Si, sous nos latitudes tempérées, la musique afro-cubaine connaît actuellement un regain de passion, elle n’a pas encore livré tous ses mystères. Ainsi, que sait-on du mambo et de son inventeur? Querelle d’experts, peut-être, mais qui nous offre la clef de l’un des champs musicaux les plus fertiles de ce siècle.
Le mambo ? Kesako ? La danse torride de Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme Les clowneries navrantes de Dario Moreno ? La musique à Papi et à Papa ?.. Mais non, voyons: le mambo, c’est des tifs de saxophones, des trompettes stridentes, des accords dissonants, un éclat, une fulgurance afro-cubaine, «un coup d’Etat contre la souveraineté de tous les rythmes connus’, une «miraculeuse salade d’hallucinantes absurdités », comme le disait en 1951 un obscur journaliste colombien, un certain… Gabriel Garcia Màrquez. Le mambo envahit la planète au début des années 5o. Il tiendra le haut du pavé pendant plus de dix ans, avant de succomber sous les coups du rock. Celui par qui le scandale arrive s’appelle Pétez Prado, prénom: Dàmaso. Né en 1916, Cuba, dans la ville de Matanzas, célèbre pour ses musiciens, il débarque à La Havane en 1942. Ses talents de pianiste et d’arrangeur lui vaudront de faire partie d’un des orchestres les plus en vue du moment, Casino de la Playa. Mais Pétez est trop original, trop audacieux: les grandes compagnies (entendez: américaines) veulent du Xavier Cugat, de la rhumba (avec un h ), pas de ces claques de cuivres que leur assène Pétez. La Peer Company International ira même jusqu’à interdire à ses compositeurs cubains de confier leurs arrangements à Pétez Prado, pas assez commercial’. Pas assez blanc, non plus. Lorsqu’il se produit avec Casino de la Playa, une formation plutôt blanche, on préfère qu’il se fasse discret au fond de la scène. Autant lui demander de composer des valses…
Frustration, incompréhension, hostilité… Pétez Prado s’envole pour des cieux plus cléments. A peine arrivé à Mexico en octobre 1949, il enregistre un premier titre, José y Macamé, pas assez «commercial »… Il enchaîne avec deux autres 78t, qui inaugurent l’ère du mambo à proprement parler: Mambo n °5 et Que rico el mambo. Il triomphe: Mambo n°5 se vendra à plus de quatre millions d’exemplaires. Une étoile est née. En 1952, il se produit à New York sur la scène du Palladium, qui devient le temple du mambo durant plus d’une décennie. Pétez Prado connaît la gloire, salué comme l’inventeur du mambo dans le monde entier. Sauf à Cuba, où on lui préfère le mambo cubano-cubano , incarné par les orchestres de Benny Moré et Bebo Valdés (le père de Chucho Valdés, fondateur et pianiste d’Irakere).
La controverse resurgit en 1976. Alors que la vogue du mambo est passée depuis belle lurette, Pérez accorde pour la première fois une interview à une journaliste cubaine venue le voir à Mexico. Interrogé sur l’origine du mot mambo , Pérez Prado répond : « On l’employait pour parler d’une situation, si ça a/lait mal, on disait que c’était un sale mambo… Mais musicalement, ça ne veut rien dire du tout, n’est-ce pas. C’est un nom, point. » L’interview provoque un tollé à La Havane. Chacun ici sait que ce sont les frères Lopez qui ont inventé le mambo Pardon, les frères qui
Cuba, rien n’est jamais simple et, pour démêler cet écheveau, il faut remonter jusqu’en 1935, en passant par le xIx siècle. Tout commence avec le danzòn (prononcer dansonne ), une musique issue de la contredanse et de la habanera chère à Bizet. La mélodie, d’une grande élégance, est jouée par une formation appelée charanga francesa où prédominent le piano, la flûte baroque, les violons et deux instruments de percussion typiquement cubains: les timbales et le güiro (calebasse striée que l’on gratte). Le danzòn se danse en couple, de manière très hiératique, sans lascivité. C’est ainsi que les Cubains le dansent encore au milieu des années 30, au moment ou il connaît une profonde mutation.
En 1935, le flûtiste Antonio Arcaño Bethencourt rassemble autour de lui la crème des musiciens pour créer une formation de danzòn qui restera dans les annales : Las Maravillas, (Les Merveilles). Pendant plus de dix ans, Arcaño y sus Maravillas, des musiciens d’exception, animent une émission radiophonique quotidienne de danzòn. Très vite, trois se distinguent tout particulièrement : Jesùs, lsrael ( Cachao ) et Orestes ( Macho ) Lopez. Jesùs joue du piano, Cachao de la contrebasse et Orestes du violoncelle (mais aussi de la flûte, du piano et de la contrebasse). Dans la famille Lopez, on est musicien de génération en génération. Israel et Orestes, compositeurs prolifiques, fournissent à Arcaño l’essentiel de son répertoire à un moment, ils composeront jusqu’à quarante danzones par semaine Pendant les répétitions, Orestes a pour habitude de s’installer au piano et d’inviter tout le monde à improviser en lançant : « Vamos a mambear ! » (Faisons un mambo !) ou, tout simplement , « Mambo ! » une interjection d’origine africaine lancée par les danseurs de rumba (sans h !), cette musique à base de percussions, de chant et de danse qui se pratique dans les quartiers populaires. « Un jour, raconte Orestes lui-même, je suis arrivé à la Mil Diez (la station de radio) et j’ai dit aux gars: on va essayer un nouveau rythme. Tout le monde a rigolé, et dès lors tous les morceaux ont eu leur mambo. Ce premier danzàn de nouveau rythme , composé en 1937, s’intitule… Mambo . Et Orestes d’ajouter: Le mambo de Pérez Prado est un mambo d’exhibition, de piste. Le mien est un mambo de salon, une affaire collective. Pourtant, quand on compare Mambo et le Mambo n° 5 on est en droit de se demander quel rapport il y a entre l’un et l’autre, mis à part la reprise du même mot.
Le chaînon manquant, le troisième homme , est un autre personnage légendaire de la musique cubaine, mort à Los Angeles en 1970 dans la misère et l’oubli. Il se nommait Ignacio Loyola Rodriguez, mais on l’appelait Arsenio. Arsenio était aveugle depuis le jour où, à l’âge de 8 ans, une mule lui avait donné un coup de sabot au visage. C’était un prodige du tres, la guitare cubaine à trois doubles cordes. C’était un sonero, c’est-à-dire un interprète du son, musique d’origine rurale jouée avec guitares, maracas et bongos qui s’était imposée à Cub~ depuis le début du siècle. En 1940, Arsenio a fondé un groupe, un conjunto, formation dont dérivent tous les orchestres de salsa modernes en ajoutant à l’ensemble traditionnel de son un piano, trois trompettes des congas. Vers le milieu des années 40, donc bien après l’invention du « nouveau rythme » du danzòn, Arsenio expérimentait une nouvelle forme rythmique qu’il appelait diablo, (diable). C’est une partie qu’il ajoutait la fin des morceaux, au cours de laquelle le tres improvisait tandis que les trompettes répétaient des phrases écrites sur huit mesures. Il n’était pas rare, pendant ces passages, que les danseurs s’exclament « Mambo ! » Voilà où Pérez Prado a trouvé son inspiration.
Dans Locas por el mambo, un des mambos enregistrés avec Pérez Prado, Benny Moré s’interroge: «Quién inventé el mambo que me sofoca/Quièn invento el mambo que a las mujeres las vuelve locas » (Qui a inventé le mambo qui m étouffe/Qui a inventé le mambo qui les rend toutes folles). Et il répond le petit gars avec la tête de phoque , Pétez Prado en personne, avec ses moustaches et ses paupières tombantes. Peu importe que Pérez ait inventé ou non le mambo, après tout, ce n’est pas bien grave. Qu’il ait inventé son mambo à lui nous suffit très largement.
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Abel Gerschenfeld
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