Journaliste à « Wired », Frank Rose a enquêté dans l’industrie culturelle pour mettre en lumière les nouvelles formes de narration. Ou comment le storytelling, via internet et les médias sociaux, a annexé nos vies.
Onze septembre 2001. Le monde entier est rivé à son poste de télévision. Les images apocalyptiques des tours en flammes nous parviennent à travers les yeux et les oreilles d’une poignée de professionnels des médias. Dix ans plus tard, la commémoration du dixième anniversaire du drame est toujours relayé par l’ensemble des médias de masse – journalistes, intellectuels et écrivains. Mais des millions d’autres voix les ont rejoints : Twitter, Facebook, sites et plates-formes fournissent une chambre d’écho infini à un désarroi qui désormais se partage et se réinvente collectivement.
C’est en ces termes, presque une parabole, que Frank Rose mesure la puissante mutation du monde depuis l’arrivée d’internet.
« En 2001 n’existaient ni Flickr, ni YouTube, ni Twitter et encore moins Broadcastr. Mark Zuckerberg était encore au lycée (…). Les outils de narration étaient encore réservés à ceux qui avaient accès aux médias de masse. »
Narration multimédia
Plume à Wired, mais aussi au New York Times, à Esquire et Vanity Fair, l’auteur néglige cependant vite la sphère des médias pour se concentrer sur ce qui l’intéresse : l’impact d’internet sur le monde du divertissement. Ni essai anthropologique, ni livre de geek, Buzz s’interroge sur les frontières mouvantes de la fiction – avant et après la révolution numérique – et la définition même d’oeuvre d’art. Quand a pris fin l’ère du récit linéaire traditionnel ? Existe-t-il encore des créateurs tout-puissants, uniques propriétaires de leur oeuvre ? Rose répond à ces questions par une enquête au sein de l’industrie culturelle.
Amarré à une solide théorie, son essai glane aussi sa matière au contact de géants d’Hollywood : George Lucas, Steven Spielberg, James Cameron ou les frères Wachowski. Tous ont en commun d’avoir été les pionniers d’une autre manière de regarder les films, et donc de les fabriquer : en s’appuyant, et se démultipliant, sur un nouveau genre de narration multimédia. Lucas, avec sa trilogie légendaire, a ouvert la voie : au-delà de sa dimension de « prototype pour les narrations denses, composées de plusieurs couches », Star Wars a généré des tonnes de produits dérivés – romans, comics, jeux vidéo, adaptations radio et additions de trilogies – enrichissant « un univers d’une complexité sans limite ».
Avec A.I., de Spielberg, ou Avatar, de Cameron, les choses se corsent : la sortie du premier s’accompagne d’un jeu vidéo – conçu par Jordan Weisman, ex-ado dyslexique -, tandis que le second invente un univers fractal, en 3D, aux perspectives inouïes. Rose raconte aussi comment la sortie de Batman, The Dark Knight, en 2008, fut précédée d’une vaste campagne publicitaire sous la forme d’un jeux de piste sur le web, plongeant les fans dans le récit bien avant d’être dans la salle. Sur ce point, l’auteur relève une première zone de brouillage, entre divertissement et publicité : où commence l’un, où s’arrête l’autre ?
Interactivité
Glissant du grand au petit écran, l’auteur désigne derrière la ramification des récits, leur force « immersive », une dérive fascinante de l’oeuvre vers un ailleurs. C’est le cas de la série Lost, dont le récit surnaturel à la Robinson Crusoé a tant fasciné – et plongé dans un abîme de perplexité – qu’il a engendré la création de dizaines de sites spécialisés (le bien nommé Lostpédia), inventant une bio, un passé et un futur aux personnages. Pas cons, les scénaristes ont fini par pomper les idées des internautes.
La question de l’interactivité est bien sûr au coeur de cet ouvrage. Les exemples de détournement de séries (qui, par leur côté feuilletonant, exerce un fort pouvoir sur l’imaginaire) sont à la fois nombreux et fertiles en fictions – allant jusqu’à l’invention de faux comptes Twitter par les personnages de Mad Men. Aujourd’hui, explique Rose, « nous ne consommons plus les histoires comme elles nous sont racontées ; nous les partageons les uns avec les autres ». Quitte à se les approprier complètement… George Lucas confie à quel point l’univers de Star Wars lui échappe. Selon lui, il appartient aux fans (et un peu aux majors quand même aussi). Il suffit de faire un tour des blogs pour s’en convaincre ; aujourd’hui, tout le monde se prend pour un écrivain – ou un cinéaste, avec un bon smartphone.
Et le roman dans tout ça ? Prophétique, comme d’habitude. D’abord, en ouvrant le bal des révolutions techniques dans l’art avec la naissance de l’imprimerie – suivie du cinéma et de la télévision. Ensuite, en énonçant depuis ses débuts le pouvoir toujours plus enivrant et « réel » de la narration. Ainsi Don Quichotte guerroyant contre les moulins à vent parce qu’il aurait « perdu l’esprit » en lisant trop. Parfois, la confusion entre réalité et fiction surprend, égare, fascine. Mais bien malin qui pourrait dire lequel a pris le pouvoir sur l’autre.
Emily Barnett
Buzz (Sonatine), traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Monvoison, 348 pages, 20 €
Article paru dans le numéro 888 des Inrockuptibles disponible en ligne ici