Cet été ressortent les merveilles mexicaines de Luis Buñuel, réalisées à partir de 1947. Durant les quatorze années précédentes, don Luis était resté silencieux et absent des plateaux ? mais pas les bras croisés pour autant.
Luis Buñuel débarque au Mexique pour la première fois un jour de l’été 1946. Depuis Terre sans pain, en 1933, il n’a plus signé le moindre film. Ce silence sera enfin rompu dans les studios de Mexico et, en vingt ans, Buñuel réalisera vingt films au Mexique. Il y deviendra un réalisateur professionnel et signera quelques-unes de ses plus éclatantes réussites à côté d’ uvrettes de circonstance. Pour saisir l’aspect miraculeux de cette renaissance artistique, il faut remonter bien avant ce jour de 1946 et retracer l’exil et les cent vies d’un cinéaste longtemps maudit. Quand éclate «l’affaire de L’Age d’or », au début du mois de décembre 1930, Buñuel est absent de Paris: le 28 octobre, il s’est embarqué au Havre en direction de Los Angeles via New York. Son film L’Age d’or a attiré l’attention d’un certain mister Lorentz, talent-scout de la Metro Goldwyn Mayer pour l’Europe, qui lui propose aussitôt un petit stage à Hollywood. Alors qu’Aragon et Georges Sadoul partent en Ukraine assister à la Conférence des écrivains révolutionnaires, Buñuel justifie son choix devant le groupe surréaliste: En URSS, je pourrai y aller quand je voudrai; en Amérique, je n’aurai plus jamais l’occasion d’y aller. Je préfère aller à Hollywood maintenant comme représentant du surréalisme. » Ce premier séjour américain est d’abord de tout repos: Buñuel se contente de passer nonchalamment d’un département du studio à un autre et d’aller toucher son chèque en fin de semaine. Il rencontre Chaplin, et une photo le montre avec Eisenstein (juste avant que celui-ci n’aille tourner au Mexique Que viva Mexico !) sous les palmiers de Beverly Hills. Pour qu’il justifie son salaire royal de 1200 dollars, la Metro finit par lui faire superviser les tournages de ses films en espagnol. C’est ainsi qu’il fait de la figuration dans au moins l’un d’entre eux: on le retrouve en barman, cigare au bec, dans La Fruta amarga, copie conforme de Min and Bill une comédie dramatique à succès avec Marie Dressler et Wallace Beery.
Son contrat achevé, il retourne en France le 1 avril 1931 et ne tarde pas à s’apercevoir que l’interdiction de L’Age d’or a laissé des traces: il est grillé partout et même un mécène aussi compréhensif que le vicomte de Noailles ne peut rien pour lui. Ce retour difficile est également marqué par son départ du groupe surréaliste après l’exclusion d’Aragon en mars 1932 et n’est égayé que par la proclamation de la République espagnole. L’Age d’or est présenté une seconde fois à la censure, dans une version raccourcie et sous un autre titre emprunté à Marx (Dans les eaux glacées du calcul égoïste) afin de contourner l’interdiction. Mais rien n’y fait. C’est un Buñuel désespéré qui écrit à Charles de Noailles: «Dois-je penser que pour avoir fait L’Age d’or, je ne dois plus jamais faire de cinéma ? » A bout de ressources, il utilise ses compétences hollywoodiennes et se fait engager par le bureau parisien de la Paramount comme superviseur du doublage espagnol des films américains: la première d’une longue série de tâches alimentaires. C’est grâce à la générosité de son ami Ramon Acin et à une caméra prêtée par Yves Allégret qu’il peut tourner Terre sans pain (Las Hurdes). Mais le film est immédiatement interdit par la jeune République espagnole qui n’apprécie guère de voir à l’écran les mœurs rudes de ses régions les plus déshéritées. De 1934 à 1936, il vit entre Madrid et Paris et accepte à nouveau des travaux de doublage pour la Paramount, avant de s’associer avec Ricardo Urgoiti pour fonder la Filmofono. Par contrat, il exige que son nom ne figure pas aux génériques des quatre espagnolades qu’il va produire et, en partie, écrire et réaliser. Il se lance dans la production commerciale pour nourrir sa famille mais sa conscience surréaliste est soumise à rude épreuve : « J’étais rongé par le remords car je contribuais par là à ce qui me répugnait, même si mon nom ne figurait pas au générique. » Il faut bien vivre et l’époque ne se prête pas aux scrupules artistiques, la guerre civile éclate et c’est pendant le tournage de Centinela, alerta !, une opérette militaire officiellement dirigée par Jean Grémillon, que Buñuel apprend la mort de Federico Garcia Lorca, fusillé par les franquistes.
Ilse met immédiatement au service de la République et convoie des fonds entre Madrid et la France avant d’être envoyé en poste à Paris, chargé des questions de propagande. A ce titre, il contrôle le montage et réunit le matériel du film Espagne 37, à la gloire de l’Espagne républicaine. Il multiplie les missions secrètes vers Anvers, Stockholm ou Londres et, comble de l’ironie, organise le transport vers l’Espagne de l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII. Lâché de toutes parts, le gouvernement espagnol estime qu’un peu de propagande hollywoodienne ne serait pas inutile pour sensibiliser le monde entier à la cause républicaine. Buñuel, qui sent que les choses vont mal tourner, se fait mandater comme conseiller historique. Après avoir tapé le fidèle vicomte de Noailles de 425 dollars pour emmener sa petite famille avec lui, il repart pour l’Amérique en septembre 1938. Il ne sait pas encore que ce voyage sera totalement inutile à la Cause et que son second séjour américain va durer huit ans. A Los Angeles, il apprend la défaite républicaine et se retrouve rapidement sans un sou. La naissance de son second fils, Rafael, et le début de la guerre en Europe rendent sa situation encore plus précaire. Il est sauvé par Iris Barry et son mari John Abbott, respectivement responsable de la cinémathèque et vice-directeur du MOMA de New York, qui l’embauchent pour coordonner des films documentaires à destination de toute l’Amérique latine. Ses vieux amis surréalistes ne tardent pas à affluer à New York: il y retrouve Breton, Duchamp, Ernst et Tanguy. Dali a suivi le mouvement et La Vie secrète de Salvador Dali paraît en 1942. Devenu Avida Dollars, il y règle ses comptes avec Buñuel et lui impute l’entière responsabilité de L’Age d’or, film marxiste et sacrilège. Si le FBI avait sans doute déjà un oeil sur ce réfugié espagnol reçu dans tous les milieux communisants de New York, les révélations de Dali mettent le feu aux poudres. Une campagne de presse oblige Buñuel à démissionner de son poste au musée d’Art moderne. Cet épisode marque à la fois la fin de son amitié avec Dali et la reprise contrainte et forcée de ses sempiternelles activités de doublage, cette fois-ci pour la Warner. Jusqu’en novembre 1945, il s’échine à faire parler espagnol Humphrey Bogart ou Bette Davis. Il sait qu’il est trop atypique pour espérer faire carrière dans les studios et qu’en Europe, tout le monde l’a oublié. L’avenir semble irrémédiablement bouché. C’est alors que le hasard, le seul dieu surréaliste, intervient sous les traits de Denise Tuai. Veuve de Pierre Batcheff (l’acteur du Chien andalou), Denise Tuai est envoyée aux Etats-Unis par Gallimard. L’honorable maison de la rue Sébastien-Bottin compte redorer un blason terni par les ambiguïtés de l’Occupation en battant le rappel des cinéastes exilés. Denise Tuai est chargée de leur proposer d’adapter des oeuvres dont Gallimard détient les droits. « Lors d’un dîner chez René Clair, elle me dit qu’elle avait les droits pour produire La Maison de Bernarda Alba de Garia Lorca. Avant de retourner en France, Tuai veut d’abord aller au Mexique pour rencontrer le producteur Oscar Dancigers et l’intéresser au projet. Buñuel l’y accompagne. Sa rencontre avec Dancigers ? qu’il avait connu à Paris, où Jacques Prévert le lui avait présenté ? est décisive dans son installation au Mexique. Producteur-aventurier à l’ancienne, Dancigers est tombé amoureux du pays et il a aucune envie de retrouver une Europe en pleine reconstruction. Fort de ses expériences à la Filmofono et de ses douloureux séjours hollywoodiens, Buñuel pense s’adapter facilement au système de production mexicain. En outre, Dancigers lui ouvre toutes les portes et facilite les formalités administratives. Fin septembre 1946, Buñuel retourne à Los Angeles pour y récupérer sa famille et vendre ses quelques biens. Deux mois plus tard, il commence le tournage de son premier film mexicain: Cran casino. Dès lors, Buñuel établit quelques règles simples qu’il suivra scrupuleusement pendant toute cette seconde carrière : respect du budget et du temps de tournage impartis, collaboration systématique au scénario, éradication de tout sentimentalisme. Surtout, il porte une attention extrême aux détails qui lui permettront de griffer ces oeuvres de commande de patte personnelle. L’aimable mexicanerie intitulée Cran casino est un véhicule pour les deux stars chantantes, Libertad Lamarque et Jorge Negrete. Buñuel le traite comme tel et, tout à sa joie de refaire enfin des films, prouve sa capacité à réaliser rapidement et pour peu d’argent un simple produit manufacturé. Mais le mauvais sort s’acharne, et le film est un bide. « Je suis resté trois ans sans tourner. J’ai pu vivre grâce à l’argent que m’envoyait ma mère. » Le déclic va encore venir de Dancigers, qui l’engage pour mettre en scène une petite comédie, Le Grand noceur, avec Fernando Soler, célèbre acteur mexicain. En dix-huit jours de tournage, Buñuel réussit un joli film sans prétention qui reprend certains gags des comédies américaines. Cette fois, c’est un succès public et Buñuel peut songer à s’installer durablement dans le cinéma local tout en s’attaquant à des sujets plus ambitieux.
C’est à nouveau Dancigers qui lui souffle l’idée de faire un film sur les enfants misérables de Mexico. « J’allais dans les bas quartiers de Mexico pour me documenter. Je partais très tôt en autobus et je marchais dans les ruelles au hasard, liant amitié avec les gens. observant des physiques, visitant des maisons. » Lors de ces repérages, il pousse le souci d’exactitude jusqu’à prendre des photos des bidonvilles qu’il traverse. La force extraordinaire de Los Olvidados réside dans ce mélange détonnant entre le souci documentaire et l’imaginaire d’un cinéaste que le surréalisme a marqué à vie. Pour Buñuel, ce film est synonyme à la fois de son ambition retrouvée et de son retour triomphal en Europe. Après treize ans d’exil, il revient en France en mai 1951. Jean Cocteau et ses amis parisiens organisent une projection de Los Olvidados au Studio 28, lieu hautement symbolique où avait éclaté le scandale de L’Age d’or. Buñuel reçoit le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes et ceux qui le croyaient mort saluent le retour du fils prodigue. Sa carrière ne connaîtra plus d’arrêt et c’est au Mexique qu’il bâtira son oeuvre en s’attaquant à tous les genres pour les modeler selon ses propres idées fixes. Après Robinson Crusoé, il y réalise avec les moyens du bord sa version des Hauts de Hurlevent, ouvrage adoré des surréalistes, qu’il avait voulu adapter France vingt ans auparavant. Avec El et La Vie criminelle d’Archibaid de La Cruz, il livre deux fascinants portraits d’hommes rongés par leurs obsessions. En bon Espagnol, il transpose le récit picaresque dans un autobus (La Montée au ciel) ou un tramway (On a volé un tram). Il tourne même une sorte de western mexicain (El Rio y la muerte) en ridiculisant l’habitude locale de dégainer son flingue pour un oui ou pour un non. Ses mélos (El Bruto et surtout Susanna, la perverse) reprennent le canevas traditionnel de ceux d’Emilio Fernandez et y ajoutent de fortes doses d’humour noir. Toutes ces merveilles font oublier les deux seuls navets de sa filmographie: Don Quintin, l’amer et l’épouvantable Une Femme sans amour. Dernier paradoxe, c’est dans la région d’Acapulco et aux studios de Churubusco que Buñuel fera son seul film américain: La Jeune fille. Son chef-d’ uvre inconnu, la rencontre de l’amour fou’ et de Faulkner. Son dernier film mexicain, Simon du désert, se termine à New York: façon élégante pour don Luis de boucler la boucle de sa longue errance avant de commencer sa seconde carrière française.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}