Morrissey rencontre ses fans à la Fnac: entre flirt adolescent et audience papale, le récit d’un après-midi hors du temps.
Un peu avant 16 h, il arrive la tête baissée, sa timidité au garde-à-vous, pas franchement à son aise. Le Morrissey impudent d’il y a quelque années – l’œil impérieux, le geste ample – a cédé la place à un homme qui n’a plus peur d’avouer ses faiblesses, qui s’affiche maintenant te qu’il est vraiment, modeste et confus. Vêtu d’un impeccable costume marron porté sur une chemise claire, il trouve d’abord refuge dans un petit bureau adjacent à la grande salle qui fait office de forum, comme un plongeur qui se plierait au rituel du palier de décompression. A l’écart, une amie de Morrissey qui est aussi du voyage confie qu’il tenait beaucoup à cette rencontre avec ses fans. Non sans humour, elle ajoute pourtant qu’il a vécu sa première traversée de l’Eurotunnel comme « une défaite personnelle ». Le temps de retrouver son souffle dans la loge, loin des photographes et de la foule, et voilà le héros du jour au centre du ring. Face à lui, cinq ou six hommes de sécurité -sur les trente-sept que la Fnac a recrutés pour l’occasion ? et une dizaine d’employés du magasin et de sa maison de disques. Après quelques secondes, un premier fan s’approche ; un petit bonhomme de 10 ou 11 ans venu avec son père pour rencontrer son idole. Sourires, signatures, petite poignée de mains tremblante. Suivent une fille et un garçon dont un « hello » aux diphtongues trop parfaites trahit les origines. Ceux-là ont dormi rue de Rennes, devant le magasin ? quinze heures d’attente pour une minute d’éternité, le début de la déraison. Affiches, 45t vinyle et magazines s’étalent devant le chanteur qui manifestement ému, prend tout son temps pour autographier l’ensemble. Ils sont magnifiques, ces gens qui viennent crier leur amour à voix basse, avec une pudeur folle et de la gaucherie plein la bouche. Des images d’une autre époques celles des fidèles baisant la bague du cardinal paré de pourpre, baissant la tête devant le représentant de Dieu, habités par un savant mélange d’amour et de crainte. Pourtant, ici, pas de trône de velours rouge, encore moins de divinité :
Morrissey est debout, simple et disponible, le plus souvent penché vers l’avant, tel le bon curé de campagne offrant sa paix intérieure aux tourments du pécheur. Chaque échange est unique, intime : le bonheur qui en émane fait abstraction de tout, comme si le monde n’existait plus. Les yeux se croisent à peine, on s’échange quelques mots, un reliquat d’anglais scolaire appelé à la rescousse pour exprimer des sentiments inexprimables. Parfois, on offre une lettre ou des fleurs. Tour à tour, des « l love you » des « You saved my life »et des « You are so great » fusent devant le ring, dans un langage qui chancelle dangereusement mais laisse transparaître une sincérité parfaitement assumée. Du peloton de tête s’échappent Bruce et Diane. Ils sont venus de Londres: « II connaît notre fanzine », A Chance to shine, On lui a dit bonjour, c’est tout. On n’a pas envie d’en savoir plus, ça casserait le mythe. N’importe comment, on ne peut pas lui parler quand on le voit. Pour lui raconter quoi On est juste satisfait de prendre une journée de congés pour lui dire bonjour. » Celui qui suit le couple anglais devant la table du maître n’est autre que Daniel Lecompte, vaillant défenseur de la cause indépendante de la Fnac Montparnasse. Signature, embrassade – Daniel n’est pas le moins ému de tous -, et sourire amusé des supérieurs hiérarchiques du jeune homme. Derrière lui, Paddy et Holly, deux Américaines aux formes pour le moins généreuses, s’impatientent. « Nous sommes du Michigan. C’est la première fois qu’on vient en France. On a économisé sans relâche pour ça, le billet nous a coûté deux mille dollars (environ dix mille francs). On est arrivées hier soir et on a dormi sur le trottoir. On est des fans des Smiths depuis la première heure) c’est devenu un hobby. Je lui ai dit que j’étais heureuse d’être là, qu’il m’avait beaucoup manqué depuis la dernière fois que je l’ai vu. Demain, on va à Dublin pour le voir à nouveau) on va rester en Europe une semaine. »
L’une des deux frangines arbore un blouson sur lequel trône une peinture représentant Morrissey (mais ce pourrait être Elvis ou’ Johnny). Rococo à souhait, l’uniforme de la fan radicale fait grincer quelques dents, celles des anonymes encore retenus derrière la barrière, prêts à bondir pour savourer leur minute d’intimité. Le service d’ordre gère le flux des fans avec douceur, comme anesthésié par l’amour ambiant. « Beaucoup d’entre eux ont passé la nuit dehors, mais ils sont très disciplinés, on est agréablement surpris », confie un costaud. Après la rencontre, ce moment sacré dramatiquement éphémère, c’est toujours le même vertige : joues qui virent au rouge, yeux qui roulent au ciel et souffle qui tarde à revenir. On trépigne un instant, on ne veut pas partir. Une dernière photo – de Morrissey ou du copain embrassant Morrissey ? et puis on se résout enfin à retrouver la rue, après avoir pleuré un peu dans l’escalier de service. Fabrice, Jérôme et Stéphanie sont venus de Saint – Etienne. « On n’est pas déçus, même si je l’ai trouvé un peu tassé, vieilli… Nous, on a le look, ça fait la différence. Il a maté ma chemise en premier, il a vu que j’étais un fan. » Des trois, la fille est la plus chamboulée. « L’émotion que ça m’a donné, j’y crois pas. Je tremblais de partout. » Un autre fan a du rouge plein les yeux. « Je m’en fous qu’il dise la même chose à tout le monde, je fais ça uniquement pour moi, c’est mon bonheur personnel. Tant que je peux en profiter, je me fous des autres gens. Moi, je crois que je serais déçu de le rencontrer plus longtemps. » I1 est déjà 17h et ils sont encore plusieurs centaines à piétiner loin de l’idole. Le débit est lent, trop lent. Morrissey ne signera donc plus qu’un disque par personne, et ce sera Southpaw grammar – business is business : huit cents exemplaires seront vendus dans la journée. Deux fans encore sortent du lot : le premier fait signer sa guitare, la deuxième présente son épaule nue. Une fois sa peau ornée, elle courra se faire tatouer l’épaule par-dessus l’inestimable gribouillage… Le temps d’audience maintenant ramené à une trentaine de secondes, les étreintes deviennent plus brèves, mais aussi plus passionnées. Dans une heure, beaucoup repartiront pourtant sans avoir pu approcher leur meilleur ami, refoulés à quelques mètres du paradis. Terrible déception qui rappelle pourtant que Morrissey n’est Morrissey que parce qu’il est physiquement absent, indisponible, lointain. Un peu avant 18 h, la jeune fille écrasée derrière la porte vitrée qui sépare l’escalier du forum a le blues : On vient de lui dire que Morrissey était reparti pour Londres, qu’elle l’avait raté d’un rien. Vide, le forum de la Fnac ressemble maintenant à la citrouille dans Cendrillon. Le conte de fées est terminé.
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