longtemps de ce point de vue.
US go home ?
J’essaie que mes films soient lisibles par tous : c’est un parti pris sur tous les scénarios, c’est essentiel pour moi. On peut s’adresser à un large public sans faire du cinéma standard idiot. Le combat pour l’exception culturelle, je suis obligé d’y adhérer, mais c’est déjà perdu. C’est bien d’essayer, mais si j’exagère, je dirais qu’il faut être beaucoup plus protectionniste – pas du tout pour censurer, mais pour survivre. J’ai même dit à des amis « Tant pis si je ne vois plus les films de Woody Allen.» Parce que si, pour voir les films de Woody Allen, il faut que je me tape ceux de Stallone et que du coup des pans entiers de cinéma n’atteignent pas le public parce que c’est David et Goliath, eh bien, tant pis pour Woody Allen… Bien sûr, le cinéma américain c’est aussi Cassavetes, Woody Allen, mais si c’est l’arbre qui cache la forêt et qu’on est complètement battus…
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