La Cérémonie, son meilleur film depuis des lustres, est tout chaud à sortir : c’est un Chabrol plus rigolard, bavard et truculent que jamais que l’on retrouve à la campagne. De la mélancolie de Godard aux seins de Jayne Mansfield, de la théologie à la série B américaine, la conversation roule plein pot, carburateur alimenté au muscadet.
Depuis vos débuts de réalisateur en 1958, vous avez tourné quarante-neuf films en trente-sept années. Pourquoi cette prolixité insatiable qui semble ne pas devoir faiblir ?
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Mais je trouve ça assez normal, moi, qu’un cinéaste tourne des films. C’est vrai que c’est moins courant maintenant, mais jusque dans les années 60, des gens comme Robert Wise ou John Ford se faisaient leurs deux ou trois films par an.
Vous ne fatiguez jamais ?
Non… Peut-être que je fatigue les autres (il part d’un de ses éclats de rire ronds, massifs et contagieux qui émailleront tout l’entretien)… Pendant très longtemps, mon idée de rythme de croisière était de tourner trois films tous les deux ans. Maintenant, j’ai quand même baissé, j’en tourne seulement un par an, et je vais peut-être encore ralentir et passer à deux films tous les trois ans.
Vous n’avez jamais éprouvé le besoin de souffler ?
Jamais. Personne n’éprouve le besoin de s’arrêter. A un moment, il s’est écoulé trois ans entre deux de mes films (« Violette Nozière » et « Le Cheval d’orgueil »), mais je n’étais pas inactif, je faisais des télés – ça m’amusait de travailler vite, un peu dans les conditions de la série B.
Vous n’avez jamais eu envie de prendre du recul ?
Par rapport à quoi ? Non, non, on a parfaitement le temps de réfléchir, pas besoin de s’arrêter de travailler. S’il faut s’arrêter pour avoir le temps de réfléchir à la constitution du monde, non merci. Un cinéaste, c’est fait pour tourner.
Dans la masse de vos films, ne trouvez-vous pas que vous auriez pu vous abstenir d’en tourner certains ?
Bon, effectivement, certains films ne m’ont servi qu’à expérimenter des trucs. J’aurais pu faire ces essais pour moi, avec une caméra 16 mm(rires)… Ça s’est trouvé comme ça : on me proposait des sujets ou des acteurs qui pouvaient être marrants, je me disais « Bon, on va voir, peut-être que je pourrais m’en tirer ». Puis, au bout de quinze jours de tournage, je me disais « Je suis tellement malin que ça va finir par être bien ». Parfois, le résultat n’était quand même pas terrible (rires)… C’est pas grave, je préfère cela plutôt que de m’arrêter. Les mecs qui s’arrêtent, c’est parce qu’ils ne trouvent pas le financement de leur film, c’est tout. Moi, je suis très bon dans ce domaine, j’ai toujours trouvé l’argent. Et je n’ai pas eu peur de me salir les mains.
C’est-à-dire ?
Ben… tourner des conneries. Mais c’est pas grave. Tenez, j’ai fait treize films avec le producteur André Génovès, Notre premier film ensemble (« La Route de Corinthe », 1967), j’en avais honte avant de le commencer, j’ai essayé de changer le scénario ? peine perdue. Ce film, il faut le voir pour y croire ! N’empêche que grâce à ça, j’ai pu ensuite faire avec Génovès douze films que j’avais vraiment envie de tourner(« Les Biches », « La Femme infidèle », « Que la bête meure », « Le Boucher »…). Je me suis aperçu que dans le cinéma, comme dans toutes les disciplines artistiques, il y a deux catégories de gens. Pour les uns, chaque uvre est une fin en soi. En général, ils travaillent peu parce qu’ils passent leur temps à peaufiner chaque détail en pensant faire l’ uvre définitive. C’est un peu le système Kubrick. Et il y a ceux pour qui, au contraire, le plus important est l’accumulation : chaque film n’est pas une uvre, mais l’ensemble va en construire une. Eux, ils pondent davantage – je suis plutôt de ce tempérament-là. Et puis, je préfère ce genre d’auteurs, ceux qui accumulent, à l’instar de Ford ou d’Hitchcock.
Parmi ces films sur lesquels vous vous êtes sali les mains, il n’y en a aucun que vous regrettez d’avoir signé parce qu’il fait tout de même un peu tache dans votre uvre ?
Ecoutez, sur quarante-neuf films, disons qu’il y en a cinq ou six que j’aurais vraiment pu m’abstenir de faire (rires)… Et une dizaine dont je ne suis pas entièrement satisfait. Voilà, il n’y a pas de quoi avoir honte. Quoique, il y en a quand même un ou deux ( rires)…Je crois que le plus épouvantable est « Folies bourgeoises » (1975)… « Les Innocents aux mains sales » (1974) était bizarre : il y avait dedans un jeune premier italien qui était hallucinant de médiocrité, épouvantable, mais vraiment à chier (rires)… Romy Schneider était la seule femme du film – même les figurants étaient des hommes – et c’était intéressant de voir que cette fille pouvait se mettre avec n’importe quel crapoteux. Il faut bien dire ce qui est : ce film n’est pas terrible. Mais vous voyez, c’est quand même une curiosité. Cukor a fait des trucs bizarres dans ce goût-là. J’aurais pu éviter de faire la série des Tigres (« Le Tigre aime la chair fraîche », 1964, et « Le Tigre se parfume à la dynamite », 1965). Cela dit, quand je revois les Tigres aujourd’hui, je trouve dedans des trucs marrants… J’ai pas honte, j’ai pas honte ! J’ai honte de certains films d’autres cinéastes, pas des miens (rires)…
Vous êtes connu comme le cinéaste de la bourgeoisie provinciale. Avez-vous souffert de ce milieu pendant votre adolescence ?
Je n’ai pas fait tant de films sur la bourgeoisie provinciale. Peut-être la moitié de ma filmographie, guère plus… c’est vrai, malgré tout, que c’est pas mal. Un milieu que je connais parfaitement puisque j’en suis issu. J’en suis aussi sorti, en tout cas je l’espère (rires)… Et la bourgeoisie, c’est un sujet sans limites. Finalement, on ne parle bien que de ce que l’on connaît bien. Adolescent, j’ai un peu échappé à ce milieu. J’ai eu 10 ans au moment de la guerre. Mes parents sont restés à Paris et comme ils se livraient à des activités dangereuses, je suis resté en Creuse avec ma grand-mère pendant cinq ans. C’est-à-dire qu’entre 10 et 15 ans, à l’âge crucial où l’on peut devenir un trou-du-cul, moi j’étais peinard à la campagne avec ma grand-mère. Le problème du milieu bourgeois ne s’est pas posé et quand il est apparu un peu plus tard, je l’ai résolu à ma façon : j’en ai ignoré les règles et pesanteurs. La bourgeoisie, ça me faisait plutôt hurlé de rire. Ma famille, c’était non seulement la bourgeoisie provinciale, mais en plus catholique, voire calottine. Ça m’a tellement marqué que lorsque j’ai commencé à faire des films, je me suis dit « Bon, ça suffit avec ces conneries » (rires)… et je suis devenu un bouffeur de curé comme on en voit rarement. Je suis issu de la bourgeoisie, mais je ne me sens pas du tout bourgeois. J’ai pas le goût de la possession, ni aucun truc dans ce genre.
Vous aimez la bonne chairet les bons vins.
Mais ça n’a rien à voir. Pour ne pas aimer la bonne bouffe ou les bons vins, faut vraiment être con. D’ailleurs, les bourgeois bouffent mal, parce qu’entre l’argent et le plaisir, ils préfèrent le pognon. Justement, ce qui est apaisant chez les bourgeois de La Cérémonie, c’est qu’ils ont plutôt tendance à privilégier le plaisir.
Quelle importance tenait le cinéma dans votre jeunesse ?
J’étais dingue de cinéma, j y suis allé très tôt et souvent, grâce à un oncle exploitant de salles à Paris. Ensuite, dans le petit bled de la Creuse, il y avait un type plus âgé qui disait « On va pas rester là à s’emmerder comme des cons »‘, et on s’est mis à faire des petits films amateurs en 16 mm pendant la guerre. J’ai toujours pensé que je finirais par braquer vers le cinéma, mais faire un premier film était très aléatoire dans les années d’après-guerre, le couvercle était très fermé au-dessus de la profession. En 1945, il y a eu quatre premiers films, tous désastreux. Après, pendant dix ans, la filière était bouchée. Il fallait passer par tout le circuit stagiaire, premier stagiaire, assistant, premier assistant, etc. Moi, j’avais pas du tout envie d’être assistant.
Comme tous les cinéphiles de votre génération, vous avez eu une chance historique.
Houla, oui. Le déferlement de quatre années de cinéma américain après la guerre a été quelque chose de fantastique. A l’époque, le cinéma américain n’était pas encore un cinéma de robots. Il y avait des choses aussi importantes que le film noir, qui étaient en train de naître… Dans la même semaine, j’ai vu « Assurance sur la mort » et « La Femme au portrait » : excusez-moi, mais ça vous marque un homme. En plus, il me semble que j’avais assez bon goût : les trucs que j’aimais, quand je les revoyais quelques années plus tard, ne me semblaient jamais hon teux. Même à 14-15 ans, je n’ai jamais aimé de merde absolue. Par exemple, je détestais Shirley Temple, mais j’aimais bien Judy Garland.
Votre film de montage d’actualités, « L’œil de Vichy » (1993), était-il une sorte de règlement de comptes avec la France de votre adolescence ?
Quand j’étais gamin, je voyais toutes ces actualités. Au moment du scandale du non-lieu au procès Touvier, on m’a dit qu’il faudrait faire un film sur Vichy pour expliquer un peu ce que c’était. Moi, je me souvenais qu’il suffisait de montrer les actualités de Vichy et d’entendre ce qu’ils disaient pour prouver l’énormité du truc.
A l’époque, est-ce que vous vous rendiez compte des mensonges de la propagande vichyste ?
Oh oui, c’était trop gros. Surtout à partir de 1943 quand on était un peu plus mûr. Un jour, on nous a projeté « Le Juif Süss ». Les gens trouvaient cela pas mal, d’ailleurs : c’est un assez bon film sur le strict plan de l’efficacité dramatique. Mais ce qui est marrant, c’est que les propagandistes ont complètement raté leur coup : les gens trouvaient que Süss était un salaud parce qu’il était salaud, pas parce qu’il était Juif. Ils ne faisaient pas du tout la relation entre sa qualité de juif et sa qualité de salaud (rires)… En voulant matraquer Süss, les auteurs du film ont matraqué le personnage et toute leur démonstration. La propagande n’était pas du tout efficace-en Creuse tout au moins. Les gens se marraient pendant les actualités, à tel point qu’on les passait lumière allumée, pour repérer les perturbateurs. L’anecdote la plus drôle sur
Le Juif Süss s’est produite à la Libération. Le représentant du syndicat des comédiens, tendance plutôt communiste, s’appelait Jean Darcante ; à la Libération, il avait le glaive facile mais assez juste, puisqu’il pardonnait les camarades qui avaient travaillé avec les Allemands jusqu’en octobre 1942 ; en revanche, après cette date, c’était impardonnable. Ça pouvait sembler assez juste sauf que ça l’arrangeait bien aussi parce qu’en septembre 1942, c’est justement lui qui avait fait le doublage du Juif Süss…
L’œil de Vichy a suscité une petite polémique parce que votre film n’apportait aucun commentaire sur ces images d’archives.
Les gens à l’origine de cette affaire se demandaient « Est-ce que le public va bien comprendre ? ». Alors je répondais « Pourquoi ? Vous n’avez pas tous compris ? ». « Si, si ». « Ah bon, alors c’est votre voisin de palier qui n’a pas pigé ? » (rires)… C’est terrible, ce besoin de tout vouloir flécher. C’est toute la fabrication du politiquement correct. Ça va très loin, le correct.
Comment avez-vous débarqué dans la bande des Cahiers ?
Je les connaissais depuis longtemps, on fréquentait les mêmes ciné-clubs. François (Truffaut), je l’avais rencontré très jeune, il portait des n’uds pap. En 1953, il s’est trouvé que j’étais à La Baule et que la MGM faisait des avant-premières en province. J’ai donc vu « Chantons sous la pluie » avant les Parisiens et le film m’a laissé sur le cul. Je l’ai tout de suite dit à mes amis des Cahiers, qui m’ont proposé d’en faire la critique. J’ai donc écrit mon papier, assez anodin, mais enthousiaste. C’est parti comme ça, puis j’ai continué sur ma lancée. Suivant ma tendance boulimique, pendant une année ou deux, j’étais même celui qui grattait le plus. J’écrivais dans tous les coins (rires)…
On a l’impression que vous étiez le déconneur de la bande, le moins cinéphilo-jésuite, le moins théoricien, le moins militant combatif.
J’aimais bien rigoler. J’aimais moins combattre que les autres parce que j’étais déjà père de famille. En plus, ma femme avait du pognon, c’était formidable (rires)… Alors qu’eux traînaient la savate, c’était dur. A tel point que j’ai logé Rivette. Et puis ensuite, j’ai produit les premiers films de la bande. « Le Signe du lion de Rohmer », « Le Coup du berger » de Rivette. On a tourné des trucs chez moi. A un moment, j’étais chargé de presse de la Fox, je rédigeais les dossiers de presse. J’ai écrit ainsi la notice biographique de Jayne Mansfield – j’en étais très fier parce qu’elle a été reprise aux Etats-Unis. Cette bio était entièrement bidon, mais très marrante. J’avais inventé un tas de choses rigolottes : par exemple, dès l’âge de 12 ans, quand Jayne se regardait dans la glace, elle était déjà impressionnée par l’énormité de sa poitrine (rires)… Jayne Mansfield est tombée sur cette bio, mais elle ne m’en a pas voulu car j’ai beaucoup contribué à la sortie en France de « La Blonde et moi » de Frank Tashiin. La Fox ne voulait pas le sortir sous prétexte que c’était trop américain. Il y avait dedans tous les mecs du rock, mais en France, personne ne savait qui étaient Eddie Cochran ou Gêne Vincent. J’ai dit « Vous êtes cingles, il faut absolument sortir ça ». Et le film a très bien marché en France. En fait, la Fox avait acheté tous ces droits sur les chansons et ne savait pas quoi en faire. Ils ont appelé Tashiin pour concocter une histoire en utilisant toutes ces chansons et il leur a pondu ce scénario génial avec une vision totalement juste de l’Amérique de l’époque. Je trouvais aussi les titres français des films Fox. Un jour, il y en avait un qui s’intitulait Peyton Place. Pppeyton Ppplace, la répétition des p, ça ne me plaisait pas du tout. Mon chef de publicité pour l’Europe était un Italo-Américain très marrant, Ascari ; je lui dis « Pour Peyton Place, je vous propose Le Souffle de l’ordure ». Ascari réfléchit : « Lé Soufflé dé l’ordourre, ma oui, c’est forte, signor Chabrrrol. Je vais lé prrroposer. « Il appelle le patron de Fox France : « Pronto, pour Peyton Place, monsieur Chabrrrol, il a ouné belle idée, il prrropose Lé Soufflé dé l’ordourre… (Silence)… Ah Ah ? bene, monsieur Chabrrrol s’est moqué dé moi, si… capito. » (rires). J’ai dit à Ascari, « Désolé mon vieux, les titres me viennent comme ça. « Finalement, ils ont traduit Peyton Place par Les Plaisirs de l’enfer, ce qui n’est pas si éloigné (rires)…
Par rapport à Positif, les Cahiers n’étaient-ils pas considérés comme une revue plutôt de droite ?
C’était surtout une revue non politisée. Moi, je n’ai été politisé que l’année où on a voulu m’expliquer que j’avais fait mon premier film grâce à de Gaulle. Vous savez. Nouvelle Vague, nouvelle République, etc. Je voulais qu’on me foute la paix, je refusais d’être récupéré comme ça. A partir de là, j’ai tiré à boulets rouges sur les gaullistes, je ne pouvais vraiment pas les blairer. Mais les Cahiers étaient plutôt axés sur l’esthétique, la métaphysique. C’est un peu moi qui avait lancé la mode avec mon truc sur Hitchcock et le Mal. Bon, tout ça était assez rigolard, mais en même temps c’était bien : il fallait trouver un moyen d’expliquer l’importance d’Hitchcock sans avoir recours aux clichés sur le suspens. Alors on disait « tas de crétins, Hitchcock, c’est plus fort que Graham Greene » : les gens étaient babas et nous écoutaient (rires)…
Vos écrits étaient-ils marqués par le catholicisme comme ceux de Bazin ou Rohmer
J’étais calottin, mais un calottin rigolard, je me moquais de la chose. J’étais quand même assez calé parce qu’entre 16 et 20 ans je m’étais beaucoup intéressé à la théologie. On m’appelait « le Pape ». J’étais le théologien de base des Cahiers (rires)… Bon, tout cela était à moitié sérieux. Par contre, ce qui était complètement sérieux, c’était nos goûts : on savait ce qui était bon.
Dans le groupe Cahiers, avec qui étiez-vous le plus lié, humainement et cinéphiliquement
J’étais très copain avec grand Momo (Rohmer), dans notre bande il y avait aussi Paul Gégauf (scénariste de nombreux films de Chabrol). A vrai dire, j’étais assez copain avec tout le monde. J’aimais bien François, j’aimais bien Rivette, Jean-Luc est arrivé plus tard mais on s’est bien marré aussi… Quand je suis parti de la Fox, j’ai laissé ma place à Godard, qui avait besoin de pognon.
Aujourd’hui, on a du mal à cerner quelqu’un comme Godard.
Je crois que c’est un grand mélancolique, d’une intelligence supérieure. Son grand problème, c’est la communication… II ne réussit plus du tout à communiquer. On a l’impression qu’il le fait exprès. A mon avis, il souffre à 70% et il se paye notre tête à 30 %.
Que pensez-vous de vos évolutions respectives, du fossé entre vous et Truffaut d’un côté, deux cinéastes populaires, Rivette et Godard de l’autre, deux cinéastes intransigeants et minoritaires’
Truffaut et moi étions censés être moins intellectuels. Godard et Rivette sont restés plus proches de leurs travaux théoriques. François savait déclencher une sorte d’affection… Les vieilles dames critiques adoraient François, comme une maman aime son fils. Elles le couvaient, c’était très curieux. Avec Godard ou moi, les sentiments maternels étaient plus difficiles (rires)… Godard et Rivette se sont tout simplement éloignés de la trame dramatique. A l’époque de « Détective », Godard était dans la panade et je pensais qu’il allait nous refaire le coup d' »A bout de souffle » avec Johnny Halliday. Et pas du tout ! « Détective » est d’une austérité incroyable, et les gens l’ont d’autant moins accepté qu’ils s’attendaient à l’aspect ludique d' »A bout de souffle ».
Voyez-vous toujours beaucoup de films, comme Rivette, ou êtes-vous un spectateur de plus en plus détaché, comme Godard ?
Je vois toujours un tas de films mais maintenant, je les regarde surtout à la télé. La télé, j’adore ça. Je suis pas cinéphile maniaque comme peut l’être Bertrand (Tavemier). Quant à Godard, il a l’impression d’être passé sur une autre planète… Remarquez, il a un peu raison. Mais c’est une planète où il est bien seul. C’est dommage. Dans ses derniers films, il y a encore des choses magnifiques, en tout cas pour nous. Lui doit penser que ce que je trouve magnifique dans ses films est ce qu’il y a de plus élémentaire et moins digne d’admiration, Godard, c’est marrant, il m’a longtemps mystifié. Et depuis « Passion », j’ai commencé à comprendre le truc. Maintenant, quand je vois un film de Godard, je suis capable de deviner le plan suivant. C’est un truc assez compliqué à expliquer comme ça, mais c’est une histoire d’échelle de plans, de rapports de volume. C’est pas un truc à la con, c’est même assez calé, mais c’est quand même un truc et il l’utilise assez souvent. Revoyez ses films, et vous finirez peut-être par le déceler.
Que pensez-vous de sa mélancolie sur l’état actuel du cinéma, de l’art en général ?
Oh moi, je ne suis pas du tout mélancolique. « Le cinéma a son âge d’or derrière lui, il est en déclin », ce genre de choses, personne n’en sait rien, on peut pas analyser ces trucs-là. Bon, c’est vrai qu’après ma génération a connu une poussée culturelle exceptionnelle. C’est pour ça qu’on est devenu tellement antiaméricains aujourd’hui : après une telle fiesta, on est déçus par ce qu’ils produisent maintenant. C’est lamentable, on en arrive à des choses absolument grotesques : des films fabriqués par des machines, dont les héros sont des machines, et destinés à des machines (rires)… C’est le problème de notre civilisation actuelle : c’est une gigantesque fabrique de robots. Pas Dorothée qui me dira le contraire. Mais ce n’est pas totalement nouveau. Faire faire des travaux humains par des machines a toujours été la tentation centrale de l’Amérique. Le serial killer, c’est une machine-type : il tue en série. Et c’est devenu la figure-mère de toute l’inspiration américaine récente. Le serial killer est devenu l’homo americanus (rires)…
Quels sont les nouveaux réalisateurs qui vous bougent encore
J’aime bien certains films récents qui sont l’équivalent des vieilles séries B : « Last seduction », « Little Odessa », ce genre de trucs. Le gars qui a fait « Usual suspects » me plaît beaucoup. Voilà de la très bonne manipulation. C’est admirablement foutu, vraiment réjouissant. C’est moins roublard et plus efficace que Tarantino, par exemple. « Pulp fiction » me semble beaucoup moins intéressant que les trois films que je viens de citer. Sinon, je trouve le jeune cinéma français très excitant. Bon, c’est vrai qu’il y a des trucs pas possibles, mais aussi des divines surprises. Par exemple, le film de Pascale Ferran est très français, on se demande si ça pourrait marcher à l’étranger : mais c’est bien que ça existe et que ça marche en France. Là, je viens de voir le prochain film de Laurent Bénégui, eh bien c’est formidable ! Un des bons Truffaut (rires)… Il réussit comme une fleur ce que beaucoup de cinéastes ont rêvé de faire, mais raté : le film qui n’en finit pas. C’est complètement jouasse, avec des personnages qui ne veulent pas se quitter, et c’est tellement bien fait que nous, spectateurs, ne voulons pas non plus les quitter. Alors c’est terminé, mais ça continue, ça continue.
Vous avez rédigé un article sur Hitchcock et le Mal. La notion du Mal traverse votre filmographie. Pourquoi cette obsession ?
Ça m’intéresse beaucoup parce que les gens n’ont pas une idée claire de cette notion. Souvent, ils considèrent comme mal ce qui, selon eux, n’est pas bien. C’est une notion morale et subjective. Et une morale très orientée, très sociale : « Ce que vous faites là n’est pas bien », ce genre de choses. Le simple fait d’accuser quelqu’un de faire le Mal, c’est déjà le Mal. Voyez, le Mal, on n’en sort pas (rires)… Ça m’intéresse bigrement, cette notion vertigineuse de la morale, où on ne sait jamais qui est le bon, qui est le mauvais. Moi, je ne le sais pas, et je ne veux pas le savoir. Nous sommes tous à la fois très bons et très mauvais.
Dans la plupart de vos films pourtant, le Mal se matérialise, que ce soit au plan institutionnel (« Une Affaire de femmes », « L’œil de Vichy »…) ou individuel (« Les Bonnes femmes », « Landru », « Le Boucher », « L’Enfer »…).
Mais il est toujours difficile à vraiment identifier, que ce soit dans « Le Boucher » ou dans le nouveau, « La Cérémonie ». La notion de Bien et de Mal est très importante dans ce film dans la mesure où même les filles (Huppert et Bonnaire) se posent la question. Elles répètent sans cesse : « On va faire le Bien. » Leur Bien est très dérisoire, c’est la charité. En plus, c’est une charité dont elles perçoivent rapidement les limites. Tout le monde sait que les conserves récoltées pour les pauvres par des organismes tels que le Secours catholique sont toujours périmées. C’est une gigantesque tentative d’empoisonnement des malheureux ( rires)… Les gens pensent pas à mal, c’est inconscient : « Tiens, on va donner ça. C’est périmé, bof, bah, ça ira bien quand même, c’est mieux que rien. Tant pis s’ils crèvent avec mes vieilles sardines pourries » (rires)… Mais ils croient faire le Bien. Alors voilà, toutes ces notions m’amusent beaucoup.
Le Mal est parfois nettement identifiable. Le nazisme, par exemple, symbolise le Mal au XXe siècle.
Le nazisme est une aberration totale, c’est en effet l’incarnation du Mal au XXe siècle, mais d’une certaine manière, le stalinisme l’est aussi. Là, c’est intéressant : Staline a sur le dos au moins autant de morts qu’Hitler, et maigre tout, ce n’est pas pareil. On ne sent pas dans le stalinisme le même côté maléfique, démoniaque que dans le nazisme. En ce moment, certaines personnes sont contre l’avortement ; on les prend, on les arrête, on les libère, etc. Les gens discutent là-dessus, bon. Mais ce qui est fort, c’est qu’on ne fait aucune différence entre les hommes et les femmes. Or, c’est là qu’est la clé : une femme a le droit d’être contre l’avortement (ou pour), un homme n’a pas le droit. Ce ne sont pas les hommes qui ont des gosses dans le ventre, ce ne sont pas eux qui se font charcuter, cette affaire ne les concerne pas. Voilà : que des hommes se mêlent de l’avortement, je trouve ça monstrueux, amoral. C’est mal.
La Cérémonie parle aussi, en filigrane, de la lutte des classes.
On voit ce processus de fureur qui explose en ce moment dans les banlieues. Quand je montais « La Cérémonie », j’ai vu le film de Mathieu Kassovitz et j’ai pensé « C’est marrant, c’est le même sujet » : c’est-à-dire la montée du ressentiment chez les gens. Qu’ils aient tort ou raison n’est pas le problème, le fait est que cela existe. L’idée du film m’est venue d’une phrase dans un journal qui m’a fait bondir. Le type avait osé écrire « la chute du Mur de Berlin amène la fin de la lutte des classes ». La lutte des classes n’est sans doute plus à la mode chez les classes possédantes, mais il faudrait peut-être demander l’avis des autres. C’est comme l’histoire des hommes et des femmes avec l’avortement : la lutte des classes concerne surtout les classes exploitées, c’est à elles de nous dire si ce thème est démodé depuis la chute du Mur. La lutte des classes existe toujours, on appelle cela la fracture sociale, l’exclusion. Certes, le marxisme en a pris un coup – et à juste titre. Mais ce n’est pas une raison pour nier la seule chose juste et forte dans la philosophie de Marx, qui était cette notion de lutte des classes.
Une des réussites de « La Cérémonie » est votre travail subtil sur la surface anodine des choses, qui cache une réalité souterraine beaucoup plus trouble.
Dans ce film, c’est capital parce que, socialement, l’apparence a plus d’importance que la réalité – une des caractéristiques de la bourgeoisie. J’ai vraiment essayé de travailler sur la fameuse notion de non-dit, faire du vrai non-dit et pas du non-dit souligné, genre « là, vous avez vu qu’on n’a pas vu, hein ? » (rires)… Ça oblige les spectateurs à faire un petit travail vers le film. Par exemple, ils comprennent très vite qui est l’enfant de qui, alors que cela n’est jamais précisé formellement ; ça m’amuse de goupiller ce genre de trucs. Dès que l’on parvient à faire ressentir au public ce qui est caché, un film fonctionne bien. Alors les gens sont jouasses pendant le film et, moi, je suis content parce que mes petits trucs ont bien fonctionné. Peut-être que le prochain, ça ne marchera pas du tout : il m’est arrivé de tenter des trucs assez subtils et complexes auxquels personne ne comprenait rien. Par exemple, « Jours tranquilles à Clichy », personne n’a rien pigé. C’était de ma faute parce que, tout de même, les gens ne sont pas tous cons et moi, intelligent.
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