Hier perdant magnifique, Edwyn Collins tient enfin, avec le succès miraculeux de A Girl like you, sa revanche sur quinze années d’ingratitude, où il servit avec grâce et ferveur la meilleure pop britannique. A la veille d’une tournée française et de la consécration mondiale, itinéraire d’un enfant gâché.
Depuis la séparation de ton premier groupe, Orange Juice, en 1984, le succès t’avait tourné le dos. Comment vis-tu le triomphe du single A Girl like you et de ton album Gorgeous George
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Depuis que l’album est sorti en septembre dernier, chaque matin apporte son lot de surprises : les résultats de vente au Japon ou en Australie un jour, un fax le lendemain me disant que les atroces Offspring enregistrent, en compagnie d’Iggy Pop, une reprise de A Girl like you… Moi, je n’avais aucun désir de revanche sur l’ingratitude de ce monde. Mes albums solo me permettaient de vivre, d’être à la fois tranquille et certain de pouvoir continuer. Les gens me pensaient totalement résigné à ma position de loser magnifique, d’objet de culte underground. Même ma maison de disques de l’époque pensait que c’était mon créneau et ne dépensait donc pas un sou en promotion. La presse elle-même me poussait à devenir un songwriter adulte et sérieux, un marginal adulé par la critique mais ignoré par le public. J’avais commencé à entrer dans leur jeu, jusqu’au jour où je me suis construit un studio d’enregistrement à la maison. Là, je me suis réveillé, j’ai redécouvert les joies de la récréation. Je me suis retrouvé dans la même position qu’aux débuts d’Orange Juice, m amusant comme un fou sans la moindre pression extérieure. Personne ne surveillait ma musique, ne me servait de directeur de conscience la route était donc libre pour tous les abus, tous les jeux. Depuis des années, je produisais des disques pour d’autres groupes ou ressortais des vieilleries d’Orange Juice dans l’unique but de financer mon studio et d’enregistrer un album bien à moi. C’était ma dernière chance, dans laquelle j’avais placé toutes mes économies et mes désirs. Si l’album avait échoué, je n’aurais jamais été capable de continuer. Ma vie serait devenue un enfer car, à l’ANPE, ils ne veulent pas entendre parler de moi. Pour eux, quelqu’un qui passait à Top 0f The Pops il y a seulement quelques années n’a rien à faire dans les files d’attente. Ils me disent: « On a entendu votre chanson Rip it up à la radio hier, vous devez être plein aux as ».
Etais-tu prêt à abandonner la musique
Ma mémoire a cette incroyable capacité à tout effacer. Répondre à des questions sur mon passé, même récent, m’est impossible car, en moi, tout est mélangé, tout est brisé. Il n’y a plus la moindre chronologie, je ne sais pas si je suis le jeune garçon d’Orange Juice ou le crooner triste de l’album Hope and despair… Je me suis lâchement habitué à ce chaos intérieur, ce qui me permet de ne jamais voir les choses en face. La logique aurait sans doute voulu que je m arrête, mais moi, je n’ai jamais écrit de chansons pour en faire des disques. Je compose des chansons toute la journée, en faisant du lèche-vitrine, en cuisinant. Ça fait tellement partie de mon quotidien qu’il serait inconcevable d’y mettre un terme. Avec Gorgeous George, l’idée était de contrôler de A à Z l’enregistrement de ces chansons qui trottent dans ma tête. Je voulais créer un album qui me ressemble et j’en suis devenu l’esclave, le valet de son succès. Un monstre.
As-tu le sentiment d’être sous-estimé en Angleterre
Je ne peux pas être compris de journalistes qui voient en cette andouille d’Elvis Costello le plus grand songwriter anglais de tous les temps. En Angleterre, il faut faire le malin, se donner en spectacle pour être reconnu. Les disques, aucun journaliste ne les écoute vraiment. Sinon, Vic Godard serait à la place de tous les Costello, de tous les Paddy McAloon. Quand j’écris « Too many protest-singers, not enough protest-songs » dans A Girl like you, aucun journaliste ne relève. C’est triste, car je suis fier de cette phrase, je suis prêt à me battre pour elle. La dance-music a tout bousillé. Plus personne n’écoute les paroles. Dommage, car il y a beaucoup d’ironie et d’humour noir dans Gorgeous George. Pour le meilleur et pour le pire, je suis le chien dans le jeu de quilles.
Tu es redouté dans l’industrie musicale anglaise pour tes sarcasmes et une ironie cinglante. T es-tu calmé avec l’âge et le succès’
Je porte les stigmates indélébiles du punk-rock. A l’école, quand j’avais 16 ans, les mecs qui plaisaient aux filles étalent les crétins qui se baladaient dans la cour de récréation avec Dark side of the moon ou Tubular bells sous le bras. Ils avaient l’air lugubre des personnages de Dickens mais se pensaient à la pointe, au-dessus de la masse. Le jour où j’ai vu une photo de Johnny Rotten portant un T-shirt « je déteste Pink Floyd » a été l’un des plus beaux de ma vie. Je tenais enfin ma revanche sur les connards. J’ai immédiatement adoré la haine, la brutalité, l’humour et l’ironie des punks. Et je n’ai pas changé. Quand je vois une imposture, je n’hésite pas à la dénoncer. Je ne supporte pas l’hypocrisie du rock. Récemment, Harry Enfield, un comique anglais, a réussi à faire virer quelques DJ’s célèbres de la BBC grâce à un sketch où il se moque de leurs faux enthousiasmes de vieux cons cocaïnés. L’ uvre de déconstruction du punk n’est donc pas morte. A l’époque, les maisons disques et l’establishment ont été ébranlés par ces références à l’anarchie à la révolte. Les punks se battaient contre l’idolâtrie dans la pop-music, contre la déification de superstars. Dès que le star-system repointe son nez, je fusille. Quand j’entends ces connards de groupes grunges faire film 1991 ? L’Année où le punk-rock a éclaté, j’ai envie de demander à tous ces hippies ce qu’ils foutaient en 77. Tous ces abrutis à cheveux longs, avec leurs solos de guitares, n’ont rien à voir avec les punks, avec leur charisme, leur glamour, leur énergie. Quand les Sex Pistols ont affolé la BBC lors d’une interview en direct avec le journaliste Bill Grundy, c’était autrement plus audacieux que ces héroïnomanes qui se coiffent et s’habillent comme Neil Young. Je ne peux pas tolérer le triomphe du gosse de riche américain, du moutard braillard et pleurnichard pour qui la contre-culture s’achète avec la carte American Express. Je ne supporte pas qu’on simule l’excentricité, qu’on veuille prendre la place de Cobain quand on n’est qu’un mouton de Panurge.
Etais-tu un authentique excentrique lorsque tu as commencé Orange Juice qui ou as-tu toi aussi fait le malin ?
Je n’étais rien, juste un pauvre con sans intérêt. A 14 ans, mes parents on divorcé et je suis parti vivre avec ma mère. Là, sa famille m a totalement étouffé, lessivé (silence)… Je leur rappelais mon père etils se sont donc vengés de son départ sur moi. C’était très cruel, car je sentais qu’ils ne m aimaient pas. Je me suis vite retrouvé seul, abandonné par ma propre s’ur partie étudier. Tout le monde me rejetait: aussi bien ma famille que les écoliers, qui ne juraient que par le rock progressif et méprisaient mes albums de Bowie, de Lou Reed, du Velvet ou de Roxy Music. Si j’avais été accepté, je ne serais jamais devenu musicien. Mais là, il me fallait un sortie de secours. J’avais grandi sur la côte Est de l’Ecosse et, en 75, j’ai débarqué avec ma mère à Glasgow, où tout le monde méprisait mon accent, m attaquait sur mes origines sociales aisées. A 15 ans, j’étais encore un gringalet, je me suis replié sur moi-même, attendant que quelque chose arrive. Car je sentais qu’une révolution planait depuis que j’avais lu, dans le NME, un article de Mick Farren intitulé « Le Naufrage du Titanic »- à propos de la mort inéductable du rock des seventies – et un autre de Nick Kent, « New York New York », où il parlait de Blondie, Patti Smith, Richard Hell et Television… Le rock était la seule chose qui comptait pour moi, ça avait remplacé dans mon c’ur la collection des timbres. Je n’avais aucun succès avec les filles et vivais en reclus. Dès que je sortais, on me ridiculisait : pour mes chaussures, pour mes pantalons, pour mon vocabulaire…
Comment vivais-tu au quotidien ces rejets’
J’étais constamment déprimé et très timide. C’est pour cette raison que le punk m a aussi fortement impressionné, car beaucoup de chansons traitaient de la frustration, de l’ennui (en français dans le texte)… A 18 ans, j’ai enfin pu quitter la famille, trouver un petit boulot d’illustrateur et m habiller comme je le voulais. Je me faisais tabasser sans arrêt parce que j’osais porter des fuseaux plutôt que les pattes d’éph réglementaires. Mais c’était toujours mieux que de vivre écrasé à la maison par mon grand-père. Lui, c’était un dur de dur, une personnalité imposante, ancien capitaine de l’équipe d’Ecosse de rugby. Ma mère est un genre d’érudite idiote, une ancienne étudiante en art qui n’a jamais rien fait de ses dix doigts. Mon père envolé – il préférait, je crois, ses peintures à la vie de famille -, elle a laissé le patriarche me prendre en main. Il avait, dans sa jeunesse, fait campagne pour démocratiser l’éducation en Ecosse, alors que c’était le type le plus dogmatique et intolérant qui soit. Il avait toujours raison et moi toujours tort. On m a envoyé dans les écoles religieuses car lui-même était très religieux, un calviniste strict. J’ai grandi dans le Nord de l’Ecosse, en pleines terres de l’Eglise libre d’Ecosse, Wee Free…… Une région farouchement opposée à Rome, où les chants sont interdits pendant les messes. On restait des heures assis sur des bancs en bois brut, comme chez les Amishs. Pas étonnant que mon grand-père voit en moi un paresseux, un dilettante, une tapette… Pour lui, l’art était suspect, la musique, un truc de pédé. C’est typiquement le genre d’Ecossais qu’on utilise sur les étiquettes de whiskey ou les paquets de biscuits shortbread. Seul le travail trouvait grâce à ses yeux.
Est-ce pour le narguer que tu as décidé de devenir une pop-star
Je ne supportais pas son machisme car, pour moi, l’androgynie était presque un devoir, une mesure de salut public. Dans le punk, les femmes avaient un rôle actif, influençaient les hommes, alors que chez les hippies, elles se contentaient de faire du crochet dans un coin… J’aimais m habiller de façon efféminée et pourtant, quand je voyais Bowie, je me sentais totalement exclu de ce monde. De quel droit aurais-je pu rêver de devenir, comme lui, une star Chacun à sa place. Lui était un extraterrestre et moi, un plouc d’Edimbourg. Je me souviens être allé voir les Sparks à Dundee en 74 et qu’il y avait pour moi une frontière très nette entre le public et le groupe. Jamais je n’aurais imaginé leur parler un jour, ça paraissait inconcevable. Je ne croyais absolument pas aux histoires de symbiose, de camaraderie, de communication entre les artistes et leurs fans. Mais un jour, j’ai aidé Pete Shelley, des Buzzcocks, à porter des caisses de matériel et je n’ai jamais plus idolâtré personne: le mur est tombé avec le punk et, soudain, mes albums de Bowie ou de Roxy Music m ont paru vulgaires, décadents et insultants.
Avais-tu pour la première fois l’impression de trouver un clan à toi
Je détestais cette culture des gangs, des skinheads ou des suedeheads chers à Morrissey. Le punk, pour moi, c’était plutôt une confédération de ratés, de tarés, de parias. Je m y sentais chez moi. C’est pour ça que j’aimais tant Orange Juice: nous étions vraiment une famille, très soudée contre le reste du monde. A l’époque, mon père enseignait à Dundee et à chaque vacances scolaires, ma s’ur et moi faisions un voyage en train très déprimant pour aller passer quelques jours chez lui. Là-bas, mes anciens copains d’école me tournaient tous le dos, j’étais pestiféré parce que mes parents avaient divorcé. Le seul avec qui j’étais resté copain s’appelait Paul Quinn. C’est lui qui s’est chargé de mon éducation musicale, qui me faisait écouter PJ Green et le Velvet Underground, me faisait lire ses tonnes de coupures de presse sur T-Rex ou Bowie. Avec lui, j’ai acheté un badge de Buddy Holly et, quand je suis rentré à Glasgow, dans la cour du lycée, quelques mecs que je ne connaissais pas sont venus vérifier mon badge. On a parlé de Patti Smith et du punk-rock: c’était Steven Daly et James Kirk, avec lesquels j’allais former les Nu-Sonics, qui allaient devenir Orange Juice.
Etiez-vous ambitieux
Steven a passé des nuits entières à aller voir tous les groupes punks de Glasgow pour constater qui étaient nos rivaux : Johnny & The Self Abuser ? qui deviendront les Simple Minds – ou Jolt – qui deviendront une pâle copie de Jam. C’était en 78, le NME était bourré de journalistes enthousiastes comme Paul Morley, Julie Burchill ou Tony Parsons, qui nous faisaient partager leur passion pour les idées des Sex Pistols ou Clash. Alors nous, quand on voyait Jim Kerr beugler ses âneries ? du genre « Pablo Picasso, toutes les filles pensent que tu n’es qu’un trou-du-cul » en réponse aux Modem Loyers ? on ne pouvait pas s’empêcher de rire. Nous étions beaucoup plus sérieux et motivés que les autres, de lugubres stalinistes (rires)… Quand le Riot Tour est passé à Edimbourg et que nous avons vu les Slits, The Subway Sect, les Buzzcocks, Jam et Clash, nous sommes revenus gonflés à bloc à la maison. C’était dans un vieux théâtre, très Dimanche Martin, ça paraissait surréaliste que des groupes puissent jouer aussi faux dans un lieu aussi vénérable. Cette absurdité, cette anti-musique me faisaient mourir de rire.
Orange Juice n’a pourtant jamais été un groupe punk : trop éduqué, trop mélodique…
Nous avons enregistré notre premier single fin 79 et à l’époque, le punk avait été récupéré par les affreux Sham 69, UK Subs, Cockney Rejects… Deux ans avant, Vic Godard et sa Subway Sect avaient autrement plus de classe : il se prenait pour un existentialiste, croyait habiter Rive Gauche et parler français (rires)… Pour nous, le punk est mort le jour où a débarqué l’uniforme officiel de Sid Vicious. Il fallait donc trouver autre chose, nous étions trop snobs et élitistes pour ne pas aller de l’avant. Nous avons donc inventé cette étiquette « The Sound of young Scotland » pour nous démarquer de cette fausse mystique qui commençait à poindre derrière des groupes comme Joy Division ou Bauhaus – et qui a fini par devenir cet horrible mouvement goth. Je me souviens avoir fait des télés avec Bauhaus à l’époque et, avant de monter sur scène, ils rigolaient, racontaient des histoires de cul et faisaient des concours de pets. Et dès qu’ils arrivaient sur scène, ils prenaient un air macabre et chantaient Bela Lugosi s dead ……. A nos premiers concerts, il y avait autant de clones de Sid Vicious que de fans de Frampton en pattes d’éph . A force de les ridiculiser, nous avons fini par faire le tri et par créer un public neuf. En 1980, il y avait un noyau dur de plusieurs centaines de gens de Glasgow qui se reconnaissaient parfaitement dans l’esthétique, l’image et le son Orange Juice. Nous avions gagné notre pari: créer notre clique.
Pour la première fois, soul et punk-rock étaient mariés de force.
Les Talking Heads le faisaient aussi, mais de façon plus intellectuelle et guindée. Nous, on se contentait de régurgiter tout ce qu’on écoutait à la maison. Même si nous n’étions pas très sexy, les filles adoraient notre musique. Nous avons récupéré tous les déçus du punk à la recherche de l’intelligence qui avait déserté le mouvement à la fin des seventies. Petit à petit, la rumeur a dépassé Glasgow et nous avons fini par jouer à Londres, avec les autres groupes affiliés au label Postcard Records : Josef K, Aztec Camera et les Bluebells… C’était plein à craquer et quand Aztec Camera a repris le Garageland de Clash, le public, très jeune, a repris en chœur. C’était la preuve formelle que notre public était avant tout curieux, qu’il allait là où ça se passait. Qu’il venait du punk et qu’il écoute sans doute Portishead aujourd’hui. J’étais certain que nous – Orange Juice et Postcard Records – représentions quelque chose d’important. Nous nous sommes donc battus avec foi : nous descendions en voiture ou en stop à Londres pour refiler quelques centaines d’exemplaires de notre premier single Falling & laughing en distribution chez Rough Trade. Nous allions voir nous-mêmes le NME ou Cosmopolitan. Nous avions une technique très au point: un de nous occupait le concierge pendant que les autres montaient en courant voir le chef de rubrique musique. John Peel nous détestait, car nous l’avions presque forcé physiquement à passer notre disque à la radio. On pensait que tout le monde agissait c’était très drôle et excitant.
Comment ces disques ont-ils pu avoir une telle influence sur la pop anglaise
C’est Orange Juice qui, en premier, a défini ce qui allait devenir toute l’esthétique, l’attitude et le son de ce qu’on a baptisé l’indie-pop. Un genre aujourd’hui figé, un peu comme la country & western (rires)… Souvent, j’ai honte d’être en partie responsable de l’existence de certains de ces groupes à guitares. Enfin, si jetais Paul Cook, mon batteur (qui jouait avec les Sex Pistols), j’aurais encore plus honte: moi, au moins, je n’ai aucune responsabilité dans l’existence de Greenday ou Offspring (rires)… Au début, les Smiths nous citaient régulièrement comme une de leurs influences. Morrissey m a d’ailleurs renvoyé l’ascenseur il y a quelques années, en m invitant à faire ses premières parties en Irlande. Je sais par des amis communs qu’il a toujours suivi ma carrière… Il a même repris un de mes slogans, Fuck dance, let’s art en réaction au Fuck art; let’s dance du ska. De tous nos enfants’, les Smiths sont le seul groupe que j’ai envié, où j’ai reconnu notre ironie en plus de notre son. Eux aussi avaient un plan d’action, une mission à accomplir pour faire avancer les choses. Mais ils étaient mieux organisés, plus précis et moins bordéliques que nous. Avec Orange Juice, j’étais moi aussi très compétitif, je passais ma vie à insulter les autres groupes mais, en même temps, je n’étais pas aussi sérieux et concentré que les Smiths. Eux ont beaucoup tourné, se sont battus alors que nous, nous nous amusions et restions à la maison.
Es-tu toujours en compétition’
Je ne sais plus qui sont mes rivaux, qui sont mes pairs. A l’époque d’Orange Juice, l’ennemi était visible : Echo & the Bunnymen, Teardrop Explodes, U2… Je suis devenu un tel maverick qu’il n’y a plus de bagarre possible. Je ne vais quand même pas aller au front contre Blur ou Suede. Je n’ai pas cette petite mentalité anglo-centriste, cette nostalgie d’une grande Angleterre qui rapproche tant ces groupes de John Major. Moi, je ne regrette pas Carnaby Street ou l’époque à laquelle les gens jouaient au cricket sur la pelouse du village. La musique anglaise a toujours été réputée pour son côté innovateur et ce n’est pas en recyclant notre vieux son que les choses vont avancer. Le futur, c’est Bristol : Massive Attack, Tricky, Portishead. Pas les enfants d’Orange Juice, pas Oasis. Quand j’écoute Dummy, Warren G ou Alliance Ethnik, je suis aussi jaloux que lorsque j’écoutais les singles des groupes punks il y a presque vingt ans. Je suis ravi d’entendre une musique que je ne comprends pas à la première écoute.
Qu’est-ce qui a fini par tuer un groupe aussi innovateur qu’Orange Juice
Les changements de personnel. Pour moi, il y a deux groupes très distincts: celui qui a enregistré le premier album You can’t hide your love forever en 8o et un autre, un peu ennuyeux, qui s’est traîné jusqu’en 84. La première mouture, c’était des amis d’école qui s’amusaient sans gagner un rond. Mais dès que nous avons signé avec une major, les choses ont changé: plusieurs musiciens se sont découragés, n’ont pas pu devenir professionnels’ et sont partis… J’ai trahi certains de mes vieux copains pour suivre d’autres musiciens, ce n’était pas très propre. Après ça, nous nous sommes rarement amusés, Orange Juice a perdu son âme, la magie était partie. Les concerts se sont professionnalisés, mais ont perdu tout intérêt, tout leur aspect événementiel. J’ai dû accepter des compromis avec les autres, je m’ennuyais à mourir dans mon propre groupe… Nous avons eu des tubes énormes avec des chansons comme Rip it up, sur le second album, mais le c’ur n’y était plus. Pendant l’enregistrement du troisième album, Texas fever, tout le monde est parti, me laissant seul avec notre batteur Zeke Manyika. Nous n’arrivions pas à grandir : j’arrivais déguisé en rat aux réunions de marketing, je me moquais ouvertement des employés de notre maison de disques. Orange Juice était incapable de devenir adulte. J’ai donc mis fin au groupe – qui n’était plus qu’un duo – après le quatrième album. Ça a été un soulagement, j’en avais assez de m’engueuler avec tout le monde, de tout discuter, de gâcher mon énergie. Il fallait que je continue en solo pour ne plus vivre ce cauchemar de la vie de groupe.
Ces dernières années, en plus de tes albums solo, tu as produit quelques nouveaux groupes. Est-ce une carrière possible dans le futur
J’ai toujours eu une soif intarissable de découverte des sons. Depuis des années, je collectionne les appareils de prise de son les plus bizarres : des chambres d’écho des années 50, des micros des années 40, une table de mixage de 1969, un sampler des années 90. Ce n’est pas la nostalgie de Paul Weller ou de Lenny Kravitz, juste une recherche du meilleur son possible. Malheureusement, les groupes excitants ne sont pas légion. On ne tombe pas tous les jours sur une merveille comme Frank & Walters, qui m ont immédiatement séduit au Falcon, un petit club londonien. De façon générale, le rock m’ennuie à mourir. Sauf le mien (sourire)… Lloyd Cole m a contacté pour son prochain album, mais ça ne se fera pas. Après toutes les saloperies que j’ai pu raconter à son sujet, je suis stupéfait qu’il puisse encore m adresser la parole. Il est si gentil, si aimable et attentionné que j’ai vraiment du mal à lui dire d’aller se faire enculer (rires)… Souvent, je suis frustré, en écoutant les disques des autres, par le sabotage des producteurs ou des ingénieurs du son. Mais je ne pense pas être capable de faire carrière : j’ai trop mauvais caractère pour tolérer le moindre compromis en studio, pour accepter le dialogue, la diplomatie. Si je deviens producteur à temps plein un jour, ce sera pour en découdre avec Phil Spector ou Van Dyke Parks. Le rêve, c’est de rester enfermé des jours et des nuits avec mes propres chansons et d’être aussi prétentieux, maniaque, libre et irraisonnable que possible.
Tu as 35 ans. Comment envisages-tu ton futur
Il faudrait que je boive moins et que je fasse de l’exercice. Plusieurs de mes copains en sont réduits à suivre des régimes macrobiotiques ? j’en suis incapable. Je suis trop paresseux et, de toute façon, il est inconcevable de monter sur scène sans boire. J’entends en permanence des stars ou mes amis raconter à quel point leur vie a été bouleversée par la naissance d’un enfant, certains poussent même le vice jusqu’à en faire des chansons. L’arrivée de mon petit garçon n’a rien changé, je ne l’ai pas vécue comme un miracle, dans la béatitude. C’était juste logique. Peut-être ai-je hérité de l’égoïsme de mon père.
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