Invisible sur scène depuis quinze ans, Patti Smith fêtait son retour le 27 juillet dernier à New York, interrompant pour l’occasion l’enregistrement de son nouvel album : un pur moment de grâce rock’n’roll.
Elle est toute petite sur une scène immense. Souriante, décontractée, sa silhouette longiligne, échappée d’un Giacometti, évoque un peu celle de Jane Birkin. Il est 20 h 30 au Rurnsey Playfield, en plein milieu de Central Park : un îlot de calme dans le brouhaha continu de New York. Bien avant, deux bons milliers de fans se sont installés sur des gradins, sur des chaises soigneusement disposées en arc de cercle, ou plus simplement par terre, en tailleur, sur une serviette de bain. Le client moyen est quadragénaire « décalé », figure typique du Village : un peu baba, un peu artiste, grande gueule mais venu par passion plus que par mondanité. Dans les premiers rangs se dessine une nette tendance lesbienne militante, un peu grasse et des boucles plantées dans la chair. La meute d’enragés se congratule, s’interpelle, lie connaissance avec la générosité naïve que le cliché reconnaît aux Américains. Pendant la demi-heure d’attente précédant « l’événement », deux sports se disputent la vedette : rouler des joints – qu’on fera tourner sans manières ? et extraire de son petit sac militaire en toile kaki, au milieu d’un fatras de poches en plastique et de divers linges plutôt sales, son appareil photo, son walkman-enregistreur passés sans encombre au contrôle – pourtant strict. Un voisin très cool, sorte de Patrick Bruel avec des lunettes rondes bleu électrique et un visage trempé par la chaleur humide de New York, réussira même à filmer le concert, le caméscope planqué dans un sac astucieusement troué à l’emplacement de l’objectif : il aura sans doute un magnifique plan-séquence des rayures de mon T-shirt. Un peu plus à droite, une copine aux cheveux rosés retire justement le sien, dévoilant une jolie poitrine aux tétons ornés de boucles – une fantaisie que son visage marqué ne laissait pourtant pas soupçonner. Sur son épaule, un c’ur percé d’une flèche maladroitement tatoué avec cinq lettres minuscules : p.a.t.t.i. Elle est grande gueule, exubérante, harangue tout le monde ; deux heures plus tard, elle sera belle et émouvante, pleurant en silence sur l’épaule d’une copine. Lorsque les lumières de scène s’allument, c’est pour laisser la programmatrice du Central Park Summerstage ? une manifestation culturelle gratuite (danse, musique, lecture, théâtre) courant sur tout l’été ? rappeler que les dons sont les bienvenus pour assurer la onzième édition, l’année prochaine. Pour le dizième anniversaire, elle nous offre une surprise inestimable ? qu’elle présente en demandant aux natifs du New Jersey de se manifester car ce soir, tous ceux qui vont fouler cette scène, moi comprise, sont natifs du New Jersey. « Mesdames et messieurs, j’ai l’honneur et le plaisir de vous présenter, pour son grand retour sur scène, Patti Smith. » Patti Smith en chair (toujours très peu) et en os. Elle n’a guère changé : à 48 ans, mis à part quelques cheveux blancs, c’est la même que sur les photos de pochettes – même allure dégingandée, même T-shirt blanc trop grand, même jean délavé lui tombant sur les chevilles, mêmes prunelles pétillantes. Peut-être un peu plus de rire et de joie (retrouver la scène ?), mais une émotion non feinte et indissimulable. Cachée des pieds au menton derrière une chaire de prêtre baptiste, elle annonce combien elle est « heureuse d’être là ce soir… Je n’ai pas lieu de « revenir » parmi vous : en vérité, je n’ai jamais disparu. Nous allons passer une soirée avec la famille et les amis ». Passé ce moment d’émotion primaire, elle retrouve toute l’assurance de la performer hors pair. Son discours introductif dure quelques minutes ; on sait qu’avant l’entracte sa s’ur, Kimberly, viendra pousser une chansonnette de sa composition, et qu’auparavant, Janet Hamill lira quelques poésies. Janet est une amie écrivain, mentor à ses débuts de Patti qui, dans la plus pure tradition anglo-saxonne, nous déclame des poèmes la voix haute) les yeux fermés, le corps tendu vers le ciel : un quart d’heure d’art underground « culturally correct », avec des poèmes surréalistes d’André Breton ou ceux d’Apollinaire dans lesquels résonnent haut et fort des mots comme « Paris », « Montparnasse » ou « La Coupole ». De ses propres uvres – la plupart écrites lors de ses pérégrinations des seventies -, on retiendra surtout un long poème épique et drôle qui s’adresse justement à « Guillaume » pour lui proposer une rencontre sur la voie lactée. Lorsque Kimberly Smith monte sur scène, on reconnaît avec amusement celle qui, une heure plus tôt, hurlait comme une charretière depuis la zone de sécurité à l’adresse d’un Jim et d’une Kate – cheveux rasés sur les côtés, longs au milieu, oreilles percées du sommet à la base du lobe : on aurait dit un videur avec des seins. « Je vais en faire une à moi, ce soir », en l’occurrence une protest-song traditionnelle. Si le grain de voix rappelle parfois celui de sa s’ur dans la douceur, ce n’est pas le même « produit », comme on dit pudiquement. Entracte. Patti Smith est à New York cet été pour enregistrer son premier album studio depuis 1988 : elle travaille avec Lenny Kaye, le fidèle parmi les fidèles ? également producteur -, J. D. Dougherty, batteur original du Patti Smith Group, Luis Resto, clavier de DEA, et Tony Shanihan, bassiste de John Cale. Evelyn McDonnell, journaliste du Village Voice, a obtenu une rare et courte interview : l’une des nouvelles chansons – About a boy, réponse touchante au About a girl de Nirvana ? concerne Kurt Cobain, qu’elle n’a jamais rencontré mais dont elle adore la musique. Patti a toujours mis beaucoup d’elle et de son entourage dans ses textes. Sur Wave, il y avait Frederick, brûlante chanson d’amour pour Fred Sonic Smith, musicien de MC5 et compagnon de sa vie. Sur Dream of life, The Jackson song, pour son premier fils. Sujet tabou de l’entretien avec la journaliste du Village Voice : les morts. Patti vient de perdre son frère et son mari, partis rejoindre son ami photographe Robert Mapplethorpe et Richard Sohi le clavier du Patti Smith Group. Ces disparitions la hantent et donnent un nouveau sens à ses textes, peuplés d’anges et de fantômes. Autre interdit, sa vie durant les quinze années de sa retraite. On sait qu’elle a élevé ses deux enfants (Jackson, 13 ans, et Jesse, 8 ans). De mauvaises langues, au vu de sa réapparition après la mort de Fred, susurrent qu’il l’aurait obligée à vivre en réclusion dans sa banlieue de Détroit. De fait, elle ne parle guère que pour évoquer ses projets ou pour défendre la mémoire de Mapplethorpe, écornée dans une récente biographie. Elle-même publiera un recueil de poèmes en prose, The Coral sea, écrit peu après sa mort. En revanche, ses nouveaux textes, Wild leaves, sont au point mort ? depuis le décès de Fred, elle ne peut plus écrire. Lorsque la lumière revient sur la scène, c’est pour laisser apparaître une Patti radieuse, tenant à la main un exemplaire de son récent livre Early works, qu’elle feuillette frénétiquement à la recherche de la bonne page. Dès les premiers vers de Ballad of a bad boy (« Oh l was bad/Didn’t do what I should I Mama catch ma with a lickin’lAnd tell me to be good… »), sa voix est montée très fort vers les arbres de Central Park. La scansion de Patti Smith est impressionnante, elle chante en parlant, mord dans ses textes et remplit les silences. L’audience est sous le charme et Patti Smith saura rester près d’elle en intervenant entre chaque lecture. Elle rit au milieu d’un poème, s’en excuse naturellement tout en scrutant le vide alentour (« J’ai cru qu’ils étaient là, mais y a personne, je suis toute seule »), quelques personnes rient, mais c’est un silence dubitatif et sceptique qui lui répond : la foule y aurait-elle vu une allusion à ses « fantômes » ? Plus tard, entre deux vers, elle crache rageusement sur sa gauche. A l’interpellation d’un auditeur ? « Pourquoi Jésus est-il mort ? », elle répond, soudain froide et sèche comme une prof d’éducation religieuse : « Jésus-Christ est mort pour tes péchés, jeune homme, et tu ferais bien de t’en souvenir toute ta vie. « Elle lit Dog dream (« Have you seen/Dylans dog/lt got wings/lt can fly… « ), s’interrompt sous l’effet d’un fou rire. « Excusez-moi, je ris toute seule, comme une bêtasse, c’est à cause de mon… « ? dans le public fuse un « Imagination ». « Imagination… oui, c’est ça. J’ai une anecdocte à vous raconter : en 1975 je marchais downtown et, devant le Bottom Line, je tombe sur Dylan. (En l’imitant) Hey Patti, c’est quoi ce poème sur le chien de Dylan ? (Elle répond) Heu, je l’ai rêvé, c’est tout. (Elle imite à nouveau Dylan) Non, ça vient de ton imagination : t’as un problème, Patti… Voilà, c’était mon anecdote. « A la fin de sa lecture, elle appelle sur scène son « grand ami » Lenny Kaye. Echalas aux longs cheveux grisonnants, il tient sa guitare acoustique par le manche, nous dit sa joie d’être là et son immense bonheur d’avoir à ses côtés sa femme et sa fille ? ce qui doit être vrai puisqu’il le répète deux fois. Sa chanson terminée, il est rejoint par Patti, Kimberly et Tony Shanihan. Dès les premières mesures de Ghost dance, « We shall die again, we shall die again « , c’est le grand frisson. La voix de Patti Smith a une maturité, une puissance et une couleur qu’on n’avait jamais entendues sur ses disques. Avant d’enchaîner sur deux morceaux de Dream of life, elle rote : « Pardon, c’est mon fils qui m a appris ça ». People gat the power est repris en chœur par le public (un critique américain notait que ç’aurait dû être l’hymne d’une génération, comme le fût Imagine de Lennon pour la précédente). Les musiciens ont à peine quitté la scène que Patti revient avec une guitare sèche, rayonnante de la joie des retrouvailles, « j’aimerais vous demander de ne jamais oublier l’absence de Fred Sonic Smith, avec qui j’ai écrit People got the power, et vous dire quelle chance j’ai eu d’être la femme d’un homme si merveilleux… Je vais vous chanter une nouvelle chanson écrite à sa mémoire. « Dissimulant mal son émotion sous un cafouillage dans les accords, elle entonne dans un silence de plomb un morceau nommé Farewell reel.
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