Kiss of death est le remake étrange mais réussi d’un classique noir et oublié de 1947, Le Carrefour de la mort. Là où Henri Hathaway pondait un hymne à la délation dans le contexte du maccarthysme, Barbet Schroeder, dans la lignée du Mystère von Bülow, continue à explorer les rites de la justice américaine, ses mécanismes subtils et retors.
A Hollywood, le recyclage continue. Le cinéma américain a toujours su que le stock d’histoires à raconter n’est pas inépuisable, loin s’en faut. Alors, on prend les mêmes, les bonnes, et on recommence à l’infini. Les films qui naissent de la confrontation entre un scénario poussiéreux et le regard qu’un cinéaste pose sur lui ne sont pas toujours réussis, mais ils restent souvent passionnants. C’est le cas de Kiss of death. Avant d’être le quatrième film américain de Barbet Schroeder, Kiss of death était un vieux polar réalisé en 1947 par Henri Hathaway, l’éternel oublié de la politique des auteurs’, et distribué en France sous un titre débile: Le Carrefour de la mort. Quasiment invisible jusqu’à sa sortie en vidéo, il était connu par ouï-dire, surtout pour la composition de Richard Widmark en tueur psychopathe. Ce premier Kiss of death s’attachait au triste destin d’un petit malfrat, victime d’une impitoyable malédiction sociale (Victor Mature, plus triste que jamais). Ce natural born loser, digne d’un roman de Goodis, commence par refuser le marché proposé par le procureur (la liberté contre le nom de ses complices) avant de se raviser quand il apprend le suicide au gaz de sa femme. Pour le bonheur de ses filles et les beaux yeux de leur baby-sitter, il devient le confident et le compagnon de beuveries de Widmark avant de le balancer aux flics. Mais les carences du système judiciaire l’obligent à revenir défier le méchant sur son terrain pour protéger un bonheur familial retrouvé. En le découvrant enfin, on s’aperçoit que Kiss of death mérite sa réputation de chef-d’ uvre du film noir. Hathaway, loin du tâcheron qu’on décrit trop souvent, était un cinéaste passionné par les innovations techniques et il avait tenu à tourner l’essentiel du film en décors naturels. Il avait poussé le souci de réalisme jusqu’à filmer en 16mm certains plans de l’extraordinaire première séquence (le vol de la bijouterie) dans le Chrysler Building de New York. Coincé dans un véritable ascenseur, il était obligé de coller sa caméra sous le nez des acteurs. Une proximité qui rend l’angoisse des cambrioleurs palpable et fait de cette banale scène de casse un moment d’anthologie. Kiss of death est aussi un film merveilleusement bien écrit, par trois des meilleurs scénaristes hollywoodiens ? Hecht, Lederer et Dunne. Un exemple Widmark, qui comme de juste a tous les vices, entraîne Victor Mature dans ce qu’on devine être un bordel. Sitôt passé la grille, il se tourne vers lui: Tu sens Le parfum… ?La scène est réussie car elle suggère sans rien montrer et évite ainsi les foudres du code Hays. Les seules faiblesses du film sont ses passages sentimentaux: on y sent Mature très peu à l’aise et la nullité de sa partenaire Colleen Gray se fait douloureusement sentir. Malgré ces défauts, Kiss of death première version est un grand film. Mais c’est aussi un hymne à la délation, réalisé au moment même où l’Amérique sombre dans la paranoïa collective. C’est en effet en 1947 que la Commission sur les activités anti-américaines commence à enquêter à Hollywood sur l’infiltration communiste dans les milieux du cinéma. Une bonne partie du tout-Hollywood défile spontanément à la barre des témoins et le pays entend Gary Cooper ou Robert Taylor affirmer que la vermine rouge est en train de contaminer leur industrie. A la fin de l’année, les studios établissent la tristement célèbre liste noire où sont inscrits tous ceux qui ont refusé de témoigner devant la Commission. Désormais, ils ne peuvent plus travailler sans avoir abjuré leurs mauvais penchants marxistes et livré les noms de leurs amis. Kiss of death, avec toute sa thématique du rachat par la dénonciation, est un pur produit de cette logique.
Toujours est-il qu’aux Etats-Unis le film est considéré comme un classique, et si le projet d’un remake n’étonne personne, voir un cinéaste européen s’y atteler est plus surprenant. Mais Barbet Schroeder est-il un cinéaste européen comme le sont restés Milos Forman ou Louis Malle Ce drôle de type n’est jamais là où on l’attend: fondateur des Films du Losange avec l’argent des tableaux de papa, compagnon de route de la Nouvelle Vague et ami intime de Rohmer, producteur d’Eustache, de Fassbinder et de Duras, explorateur en Nouvelle-Guinée, mari de Bulle Ogier, documentariste de sa propre sexualité (Maîtresse). personnage d’un roman de Bukowski et acteur à ses heures chez Rouch ou Rivette… Il faut attendre 1987 et Barfly pour qu’il fasse une entrée marginale dans le cinéma américain sous la bannière de la Cannon, compagnie créée par deux aventuriers israéliens qui voulaient conquérir Hollywood. Si Golan et Globus sont déjà oubliés, Barfly reste un beau film et Schroeder demeure le seul, avec Coppola et Cimino, à avoir tiré quelque chose de Mickey Rourke. Après, ce sera Le Mystère Von Bülow, film à la perfection glacée, puis le succès mondial de J.F. partagerait appartement. Les grands studios n’ont rien à lui refuser, d’autant qu’avec Kiss of death, Shroeder s’est trouvé, avec Richard Price, un scénariste à la hauteur. Price a écrit les scripts de La Couleur de l’argent, Mad Dog and Glory et Clockers, d’après son roman, qui sera le prochain Spike Lee. Tout ça sent le film brillant et le remake musclé. Eh bien, pas du tout. Dès les premiers plans, le ton est donné. Un long mouvement de grue nous montre le métro aérien et le Shea Stadium du Queens avant de survoler un cimetière de voitures. Puis, un travelling le long d’une rue banale de maisons de brique et l’entrée dans un intérieur terne où s’affairent deux femmes. Elles évoquent la récente sortie de prison du mari de la plus âgée et sa ferme intention de se tenir à carreau. Jimmy, le mauvais garçon repenti, rentre du boulot et se met devant la télé avec sa gamine. Schroeder reprend clairement le côté documentaire de la première version en le renforçant et en l’inscrivant dans un espace urbain très précis. On pourrait se croire chez Ken Loach. La fiction ne tarde pas à survenir avec un ami du quartier qui vient réclamer de l’aide pour un transport de voitures volées. Jimmy finit par céder et, bien sûr, l’affaire tourne mal. Tel un personnage des premiers albums de Springsteen, il brise sa vie sur l’autel de la fidélité à sa jeunesse. Dès lors, il lui faudra recoller les morceaux de son rêve modeste (une femme, des enfants, un travail) en un devenant un mouchard manipulé par l’institution judiciaire. La justice américaine et ses mécanismes aussi subtils que retors passionnent Schroeder depuis Le Mystère von Bülow. Les codes des avocats et les règles des procureurs le fascinent comme le fascinaient les us et coutumes des alcooliques, des tricheurs ou des sadomasochistes. Ethnologue rentré, il observe les rites de la justice avec l’œil aiguisé de sa caméra-scalpel et c’est avec jubilation qu’il fait sortir vainqueur son héros de tous les pièges tendus par le monstre judiciaire. Là encore, c’est l’aspect documentaire qui domine et fait la force du film. Schroeder refuse de réaliser la version sous anabolisants qu’on attendait de lui pour concentrer tous les effets sur le seul personnage du méchant. Nicholas Cage reprend le personnage de Widmark et remplace le ricanement sardonique et les yeux fous de l’original par une masse impressionnante de muscles et un cabotinage intensif Si Widmark était un adolescent pervers, Cage est lui un enfant hypertrophié, dépourvu de sexualité et répondant au nom parodique de Little Junior. Ce minus tue à mains nues, mais n’a que 5 % de capacité respiratoire et ne supporte pas le goût du métal. Dernier descendant taré d’une longue lignée de vilains, il est si artificiel qu’il n arrive même plus respirer. Avec ce personnage, Schroeder et Price réussissent l’exploit dramaturgique de faire la critique interne de leur film tout en donnant le change du spectaculaire au spectateur et à leurs commanditaires.
Hélas, si ce dispositif fonctionne à merveille pendant les deux tiers du film, il se révèle inadapté pour le happy end obligatoire que Schroeder décide de saboter délibérément, bien aidé en cela par une musique inepte. Si cette attitude est aussi rare qu’estimable, elle fait de Kiss of death un film étrange et difficile à aimer.
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