L’ uvre étrange et bricolée d’Edward D. Wood Jr, classé comme le plus mauvais réalisateur de l’histoire?, a marqué à vie un cinéaste majeur: Tim Burton lui consacre en effet tout un film, Ed Wood, ode au rêve et à la magie du cinéma, plaidoyer pour la tolérance. L’auteur de Batman et d’Edward aux mains d’argent a reconnu en Ed Wood son reflet, celui d’un artiste solitaire et entêté dans sa vision, refusant toute forme de compromis.
Tim Burton : La première fois que j’ai vu un film d’Ed Wood, c’était Plan nine from outer space, à la télévision. J’étais encore un gamin, c’était au début des années 6o. Le film a eu un impact énorme sur moi pour plusieurs raisons il fait plusieurs fois allusion à l’aéroport de Burbank et à des incidents étranges dans le cimetière de cette ville. Or, j’habitais à l’époque entre l’aéroport et le cimetière de Burbank: du coup, j’avais pris Plan fine pour un film réaliste dont l’actualité restait d’autant plus brûlante qu’elle me concernait directement. Le ton de ce film reste très authentique, c’est l’une des qualités des films d’Ed Wood: ils ne trichent pas, restent toujours vrais et me parlent comme peu de films savent le faire. Les personnages de Plan nine ont une facture très réaliste seul leur discours, souvent très abstrait, échappe à ce réalisme ? encore que leurs mots résonnent toujours dans mon subconscient. Il reste aussi les dix premières minutes de Plan nine, cette séquence très émouvante avec Bela Lugosi, et la manière dont Ed Wood filme les maisons qui me renvoient directement au quartier où j’ai grandi. Tous ces éléments font que Plan nine reste pour moi un film lourd de sens. J’ai découvert plus tard d’autres films d’Ed Wood, et là, pas de doute. Regardez Bride and the beast, celui avec le gorille son écriture est très personnelle. Ed Wood avait besoin de dix pages pour dire ce que d’autres peuvent énoncer en une ou deux phrases. Je me sens très proche de ce dysfonctionnement. J’ai toujours eu, même aujourd’hui, des problèmes pour m exprimer, il me faut parfois plusieurs minutes pour faire passer un message très simple. Pour toutes ces raisons, je ne peux pas considérer Ed Wood comme l’un des pires tâcherons de l’histoire du cinéma. De toute manière, la frontière séparant le bon du mauvais est très mince.
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Dans un hit-parade de la nullité établi par deux critiques aux compétences très relatives, Ed Wood se retrouve en compagnie de Sam Peckinpah, Eisenstein, Godard et Resnais. C’est dire si la frontière dont vous parlez reste floue.
Et comment! Breton aurait très bien pu faire d’Ed Wood l’un de ces grands metteurs en scène surréalistes auxquels il aimait souvent se référer. Il y a tout un débat en Amérique autour de ce que nous appelons la négativité?, ou comment l’on peut tirer tel artiste ou tel mouvement dans une direction qui, a priori, ne s’impose pas. J’ai commencé à me plonger dans la correspondance d’Ed Wood: il était clair que ce type était habité par sa tâche et, en plus, adulé de son entourage. Il s’est cassé la tête toute sa vie pour monter ses films, se débattant dans de vraies difficultés matérielles, et il arrivait à mobiliser les esprits autour de lui. Cette capacité admirable manque à tellement de metteurs en scène. Comment puis-je ne pas en prendre de la graine
Quel est, à votre avis, le meilleur film d’Ed Wood’
Glen or Glenda sans doute, mais Plan fine m a fait une telle impression ? et la première impression reste toujours la plus forte. Glen or Glenda est un film incroyable, très personnel. Il y a des scènes où il est impossible de savoir de quoi parlent les personnages. Le sujet du film n’est pas tant le travestisme que l’impossibilité de communiquer, comme si Ed Wood nous disait Ils croient me comprendre, mais en fait, non, c’est même impossible, car je ne suis pas assez clair.? J’ai souvent l’impression de me retrouver dans la même situation, surtout dans mes films. Et c’est sans doute le cas pour vous en écrivant: il y a des textes que vous trouvez géniaux mais que vous êtes le seul à considérer comme tels. Ed Wood se retrouvait en permanence dans cette situation, seul à se trouver du talent et, malgré une incompréhension totale, il arrivait à trouver la force de continuer. A l’époque où je faisais Hansel et Gretel, un tas de gens tournaient autour de moi pour exprimer leur scepticisme ou leur mépris devant mon film. Je me disais Allez vous faire foutre ! Je fais quelque chose et pas vous, si vous n’êtes pas contents, bougez-vous les fesses Le monde est rempli de gens qui ne font rien et cela me rend malade. Je supporte de moins en moins les juges.
Qu’est-ce qui rend les films d’Ed Wood si particuliers comparés aux autres séries B produites à la même époque ?
Il y avait dans ses films une ambition et un point de vue que l’on ne retrouvait pas chez les metteurs en scène de la même catégorie. Cela tenait beaucoup à son écriture surchargée, portée sur l’emphase et la redondance. La plupart des gens parleraient de dialogues mal écrits, moi j’appelle ça de la poésie. Une poésie déglinguée, sans queue ni tête, mais à laquelle je trouve un sens. Nous avons une maladie en Amérique: la taxinomie. Nous n’arrêtons pas de classer, de reclasser et d’établir des listes. Souvent, le même metteur en scène peut se retrouver numéro un sur la liste de l’un et dernier sur la liste de l’autre. Reconnaissons à Ed Wood le mérite de susciter des réactions, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Cela prouve une chose: il avait une personnalité bien distincte. Il est facile de reconnaître un film d’Ed Wood, même sans en avoir vu le générique, car chaque photogramme porte sa signature et le moindre dialogue, sa patte d’écrivain. On ne peut dire cela que d’un autre metteur en scène: Orson Welles. Et ce n’est pas à moi de vous dire qu’Orson Welles était un plus grand metteur en scène qu’Ed Wood. Sur quelle base pourrais-je affirmer une telle chose ? Qu’est-ce qui est bon ? Qu’est-ce qui est mauvais ? Qu’est-ce que le talent Que signifie l’absence de talent
Quel type de recherches avez-vous effectué sur Ed Wood’
J’ai vu un documentaire qui lui avait été consacré. J’ai été saisi par la tristesse des gens qui l’avaient connu. Sa femme, Kathy, semblait l’avoir tellement aimé qu’elle ne pouvait refréner ses larmes. Elle avait manifestement toléré toutes ses excentricités. J’ai trouvé son attitude admirable. Quand j’étais gamin, je prenais souvent le bus pour aller traîner sur Hollywood Boulevard, c’était une bonne excuse pour quitter au moins Burbank l’après-midi. Vous rencontrez là-bas une tristesse sans fond, des gens pathétiques qui ont eu des rêves mais qui ont été incapables d’aller jusqu’au bout. C’était la face cachée d’Hollywood, le revers des paillettes. Ed Wood était à l’opposé de tous ces gens, il faisait ses films, sûr de son génie et de l’importance de son oeuvre. J’ai pu lire des lettres d’Ed Wood où il était persuadé de faire des films de l’importance de Citizen Kane: c’est à la fois naïf et très séduisant, mais c’est en tous les cas une qualité que tout artiste devrait posséder. Certains parleront de passion, d’autres d’inconscience, mais si un artiste perd cet amour, il est foutu. J’ai énormément insisté sur cet aspect dans le film, sur sa frénésie durant le tournage, même si celle-ci s’accompagnait de faux raccords ou d’effets spéciaux complètement loupés.
Ed Wood est un personnage très burtonien : marginal, incompris… Sur quels points se différencie-t-il de Batman, Edward, Jack ou Pee-Wee
Il est beaucoup plus bizarre que mes autres personnages. Ceux-ci sont en général plus déprimés, à l’image de Batman ? le maniaco-dépressif type. C’est pour cela que j’aime tant Ed Wood: il arrivait toujours à garder son calme et à rester positif. Il y avait aussi une grande part de tristesse en lui, mais celle-ci ne prenait jamais le dessus sur sa joie de vivre, ce qui est tout de même curieux. J’assimilerais cela à une forme de perversion dans le cas de ce type qui est quand même mort alcoolique, dans la misère la plus noire, sans un rond. Il faut vraiment aimer la vie pour garder le sourire dans des circonstances pareilles. Si vous prenez Catwoman dans Batman, le retour ou Sally dans L’Etrange Noël de Monsieur Jack, vous retrouvez ce même syndrome: la volonté de se reprendre en main quoi qu’il arrive. C’est le principe de la cicatrice. Il prévaut également pour Ed Wood.
Croyez-vous qu’Ed Wood aurait pu rencontrer le succès s’il avait travaillé dans les années 70 ou 80?
Qu’est-ce qui explique le succès d’un artiste ? Un bon agent Le talent pur Le fait qu’il soit arrivé au bon moment ? J’ai grandi dans un environnement où les gens étaient automatiquement étiquetés. Vous n’êtes pas bon en sport Il faut vous diriger dans cette direction. Vous parlez peu ? Vous êtes antisocial. Dans le cas d’Ed Wood, vous pouvez vous demander si ses films auraient été meilleurs avec plus d’argent. Aurait-il, par exemple, pallié ses problèmes de raccords lumière ? A vrai dire, je crois qu’il s’en moquait. Ses lettres le montrent, Ed Wood évoluait dans une sorte d’univers parallèle que je comprends tout à fait. Lorsque vous arrivez sur un plateau, l’excitation peut être telle que vous évoluez sur un nuage dans un état d’euphorie permanent ? c’était manifestement le cas d’Ed Wood. Pour passer du jour à la nuit dans un même plan et livrer des dialogues interminables dont certaines phrases n’ont aucun sens, il faut véritablement être complètement à côté de ses pompes. Je me demande parfois si Bd Wood faisait ces choix de manière consciente ? c’est le mystère Ed Wood. Je pense que la part instinctive et inconsciente était plus importante chez lui et, à vrai dire, je crois qu’il n’aurait jamais rencontré le succès.
Vous êtes-vous déjà retrouvé dans la même situation qu’Ed Wood, avec tout votre entourage vous répétant que ce que vous faites ne vaut rien’
Personne ne m a jamais dit que ce que je faisais était de la merde. En revanche, on m a souvent dit «C’est étrange », je n’y comprends vraiment rien. » J’ai quand même eu beaucoup de chance. A Hollywood, le talent entre rarement en ligne de compte; tout ce qui les intéresse, c’est le succès et l’argent. Malgré ces handicaps, je suis arrivé à m’en sortir, et pourtant, Dieu sait si j’ai eu du mal à monter mes projets. J’ai parfois le sentiment que je pourrais devenir Ed Wood demain. Croyez-moi, si vous aviez demandé aux studios si mes films allaient faire de l’argent avant qu’ils ne sortent en salles, aucun n’aurait répondu oui.
J’ai souvent pensé au Paris des années 20, où un nombre considérable d’artistes de grand talent se sont retrouvés par miracle au même moment, au même endroit. La rencontre entre Bd Wood et Bela Lugosi serait en fait la version déglinguée de ce miracle. Bela Lugosi était à l’époque un acteur sur le déclin, dont plus personne ne voulait, et Bd Wood a su le revigorer. Même si les motifs d’Bd Wood étaient opportunistes et intéressés, je pense qu’ils étaient aussi motivés par une amitié et une admiration très fortes. Bien sûr, cette amitié se nouait à un niveau très pervers et se fondait sur un dysfonctionnement évident. Le passage de Plan nine où Bela Lugosi apparaît pour la dernière fois à l’écran me fait encore pleurer, même si Ed avait tourné cette scène bien avant de commencer son film et l’avait incorporée de manière artificielle pour des raisons commerciales. Cette manipulation situe bien à quel niveau de perversité se jouaient les relations entre les deux hommes. La vie est comme cela, les gens peuvent être à la fois sincères et se servir des autres. Sans Ed Wood, Bela Lugosi serait sans doute mort quelques années plus tôt. Son travail dans les films d’Ed Wood est étonnant, très éloigné de ses compositions dans des films comme Dracula. Ses performances sont à la fois dégénérées et empreintes d’une élégance rare. Je n’avais jamais vu un tel mélange à l’écran.
Les rapports entre Ed Wood et Bela Lugosi renvoient bien sûr à ceux que vous aviez avec Vincent Price.
J’ai grandi avec lui en allant voir ses films au cinéma, et le jour où j’ai enfin pu le rencontrer a été mémorable car l’homme était à la hauteur de tous mes espoirs. J’ai envoyé à Vincent Price les story-boards de Vincent, mon premier court-métrage, pour lui demander d’en assurer la narration. Il a réagit de manière formidable, et ce fut certainement l’un des moments les plus décisifs de mon existence. Vous grandissez avec des idées sur les gens et puis, lorsque vous les rencontrez, ils peuvent vous dire « Barre-toi jeunot ». Mais Vincent était un type formidable dont les goûts en art était sûrs et originaux. J’ai toujours eu le sentiment qu’il saisissait parfaitement l’était d’esprit du film, plus que moi peut-être. Il avait compris que ce n’était pas un simple hommage du genre « Hey, Mr Price, je suis votre fan le plus fidèle. » C’était la première fois que quelqu’un me faisait sentir qu’il me voyait pour ce que j’étais et m’acceptait comme tel. Vous savez, on ne réagit pas par hasard de manière aussi passionnée devant quelqu’un à l’écran, il faut que l’aura de l’acteur soit si forte qu’elle dépasse celle de son personnage. Le rapprochement entre Ed Wood et moi d’une part, et Bela Lugosi et Vincent Price d’autre part est évident, mais il y a une grande différence : Vincent n’était pas un homme aussi sombre que Bela Lugosi. Il ne prenait pas de morphine, ne buvait pas, avait toujours un état d’esprit très positif.
Pourquoi avez-vous choisi de montrer de goût d’Ed Wood pour le travestissement comme une chose normale et non comme une perversion ?
Le goût d’Ed Wood pour le travestissement était perçu de manière tout à fait naturelle par son entourage. Ed Wood n’en faisait d’ailleurs pas son étalage. Personne, même Bela Lugosi, ne la jugeait sur la base de ses portes-jarretelles et de ses pulls angora. Je me suis dis qu’il fallait faire ce film en empruntant le regard d’Ed Wood. L’ai ainsi appris qu’il ne transpirait jamais, et que, dans son genre, il était très puritain. Il n’était pas homosexuel, il avait d’ailleurs beaucoup de succès auprès des femmes. Il faut aussi comprendre que les habits pour hommes sont les mêmes depuis des années, alors que les habits pour femmes sont conçus avec les meilleurs tissus. Il n’est pas très difficile de comprendre ce goût pour le travestissement. Juger, ce n’est pas la bonne manière d’aborder un individu. L’intolérance, la volonté de tout catégoriser ne peuvent faire que du mal.
Une des plus belles scènes du film est justement quand Ed Wood révèle à sa fiancée dans le train fantôme qu’il aime s’habiller en femme et que celle-ci lui répond : « OK ». Ce moment synthétise l’utopie burtonienne d’un monde où chacun s’accepte.
Il n’y a rien de plus beau que le tolérance. Il ne s’agit pas d’une scène à forte teneur dramatique, elle fonctionne de manière simple et je pense qu’elle est ce que j’ai réussi de mieux dans ma carrière. Kathy Wood a tout accepté de son mari et elle l’aimait vraiment, d’un amour qu’on ne trouve pas si fréquemment ? je n’ai jamais trouvé un tel amour dans ma propre famille par exemple. Ce genre de sentiment ne se manifeste pas de manière ouverte avec de grands mots et de grands gestes, mais avec discrétion et retenue.
Ed Wood est votre premier film où vous vous intéressez à des gens qui ont vraiment existé. Curieusement, leur existence semble irréelle. Etiez-vous conscient de cette contradiction ?
Il est difficile de trouver des gens à l’allure aussi factice. Criswell ou Tor Johnson sont de véritables aberrations ambulantes, dont l’existence est à peine crédible. Le truc, c’est que ces gens sont vrais au sens où je l’entends. Vous savez très bien que c’est la réalité qui met notre imagination à l’épreuve. Il y a des choses quotidiennes tellement extravagantes que si je les mettais dans un film, personne ne me croirait. Je m’aperçois en vieillissant que le terme de réalité est l’un de ceux qui se vide le plus facilement de son sens. Lorsque vous lisez Nightmare of ecstasy
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