Après la disparition de Stax et une banqueroute personnelle, Isaac Hayes était resté silencieux pendant sept ans. Certains n’avaient pourtant pas oublié le compositeur de la fameuse bande-son de Shaft: des rappers américains à Portishead, on a abondamment pillé sa carrière de précurseur dynamitant la soul. Avec deux nouveaux albums, lsaac Hayes prouve qu’il n’est pas seulement un souvenir.
Votre dernier album date de 1988. Qu’est-ce qui a motivé une si longue interruption dans votre carrière
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J’ai choisi l’oisiveté faute d’avoir trouvé, dans ce métier, des interlocuteurs valables. Columbia avait foiré le lancement de mes deux derniers disques. Après la rupture de mon contrat, je suis parti à la recherche d’une nouvelle maison de disques. J’ai rencontré des directeurs artistiques, jeunes, dynamiques, aux dents longues, qui ne connaissaient rien à ma carrière: « Qu’avez-vous fait d’intéressant, récemment »me demandaient-ils, hautains, on peut écouter quelque chose ? » Ben non, désolé. Plutôt que d’endurer ces humiliations, j’ai préféré me consacrer au cinéma. A défaut de pouvoir faire écouter ma musique, je voulais qu’on n’oublie pas ma tronche. Un jour, en allant faire mes courses, je croise un gosse âgé d’une dizaine d’années qui, tirant sa mère par le bras, s’écrit « Maman, regarde ! c’est le monsieur qui joue dans I’m gonna get you sucka ?(Un film de Keenen Ivory Wayans, gros succès aux Etats-Unis au début des années 90, resté inédit en France). La mère se retourne vers moi et fait « Mais non, bêta, c’est Isaac Hayes, le chanteur », « je te jure Ma c’est lui qui joue dans le film ! » « Tais-toi, Rodney !puisque je te dis que c’est Isaac Hayes… » Même s’ils ignoraient ma musique, j’étais certain de susciter un intérêt auprès des jeunes.
Est-ce le genre de signes qui vous ont fait penser que l’heure du come-back avait sonné?
Oui. A force d’entendre les gens répéter la même question: «Quand allez-vous sortir un nouveau disque ? », on finit par vouloir y répondre. Mais ce qui m a vraiment décidé, c’est ma rencontre avec le boss du label Point Blank, il y a deux ans à Los Angeles, qui m a assure:
« Tu n’as aucun intérêt à faire une autre musique que la tienne. Jamais personne ne jouera mieux du Isaac Hayes que Isaac Hayes lui-même. » Il a également souligné, étant donné que ma musique était samplée par la jeune génération, que j’avais tout intérêt à profiter de la vague. Si j’ai réenregistré Hyperbolicsyllabic esquedalymistic sur mon nouvel album, c’est qu’il avait été tellement pillé par les rappers que je voulais me le réapproprier en intéressant les amateurs de rap. Le meilleur moyen était de l’enregistrer avec une figure indiscutable du mouvement : voilà pourquoi j’ai fait appel à Chuck D.
Point Blank est un label de blues, la musique avec laquelle vous avez grandi.
J’ai grandi en écoutant toutes sortes de styles: du blues, du gospel, de la country, qu’on appelait alors hillbilly, du jazz, du classique. Je sais que cela peut paraître étrange, un gosse qui grandit à Memphis Tennessee en écoutant du classique. Mais tel fut mon cas. A l’école primaire, l’instituteur nous intéressait au répertoire classique. J’écoutais, incrédule, tous ces musiciens qui réussissaient à jouer… ensemble, qui produisaient ces sons d’une grande pureté. Plus tard; j’ai suivi ce qu’on appelle la Music Appreciation, une filière qui comprenait une histoire de la musique, la vie et l’ uvre des grands compositeurs. Je faisais également partie d’une chorale, et cette expérience a complété une éducation très largement ouverte. C’est au cours de ces années de formation que l’on absorbe tout ce qui se présente. Si vous êtes doté d’une sensibilité artistique, ce substrat participe à votre création, en nuance la tonalité. Ma musique offre une telle variété de parfums qu’elle en devient difficile à ranger dans une catégorie plutôt qu’une autre. Certains de mes albums furent classés simultanément dans les charts jazz, pop et rhythm’n’blues. Un jour, le magazine Billboard eut l’espiègle gentillesse de me décerner l’Award de la transversalité. Aujourd’hui, je réalise combien cette curiosité non éduquée me fut profitable. J’aurais tant aimé apprendre le piano quand j’étais enfant, mais je ne pouvais pas me le permettre. J’aurais aimé apprendre à jouer de la guitare, mais je n’en avais pas. J’ai tout appris sur le tas, poussé par l’impérieuse nécessité de gagner
croûte. J’ai commencé, adolescent, par prendre des engagements dans des clubs blancs de Memphis. Le premier coïncidait avec un réveillon de jour de l’an et cette soirée s’annonçait pour moi comme une montée à l’échafaud : j’avais menti pour obtenir ce boulot. Je ne savais pas jouer, je m étais résigné à être démasqué dès les premières mesures et jeté comme un malpropre. On ne prenait jamais la peine de répéter. Les musiciens tombaient d’accord sur une liste de morceaux, et voilà tout. «Tu connais Twist & shout ? Stand by me ? Stagger Lee 0k, allons-y ! » Quand le groupe s’est mis à jouer, je me suis aperçu, à ma grande surprise, que les musiciens étaient tous des bras cassés. Comme l’assistance était ivre, ça n’avait pas vraiment d’importance. A l’aube, le patron est venu me trouver et m a proposé une place dans le groupe maison : voilà comment je suis devenu musicien professionnel.
Quel répertoire avait votre préférence
Je les ai tous explorés et souvent simultanément: le rock’n’roll avec mon groupe Sir Isaac and The Do-Dads ; les ballades jazz au sein des Teen Tones ; le blues avec Sir Calvin Valentine and His Swinging Cats. On se produisait dans les tripots du Sud et on dormait sur les tables de jeu. Enfin, j’appartenais à un groupe de gospel, The Morning Stars, avec lequel je chantais à l’église et qui participait à une émission de radio chaque dimanche soir. On ne gagnait pas un rond. On partait chanter dans les campagnes. Les gens nous payaient en nature: on rapportait des poulets, des oeufs frais, des côtes de porc, des épis de maïs. On bouffait bien, mais on ne rapportait pas une thune. Les quelques bifferons glanés ici et là servaient à payer l’essence du break. J’étais baryton et vice-président de la chorale. A l’école, j’avais eu une formation de chant classique. Je chantais le Messie de Haendel ? en claquant des doigts. On gagnait toutes les compétitions interchorales. Puis, j’ai mis enceinte l’une des choristes, dont j’étais tombé amoureux, et le pasteur m a dit « jeune homme, il te faut prendre tes responsabilités. » J’ai dû trouver un travail plus rémunérateur. Voilà comment je suis devenu emballeur de viande dans un abattoir. La seule musique que j’entendais était l’horrible beuglement des animaux que l’on allait sacrifier. L’odeur me poursuivait partout. Quand les salaires se sont mis brusquement à baisser à cause de la chute des cours de la viande, j’ai rendu mon tablier.
Comment êtes-vous entré chez Stax
Je m y suis pris à trois ou quatre reprises avant d’infiltrer les studios. J’ai passé des auditions, sans succès. Stax était devenu subitement ? grâce à Cause I love you de Rufus Thomas et Green onions de Booker T & The MG s ? le label de référence de la musique noire. Caria Thomas, la fille de Rufus, avait fait partie des Teen Tones. Elle venait d’être signée par Stax. Je n’envisageais même pas de travailler pour une autre compagnie. Pourtant, j’ai enregistré un premier 45t dans un studio au nord de Memphis, une chanson cucul la praline, à la Neil Sedaka. Pour la première fois de ma courte vie, je disposais d’un orchestre, d’une section à cordes, d’un chœur ? j’étais pris de vertige. Quand je suis rentré à la maison, tout le monde dans mon quartier savait que Bubba ? c’était mon sobriquet ? avait gravé un disque. Les gens du voisinage restaient l’oreille collée au poste de radio pour m écouter chanter. J’étais un héros. Et le disque s’est vendu à trois exemplaires. J’ai donc repris le chemin des clubs, où j’ai fait la connaissance de Floyd Newman. Je jouais du piano dans son orchestre. Floyd appartenait aux Mar-Keys, il était sax baryton. C’est lui qui fait « aaaaah last night » avec sa grosse voix dans le morceau des MG s. Musiciens permanents au Plantation Inn de West Memphis, nous étions programmés tous les week-ends. Floyd voulait faire un disque en solo. Avec son batteur Howard Grimes, j’ai composé une chanson, Frogstomp. Jim Stewart, le patron de Stax, était dans le studio quand nous l’avons enregistrée. Séduit par mon style, il m a offert de remplacer momentanément, comme musicien de studio, Booker T, qui suivait encore des cours au collège. Pour ma première session, j’accompagnais Otis Redding sur Mr PitifuI.
Otis avait-il une méthode particulière de travail’
En fait, le travail était conditionné par les limites technologiques qu’imposait Jim Stewart. Il tirait fierté de son surnom: The King of one track , le roi de la piste unique. Tout était enregistré en mono et sans overdub. Quand un musicien avait le malheur de se planter, il fallait tout recommencer. Ce principe a fait de nous de redoutables instrumentistes, d’une solidité à toute épreuve. Otis était la spontanéité incarnée. Il ne souffrait absolument pas des contraintes, elles semblaient le stimuler. Il donnait l’impression d’improviser au fut et à mesure que la chanson se déroulait. C’est comme ça qu’il a pris l’habitude d’ajouter des onomatopees. Tout en lui était rythme. Et c’était un chic type. Les musiciens l’adoraient.
C’est à ce moment que vous avez fait la connaissance de David Porter, qui deviendra par la suite votre partenaire
Je connaissais David depuis le collège. Il jouait avec un groupe rival, The Marquettes. Nous nous affrontions au Palace Theatre, sur Beale Street, lors du show de Rufus Thomas, Rufus & les loups. Il y avait six dollars à gagner. Parfois je les empochais, parfois David raflait la mise. Ce n’était pas grand-chose, mais perdre signifiait qu’il fallait rentrer à pied parce qu’on n’avait plus assez pour se payer le bus.
Quelle chanson scella votre collaboration’
David écrivait des textes, mais il chantait également sous le nom de Little David. Le premier acte de notre histoire s’appelle Can’see you when I want to, qu’il interprétait. Puis il y eut How do you quit someone you love, écrite pour Caria Thomas. Un jour, Jim Stewart convoque le staff artistique et nous annonce que deux types envoyés par Jerry Wexler, d’Atlantic Records, arrivent par l’avion du soir à la recherche de gens susceptibles de leur écrire des chansons. Le lendemain, David et moi étions engagés par Sam & Dave. Ecrire une chanson nous prenait comme une envie de pisser. Un jour, on travaille dans le studio ; je suis assis au piano à la recherche d’un accord pour ce morceau qui me trotte dans la tête depuis deux ou trois jours. David quitte la pièce, un ancien cinéma du centre-ville, et va aux chiottes. Pendant qu’il coule un bronze, je trouve la dernière pièce de mon puzzle harmonique ? je tiens le bon groove Je suis aux anges, mais David ne revient toujours pas. Impatient de faire partager ma trouvaille, je hurle «Eh ! négro ! qu’est-ce que tu branles ? » Il me répond « Attends, j’arrive », Hold on Lin coming: j’avais mon titre. Et ainsi naquit un hit planétaire…
Vous représentiez le pôle progressiste de l’écurie Stax, dont l’identité sonore était bien définie. De quel degré de tolérance bénéficiiez-vous’
Aucun. Jim Stewart excluait toute idée de changement. Tout ce qui sortait de la gamme pentatonique du blues ne trouvait nulle grâce à ses oreilles. Le seul moyen d’enregistrer un album solo fut de lui proposer une sélection de classiques du blues, Rock me baby, Gone to Chicago blues, I just want to make love to you, que j’ai arrangés à ma façon un jour où j’avais arrosé un anniversaire au champagne. J’avais déjà une vision symphonique de ma musique. Mon deuxième album solo, Hot buttered soul, je l’ai enregistré avec la bénédiction d’AJ Bell et une totale liberté artistique. Mais nous étions en 1968 et l’époque était aux changements. Je l’ai réalisé au studio Ardent. Stax était réservé en permanence. Je n’étais plus sous contrat. C’est parce que Sly & Family Stone, Marvin Gaye et les Jackson Five manifestaient le même désir d’échapper aux formules dans lesquelles était alors enfermée la musique qu’ils finirent par sortir l’album. Depuis, c’est devenu un classique.
Ecrire la musique du film Shaft était-ce la réalisation d’un souhait
Pas du tout. Moi, ce que je voulais, c’était jouer dans le film, pas en écrire la musique. Le réalisateur Melvin Van Peebles avait ouvert la voie à la blaxploitation, ce courant hollywoodien qui rompait avec une tradition où seuls les rôles de chauffeur, de bonne à tout faire, de gardien de nuit étaient dévolus aux Noirs. Le héros, le réalisateur, les personnages, le language de Shaft sont noirs; il fallait que la musique soit l’ uvre d’un compositeur noir. Alors, pourquoi pas Isaac Hayes ? Lorsque le producteur m a fait la proposition, la déception l’emporta. J’espérais un rôle. Mais vu l’effet bénéfique de ce disque sur ma carrière, il serait inconvenant de le renier aujourd’hui.
Comment vous êtes-vous retrouvé dans Three tough guys (Les Durs, 1973), film réalisé par un Italien, Duccio Tessari, avec Lino Ventura
J’avais la chance de pouvoir compter sur des agents talentueux. Ils ont su convaincre les producteurs que je pouvais attirer un public qu’ils n’auraient pu toucher autrement. Ma popularité en tant que musicien était un gage et, sans avoir la moindre expérience cinématographique, j’étais un homme de scène. J’ignorais à quel point Lino était célèbre ? un type adorable mais très secret. Ensuite, j’ai tourné Truck Turner, en 1974. Un vrai pique-nique: la scène avec toutes ces jolies filles autour de la piscine résume à elle seule l’ambiance du tournage. J’ai eu du bon temps, ça, on peut le dire Je commençais à peine à prendre la mesure du métier de comédien.
Quel est le film dans lequel vous avez joué dont vous êtes le plus fier
Guilty s charge (un film tourné pour la télévision), en 1991. J’avais l’habitude d’interpréter des rôles de durs à cuire. Là, je joue un prêtre un peu dérangé.
Et New York 1999?
Yeah The Duke, c’était un rôle sur mesure. Le casting était imprenable:
Donald Pleasance, Lee Van Cleef, Harry Dean Stanton, Kurt Russel. Kurt était très farceur, surtout à mes dépens’ mais j’ai eu le dernier mot: pendant qu’il prenait sa douche dans la salle de bains commune du YMCA où nous étions logés, je lui ai envoyé deux gays en chaleur ; vous l’auriez vu sortir en trombe, la serviette nouée, serrée autour des reins Il va me détester de raconter ça… On parle actuellement d’une suite du film qui serait prochainement tournée à Los Angeles : j’ai appelé le réalisateur pour lui dire que le Duke ne pouvait pas mourir, qu’il fallait que je retrouve mon rôle.
Vous aviez un look très étudié à la fin des années 6o les chaînes en or, les cols en fourrure. Comment vous êtes-vous forgé cette image, et pourquoi
Il n’y a aucune raison particulière. J’adorais m habiller. J’ai eu l’idée de porter des vestes à brandebourgs en regardant La Panthère rose avec Peter Sellers. Le personnage du chaperon, ce grand type avec une barbe toujours vêtu de vestes à brandebourgs, me fascinait. J’ai demandé à ma petite amie de bien vouloir me confectionner des vestes identiques, une de chaque couleur. Les gens me lançaient «Eh, Isaac, depuis quand fais-tu portier d’hôtel ? » Mais ça m était égal, j’aimais la sape.
Et votre look capillaire, était-ce un choix
J’avais des cheveux. Je les ai rasés. Je trouvais ça rigolo. Les gens m arrêtaient dans la rue, me donnaient de drôles de noms, comme Face d’éclipse , mais je m’en foutais. Je recherchais la différence. J’ai toujours aimé la distinction. Je me demandais pourquoi tant d’artistes s’habillaient pour monter sur scène et là, se mettaient à se dévêtir. J’allais chez un styliste à Memphis spécialisé dans les vêtements en peau. Il vendait des chaînes en or. J’en achetais au kilo. J e les portais torse nu avec des collants noirs et des bottes en fourrure. Quand je montais sur scène, les femmes devenaient hystériques. Je n’ai jamais voulu être un sex-symbol, mais souvent, quand j’allais chez des femmes, je trouvais mon poster dans leurs toilettes. J’avais l’impression d’être assis sur leurs têtes. Sans m’en douter, j’avais entrepris une révolution symbolique. Avec moi, les chaînes ne représentaient plus l’esclavage de l’homme noir, mais devenaient un signe de pouvoir et de sexualité. Une affirmation de soi.
Comme dans le rap
En effet. C’est ce que j’ai dit un jour à LL Cool J : « je portais des chaînes quand tu jouais encore aux osselets à la récré. »
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