Dans Le cinéma américain, voyage avec Martin Scorsese, documentaire-fleuve de 3h40, Martin Scorsese livre sa vision d’un siècle de cinéma américain, subtil dosage entre classicisme et modernité, spectacle et pédagogie. Portée par les notions chrétiennes de faute, de damnation et de rédemption, la cinéphilie de Scorsese ressemble à ses films.
De la série 100 ans de cinéma diffusée sur Arte – dont on a déjà pu voir les volets anglais, japonais et allemand, dirigés par Stephen Frears, Nagisa Oshima et Edgar Reitz- Scorsese hérite de la partie la plus riche, la plus vaste, la plus excitante, mais aussi la plus ardue, puisqu’il s’agit de résumer en quelques heures un siècle de cinéma américain. Comment le réalisateur de Mean streets allait-il se débrouiller pour faire le tri entre période muette et avènement du parlant, western et comédie musicale, système des studios et mouvements indépendants, âge d’or d’Hollywood et prise en main par les multinationales ? Quelle vision personnelle Scorsese allait-il dégager d’un champ d’étude aussi monumental que la vallée chère à John Ford’ Le Cinéma américain, voyage avec Martin Scorsese (coréalisé par Scorsese et Michael Wilson) confirme une relation au cinéma américain que l’on pouvait déjà repérer dans son oeuvre savant équilibre entre la mémoire et l’innovation, le respect des genres et leur détournement, le classicisme et la modernité, le tout saupoudré de catholicisme bien tempéré.
La passion de Scorsese est entière. Elle englobe tous les genres, les périodes, les systèmes de production ou les grands courants esthétiques: Scorsese sélectionne le meilleur de chaque famille de cinéma et réunit dans son grand tableau le monument John Ford et le renégat John Cassavetes, le surpuissant David O Selznick et le démerdard Val Lewton, le délicat Douglas Sirk et le couillu Samuel Fuller, la démesure de David W Griffith et le dépouillement de Jacques Tourneur. Ni muséographie compassée ou poussiéreuse (Scorsese est l’anti-Reitz), ni exposé théorique avant-gardiste (Scorsese est aussi l’anti-Godard), ni visite béate et niaiseuse du monde merveilleux d’Hollywood (Scorsese, ce n’est pas non plus Disneyland), Le Cinéma américain du Rital nerveux est conçu dans le même état d’esprit que ses films : à la croisée du show et de la conscience critique de ce show.
Scorsese emploie, dans la présentation de son documentaire, l’expression de ? musée imaginaire chère à André Malraux. Ce musée imaginaire s’oppose à l’institution du musée, c’est un musée-cerveau qui n’a plus rien à voir avec les manifestations solennelles. En se mettant au centre de son documentaire au lieu de s’en tenir en marge (il est significatif que Scorsese, à chaque fois qu’il cite un film, en profite pour signaler où, quand et comment il l’a découvert), spectateur engagé plutôt que cinéphile rance se livrant à un inventaire rigoureux, Scorsese transforme résolument son documentaire en une fiction que l’on pourrait résumer de cette manière: il était une fois un petit garçon de Little Italy qui allait voir des films dans les salles de quartier sur les genoux de sa mère. Le Cinéma américain fait le récit de cette enfance pour se révéler un Mean streets de la cinéphilie où le mauvais garçon new-yorkais aurait échoué dans les salles obscures au lieu d’arpenter les rues de son quartier. Scorsese fait penser à Binx Bolling, le personnage central du roman de Walker Percy, Le Cinéphile, qui vient habiter une banlieue banale afin d’échapper au Sud hanté de souvenirs. Il veut sortir des archives’, s’effacer dans l’anonymat, ne plus être l’héritier d’une longue histoire, mais être personne . Son rêve serait d’habiter une zone urbaine désolée, de n’être plus une mémoire qui se souvient jusqu’à l’obsession. D’être simplement un ?œil’ qui, enregistrant à neuf chaque détail, défamiliarise le monde, lui redonne l’étrangeté radicale qu’avait son île lorsque Robinson Crusoé y échoua.
A la fin de son documentaire, Scorsese se compare au jeune adolescent d’America America débarquant à New York, la tête remplie de rêves et d’illusions, embrassant le sol poussiéreux d’une terre qu’il croit sainte. Pour Scorsese, cette Terre promise ne s’appelle pas Amérique, mais Cinéma. Toute sa méthode consiste à remonter à la première fois, à ce moment précis de son existence où il allait découvrir l’étrangeté de Duel au soleil, de Scarface ou de Shock corridor. Scorsese ne sépare jamais l’analyse d’un film des effets qu’il produit. C’est la force et l’originalité de son travail par rapport aux autres segments signés Stephen Frears ou Nagisa Oshima: le cinéma est perçu davantage comme une science des effets que comme une science des signes.
Le Cinéma américain est ainsi riche en extraits de films, généreux dans le rapport au spectateur, nerveusement monté, limpide dans sa progression et sa structure. On ne s’y ennuie jamais et on a toujours la sensation d’assister à une séance de cinéma plutôt qu’à un cours magistral – c’est la part spectacle de Scorsese. En même temps, il fait des choix, explique les raisons, se livre à quelques fines analyses prouvant que non seulement il aime le cinéma, mais surtout qu’il comprend parfaitement les motifs de cette passion ? c’est la part théorie de Scorsese.
Il faut reconnaître que si ce documentaire constituera un régal pour le spectateur moyen, le cinéphile plus pointu, tout en prenant un certain plaisir, n’apprendra rien de vraiment neuf sur l’évolution du cinéma américain ou sur le fonctionnement d’Hollywood. C’est le paradoxe du film.
Vu d’Amérique, les noms de Samuel Fuller, Phil Karlson, Nicholas Ray, André De Toth, Irving Lerner sentent fortement la naphtaline et ne s’inscrivent qu’en marge des histoires officielles du cinéma. Pour le cinéphile français, Samuel Fuller et Nick Ray sont des carrefours obligés, une épreuve initiatique obligatoire. Les découvertes des uns sont parfois les lieux communs des autres. Par ailleurs, si Scorsese est un cinéaste cinéphile beaucoup réfléchi sur son art, ses analyses ne sont jamais aussi profondes et radicales que celles de ses collègues français, Truffaut, Godard, Rivette, Rohmer. Lui n’est pas travaillé par cette mélancolie très européenne qui cerne au plus près les limites du cinéma, qui pousse à toujours le remettre en question et ne peut jamais se satisfaire du déjà fait: Scorsese est un Américain, c’est-à-dire avant tout un homme d’action, un optimiste tourné vers le futur. Même si son film laisse filtrer une vague nostalgie pour un type de cinéma qui n’est plus, Scorsese n’a ni le temps ni le tempérament de s’interroger éternellement sur la mort éventuelle du cinéma ou sur l’impossibilité d’en faire aujourd’hui comme avant: the show must go on. A l’instar de sa filmographie, Le Cinéma américain dénote cette capacité très américaine à mêler intimement l’action et la réflexion, la vie et la théorie, sans jamais basculer d’un côté au risque d’oublier l’autre. C’est ainsi que Scorsese arrive à présenter une vision assez complète du cinéma américain (un rappel final n’omet pas d’inclure tous les cinéastes qui n’ont pu se glisser dans les trois heures et demie précédentes) tout en faisant passer la saveur de ses préférences et l’intelligence pédagogique de ses réflexions. Ce subtil équilibre entre saga spectaculaire et réflexion est particulièrement palpable dans la partie consacrée aux grands studios hollywoodiens et à la façon industrielle dont ils produisaient des films de genre. Pour donner une idée de l’évolution du western, Scorsese sélectionne trois films de John Ford avec John Wayne en vedette, un par décennie: La Chevauchée fantastique (1939), La Charge héroïque (titre français débile de She wore a yellow ribbon, 1949) et La Prisonnière du désert (1956). Dans le premier, John Wayne campe un jeune shérif plein de sève et de jus, prêt à défendre la veuve et l’orphelin contre les dangers de l’Ouest, notamment les Indiens, ces ennemis de la nouvelle civilisation que l’on peut dégommer la conscience tranquille, en état de légitime défense (voir la célèbre séquence de l’attaque de la diligence). Dans le second, John Wayne a vieilli pour devenir finalement un officier yankee mélancolique sur le point de prendre sa retraite. L’optimisme des pionniers a du plomb dans l’aile, Nathan/Wayne a laissé beaucoup d’illusions dans la poussière ocre de Monument Valley, le ton vire au crépusculaire et les Indiens sont devenus des êtres humains avec lesquels il convient de dialoguer avant de tirer. Dans le troisième film, Ethan/Wayne est un dinosaure en voie de disparition, un cowboy-soldat vaincu, aigri, raciste, un solitaire sans foyer condamné à errer éternellement dans le désert aride, un ancêtre lointain des vétérans du Vietnam, paumé comme eux dans un pays qui a évolué, où il n’a plus vraiment sa place. En quelque quinze ans, le western a autant changé que les trois figures incarnées par John Wayne, passant de l’imagerie d’Epinal la plus classique au désenchantement le plus amer. Si le style de Ford a peu bougé, sa vision a considérablement évolué au gré de sa propre maturation et des évolutions de la psyché américaine. Scorsese démontre subtilement comment, au sein même d’un système vissé (celui des studios), dans un genre purement commercial (les westerns de Ford étaient destinés au public populaire du samedi soir), il était quand même possible d’établir plusieurs niveaux de lecture tout faisant passer (comme on fait passer de la marchandise frauduleuse à la douane) une vision personnelle de cinéaste. Le sommet comique et surréaliste du chapitre fordien est atteint quand Scorsese nous montre des extraits d’un entretien entre Bogdanovitch et Ford. Le pauvre Bogdanovitch pose une série de questions sur l’évolution du western, sa signification dans la culture américaine… Ford le fixe laconiquement, cigare planté au coin des lèvres, monocle à l’œil, casquette sur le crâne et grommelle quelques vagues Nope », Don’t know ?, jusqu’au moment où, après un long silence, il gueule vers l’assistant un strident et définitif CUT !??
Toute aussi vivante et pertinente est l’analyse sur l’évolution du film de gangsters vers le film noir. Scorsese s’attache à montrer qu’elle est surtout une transition de l’individu vers le collectif Dans L’Ennemi public (1931) de William Wellman comme dans le Scarface (1932) d’Howard Hawks, James Cagney et Paul Muni incarnent des gangsters solitaires: pour écarter le danger individuel qu’ils représentent, il suffit d’une bonne fusillade. Les deux films se terminent sur la chute des deux malfrats qui s’écroulent, farcis aux pruneaux des mitraillettes automatiques. Dans les années 40, ce cinéma évolue parce que le banditisme change: les gangsters s organisent de mieux en mieux, les gangs d’antan deviennent de gigantesques sociétés hiérarchisées ayant pignon sur rue, les bandits troquent les sapes de voyous pour le costume trois-pièces respectable. Le banditisme n’a plus de visage : en prenant une apparence institutionnelle, il devient collectif et anonyme. Le film noir évoluera ainsi jusqu’à confondre bandits, police, justice, milieux d’affaires : ce ne sont plus quelques individus qui sont pourris, mais tout un système qui est corrompu. Scorsese note que le film noir a connu ses sommets avec les Robert Siodmak, Billy Wilder, Fritz Lang, Otto Preminger et autres Edgar G. Ulmer: ces cinéastes avaient fui l’Europe fasciste et apportaient dans leurs bagages des peurs et des angoisses d’une intensité inconnue par les Américains pur beef. Fondé sur un réalisme urbain éclairé aux ombres et lumières de l’expressionnisme allemand, le film noir est ainsi indirectement un genre européen.
L’ironie de l’analyse de Scorsese, c’est que Hollywood a finalement connu la même évolution que le gangstérisme, passant d’un statut industrialoartisanal à un statut lourdement industriel. Au milieu des années 6o, la génération des producteurs Goldwyn, Mayer, Zanuck, Cohn, Selznick, Laemmle s’est progressivement éteinte. Loin d’être des anges, ces capitaines-fondateurs gardaient un oeil sur la dernière ligne des bilans comptables. Mais une fois la moindre décimale vérifiée, ces émigrés n’oubliaient pas leur vieille culture européenne, leur scepticisme, leur humour, les souvenirs cuisants des pays qu’ils avaient quittés. Des businessmen avides de réussite, certes, mais qui aimaient profondément leurs produits, les films. Cette génération d’entrepreneurs a cédé le terrain aux requins d’aujourd’hui, golden boys sans mémoire et sans culture qui ne connaissent que le langage de Wall Street. Scorsese ayant prospéré dans ce marigot de squales, on a le droit de voir dans son analyse du film noir une métaphore désenchantée de l’évolution d’Hollywood. Toujours est-il qu’il administre encore la preuve que, sous couvert de cinéma d’action, de règles codifiées et de spectacle inoffensif visant avant tout à distraire, le cinéma de genre pouvait offrir un reflet pertinent de la société américaine, voire sa critique la plus virulente – pourvu qu’il soit porté par des gens talentueux qui n’oubliaient pas leur cervelle à la porte des studios.
Scorsese ne limite pas son cadre aux seuls films de genre et au système majoritaire des studios. Il dédie deux chapitres et deux heures entières aux réalisateurs ayant consciemment utilisé le système pour faire passer un message subversif ceux qu’il appelle les smugglers’ – et aux iconoclastes’ ayant ouvertement ferraillé contre le système. Scorsese ne cache pas sa préférence pour tous ces renégats de la norme, ces rebelles solitaires oubliés de l’histoire, ces serviteurs anonymes de la série B. Sans doute plus que Ford, Walsh ou Hawks, ce sont les Ray, Fuller, Tourneur, Kazan, Daves, Polonsky qui l’ont marqué, surtout sur le plan de l’éthique et du statut de l’artiste face aux pressions économiques et commerciales des gens d’argent. Dans la lignée de ces contrebandiers’ admirés, Scorsese a su utiliser le système à son profit, mais il a aussi parfois plié l’échine quand il lui a fallu se refaire une crédibilité commerciale: cela nous a valu La Couleur de l’argent ou Les Nerfs à vif oeuvres de commande plutôt carrées et impersonnelles. Dans cette grande fresque du cinéma américain, il est dommage que Scorsese s’ arrête à Kubrick, Penn et Cassavetes, refusant de s’aventurer dans les vingt dernières années sous prétexte qu’en tant que cinéaste actif, il les a vécues de l’intérieur. Ce qui l’amène à passer sous silence non seulement les oeuvres considérables de ses copains Coppola, DePalma et Cimino, mais surtout le mouvement expérimental new-yorkais des Andy Warhol, Jonas Mekas ou Shirley Clarke, qu’il a pourtant côtoyé durant ses études de cinéma à NYU. Le tableau est donc incomplet, mais le spectateur attentif pourra facilement dénouer les fils qui relient le passé cinéphile de Scorsese à son présent de cinéaste. En traçant une ligne d’admiration qui va de Griffith à Cassavetes, le documentaire de Scorsese ressemble à ses films : intensément personnels, ils n’ont cependant jamais provoqué de ruptures esthétiques foudroyantes; coulés dans le moule des genres traditionnels, ils en ont proposé des relectures totalement idiosyncratiques, marquées par un style très physique et la permanence de thèmes chrétiens liés au milieu à la fois religieux et brutal dans lequel a grandi le cinéaste.
C’est avec la religion que Scorsese conclut Le Cinéma américain qui, in fine, peut se lire comme un autoportrait indirect. Jeune adolescent, Scorsese avait pour vocation de devenir prêtre. Puis, assez rapidement, sa passion croissante pour le cinéma et sa libido en éveil ont su le dissuader de passer le restant de sa vie en soutane. Pourtant, le catholicisme et son cortège de questions sur la culpabilité, la faute et le rachat n’ont cessé de le travailler au corps et d’infuser ses films. Pour Scorsese, le cinéma s’est avéré un excellent substitut à la religion, la salle obscure faisant office de lieu de culte et remplissant la même fonction : réunir des gens sous un même toit, les faire communier autour d’un même objet, étancher leur besoin impérieux de croyance et de spiritualité. La vision scorsesienne du cinéma américain est fondamentalement chrétienne. A l’image des théories de Bazin, Scorsese porte sur le cinéma américain un regard théologique où les notions de péché, de paradis perdu, d’enfer et de rédemption sont centrales. Souvent partielle, en tout cas très partiale, sa vision du film noir réduit le genre à la recherche d’un éden dont l’accès est interdit aux héros marqués par le péché. Selon Scorsese, par exemple, le truand hanté de Crime wave d’André De Toth – l’un des films préférés de Jean-Pierre Melville -, incapable de mettre son passé derrière lui et de se remettre tranquillement dans le droit chemin, ne fait que payer pour ses pêchés commis’. Le versant fictionnel du Cinéma américain pourrait bien être La Dernière tentation du Christ, l’épopée d’un Jésus partagé entre la sainteté et le quotidien. Les modèles cinématographiques de Scorsese sont eux aussi des saints, soumis aux impératifs terrestres des conditions de production et des exigences des grands studios qu’ils arrivent à transcender en produisant un cinéma d’auteur. Les metteurs en scène les plus marquants de l’histoire du cinéma américain sont, comme Jésus, partagés entre le ciel et l’enfer, entre les obligations du studio et leur expression personnelle. Fils de Dieu, souvent relégués à un purgatoire dont le nom seul varie: RKO, Paramount, David O Selznick, McCarthy, liste noire, la plupart d’entre eux finiront aussi par porter leur croix. L’Evangile hollywoodien selon saint Scorsese relate leur parcours : saint Welles, saint Fuller, saint Ray – ou comment réduire le cinéma américain à la sainte Trinité. Si l’histoire d’Hollywood est une histoire juive, celle des Goldwyn, Cohn, Warner ou Selznick, Scorsese vient d’en signer un chapitre supplémentaire, son Nouveau Testament en quelque sorte. D’après Moretti, la messe est finie; selon Godard, on ne sait plus prier et tout fout le camp. Père Martin y croit encore : la messe continue et Le Cinéma américain est sa dernière homélie.
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