Dernière révélation du trip-hop anglais, Earthling cite pourtant plus volontiers Leonard Cohen ou Brian Eno que ses amis et voisins de Portishead. Alors que sort Radar, rencontre avec le Noir Mau et le Blanc T Saul, terriens beaucoup moins torturés que leur impressionnant album.
« Je suis un terrien/Est-ce que ça signifie que je suis dingue ? » Dès First transmission, premier maxi officiel d’Earthling, on avait été dérouté : par ce son, lancinant comme un orage qui nargue une belle soirée d’été sans se décider à exploser ; par ces textes hallucinés, où se croisaient Leonard Cohen et Boris Karloff ; par ce hip-hop psychiatrique et ankylosé. On avait immédiatement pensé à Portishead, pour cette sidérante torpeur, pour cette façon de danser sur place. Mais un Portishead sans larmes, sans femme, un Portishead capable de coups violents et de paroles complètement tarées, cadavres exquis inédits dans le hip-hop : « Je suis rock, je suis roll, je suis Nat King Cole/Je suis Chostakovitch en train de se noyer dans un aquarium » ou, plus loin, « Je tuais des vers de terre/Quand j’étais gamin. Je suis monsieur McLaren. Est-ce que j’ai tué Sid ? » Le second single, Nefisa, confirmait l’excellence d’Earthling. On pensait bien sûr à Tricky, pour ce phrasé tourmenté, pour cette musique réduite en purée de cafards. A coup sûr, Earthling n’allait pas bien. Ce groupe inquiétant s’inquiétait trop pour être sain : il y a toujours un côté effrayant chez ces types se souciant tant de la santé mentale du monde, catastrophés d’être les seuls êtres sensés de la planète.
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Qui est en tort : celui qui remonte seul l’autoroute à contre-sens ou bien la majorité qui suit bêtement le sens de la marche ?
Chez Mau, l’inquiétant rapper d’Earthling, pas de doute possible : le monde est peuplé d’extraterrestres qui font des choses effroyablement bizarres prendre le bus, manger du Toblerone, marcher dans la rue. Seul terrien (un Earthling, justement), il les observe, amusé et terrorisé, de sa fenêtre. Et décrit ces scènes anodines de la vie de tous les jours comme s’il assistait au plus invraisemblable freak-show : « Je me fais passer pour un paria/Passe mes journées à faire le voyeur. » Des mots de ce genre, franchement paranos et malsains, il y en a beaucoup sur Radar, le premier album d’Earthling. Des mots étranglés par une voix qui chuchote, souvent dans le noir, la trouille au ventre. C’est la banalité suspecte des mots de Mau qui les rend aussi menaçants : ce type ne peut nous vouloir que du mal, cherche à nous endormir pour nous achever au coin d’une rime en couperet. « J’ai récemment retrouvé mes cahiers d’écolier à la maison. J’ai été stupéfait par les observations que je notais dans les marges : « L’instituteur se lève, va au tableau, lève le bras »… Ce genre de descriptions de banalités m’a toujours fasciné. Pendant des années, je ne connaissais que ce que je voyais à la télé. Je me suis forgé une image du monde à partir de ça et de mon quartier : l’Angleterre, et même le monde, se limitait à ma banlieue d’Ilford. J’étais un gosse de la bourgeoisie noire, mes parents m’interdisaient d’aller traîner vers les cités ouvrières. Alors je restais à la maison. » Un tout petit monde, celui de Mau. Un petit cocon bâti à la main, à la peine, bien consciemment, bien méchamment. Un petit monde dans lequel il faisait bon se vautrer et être un sale gosse. « Mon plus grand plaisir, c’était de torturer les animaux. Je découpais les vers de terre, arrachais les ailes des mouches, faisais flamber les fourmis. Je passais ma vie tout seul, à faire des conneries, comme pisser sur la tête du voisin par la fenêtre de ma chambre. Et puis, grâce au hip-hop, j’ai eu cette révélation : je ne suis pas la seule personne au monde. Pour la première fois, j’ai découvert d’autres gens qui pensaient et rêvaient comme moi. Je suis alors devenu curieux de tout. Plus je me suis ouvert au monde, plus je me suis mis à détester le sale môme renfrogné que j’étais, mais les rechutes sont fréquentes : il suffit que je sois avec mes neveux pour que je me planque avec eux derrière un arbre, à torturer les insectes. »
Sorti de l’auberge, Mau allait tenter de trouver l’âme s’ur, capable de mettre en musique ses mots abracadabrants (« les mots que j’écris empoisonneraient mon cerveau : il faut que je les expulse »). C’est en répondant à une petite annonce « Musicien cherche rapper imaginatif », sans plus de fioritures qu’il rencontre le Blanc T Saul, allié objectif dès le premier soir, sur la foi d’une passion commune pour le roman L’Homme-dé de Luke Rhinehart. « Je suis arrivé chez lui sans trop y croire : depuis des mois, je ne rencontrais que des musiciens idiots. Nous avons commencé à discuter et n’avons arrêté qu’au petit matin. Sans même nous en rendre compte, nous avions déjà enregistré une première chanson. Nous nous sommes remis au travail le lendemain et, depuis, nous n’avons pas arrêté. » Une rencontre qui prend des allures de choc des cultures entre Mau élevé dans une banlieue noire et cossue de Londres et T Saul éternel solitaire débarqué de sa campagne et d’épuisantes études de psychologie. « Le groupe s’est enrichi de nos différences d’éducation, de milieu, de culture. Mais Earthling n’est en aucun cas un groupe Benneton. »
C’est à Bristol la Wild-Bunch et les débuts de Massive Attack en fond sonore que T Saul se passionna pour la musique. « Gamin, j’allais dans les sound-systems écouter du reggae et de la soul. Mais il ne faut pas croire la rumeur : Bristol n’a jamais été une ville très vivante. C’est un trou, seulement agréable pour l’incroyable oisiveté qui y règne. Tout le monde fume de la dope, peut se permettre de passer la journée en pyjama. Il n’y a pas d’emploi du temps, car tout le monde est au chômage. » Avec un jeune DJ turbulent, fils d’amis de la famille, T Saul apprend alors le bricolage des sons, samplant dans le même sac Athletico Spizz 80 et Curtis Mayfield. Le copain en question s’appelle Geoff Barlow et formera Portishead quelques années plus tard. Entre-temps, T Saul a quitté Bristol pour Londres mais est resté en contact permanent avec son vieux copain : il participe à l’élaboration de Dummy ; Portishead, en renvoi d’ascenseur, est venu remixer en beauté First transmission et Nefisa, les deux derniers singles d’Earthling. Un parrainage dont Earthling se passerait bien aujourd’hui : quand, au détour d’une question, T Saul lâche malgré lui le nom de Portishead, il met immédiatement la main sur la bouche, comme s’il venait de passer aux aveux pour vol dans la caisse. Ces histoires de « son de Bristol » agacent sévèrement Earthling. Quand on évoque une connivence de son, T Saul explique le plus sérieusement du monde que cette mélancolie poisseuse qui les lie à Portishead vient du fait que les deux groupes jouent « en accords mineurs ». Ayant séché les cours de solfège, on demande des explications un peu moins cliniques. « Peut-être que je n’ai jamais été un garçon très heureux », avance timidement T Saul. « J’écoutais les Doors en boucle, puis Marley et Grandmaster Flash… Puis je me suis mis au jazz, j’avais une image très romantique de moi-même, lisais sans arrêt, m’imaginais beatnick. Mais je n’avais aucun intérêt. Ma seule passion, c’était de creuser des trous dans les champs, à la recherche de trésors. Je n’ai découvert que quelques morceaux de poteries, que je nettoyais avec amour. J’étais effroyablement nombriliste, haïssais l’école, où je me sentais exclu. Peut-être que ces années d’immense solitude ont affecté ma musique. Si je n’avais pas fait des études de psychologie, je ne saurais toujours pas comment me comporter en public. »
Une paupière refermée sur un œil fixe, Mau est la boule de nerfs qui manquait au sage et dépressif T Saul. Sauvé par le hip-hop (« Avant ça, j’écoutais Adam & the Ants »), Mau cite dans le texte IAM, MC Solaar et un groupe entendu à Paris : Fuck Your Mother. Plus tard, on comprendra qu’il parlait de NTM. Elève doué et replié sur lui-même, il serait devenu ingénieur si sa route n’avait un jour croisé celle du It takes a nation of millions to hold us back de Public Enemy ou celle du Straight outta Compton de NWA. « A la maison, tout le monde écoutait sa propre musique : ma s’ur du reggae, l’autre Abba, mon frère de la soul et du jazz… Ils ne m’avaient rien laissé à moi. Mais quand le hip-hop a débarqué, j’ai enfin eu une musique que personne ne s’était déjà attribuée. Ces chansons ne quittaient pas mon walkman, m’accompagnaient partout. Au début, mes parents faisaient la gueule. Mais petit à petit, j’ai monté le son sur l’ampli familial. Si bien qu’à la fin ils écoutaient des chansons comme Dopeman song sans même s’en rendre compte.
Ces disques me faisaient hurler de rire. Les gens les cataloguaient agressifs, durs, violents : moi, je les trouvais hilarants, bouleversants et très malins. A l’école, je me suis ouvert aux autres, je suis devenu la vedette de la cour de récréation. Je suis sorti avec toutes les jolies filles du lycée, presque comme un exploit sportif. » Au petit jeu des citations, Mau sidère : on n’avait encore jamais entendu rapper s’enthousiasmer autant pour Brian Eno que pour A Tribe Called Quest, défendre avec une telle foi le vieux Leonard Cohen. Loin des références de rigueur des Américains, loin des orthodoxies, il représente bien cette jeune génération du trip-hop anglais pour qui éclectisme n’est jamais synonyme de laxisme en matière de goût. « Personne n’écrit comme Leonard Cohen. Il est si cool, si élégant, si comique. Pendant des années, j’ai cru la rumeur : je le pensais lugubre. Aujourd’hui, je ne peux pas m’en passer. »
Il y a de cette gravité chez Earthling. Même si le duo jure être beaucoup plus drôle et léger que les collègues Portishead, on n’entre pas dans Radar sans appréhension. Un disque bavard et sans le moindre répit, intense et claustrophobique, aux sons souvent maltraités, aux paroles toujours troublantes. Une intensité revendiquée par T Saul, qui affirme ne pouvoir vivre que dans le tohu-bohu : la télé allumée, la chaîne à fond, la radio en marche et le téléphone à la main. « Plus nous enregistrions le disque, plus nous nous sommes enfermés dans un monde qui s’est creusé en direct, se souvient Mau. Je passais parfois des heures les yeux rivés sur une phrase, hypnotisé. Ça finissait par devenir dangereux, virait à la folie obsessionnelle. Dès que je sortais, je me mettais à culpabiliser : je sais que je ferais mieux de rester à la maison pour travailler mes paroles. Ça empoisonne chaque seconde de ma vie privée, qui est de plus en plus réduite au néant. Je finis par haïr les distractions qui m’éloignent de mes carnets de notes. Quand je suis chez des amis, je rumine dans mon coin, piaffe d’impatience. J’ai peur d’oublier mes idées de paroles en route. Ce n’est pas très raisonnable. Après avoir vécu une période aussi intense, c’est un miracle que nous soyons toujours copains. Notre chance, c’est que nous ne fonctionnons jamais comme ces groupes dont on parle dans les journaux : jamais de drogues ou de filles en studio, jamais d’engueulades, jamais de bagarre. Nous avons tellement d’idées en stock qu’il est facile d’écarter un morceau dont un de nous ne serait pas heureux. Ça interdit les luttes d’ego. Nous sommes le groupe le moins rock’n’roll de l’histoire. »
JD Beauvallet
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