Entre deux sessions d’enregistrement pour son prochain album, Beck revient à Paris donner une paire de concerts en solitaire. Des vagabondages précoces aux sommets des charts, retour sur l’itinéraire d’un surdoué.
Il n’y a pas mille façons de franchir les portes de la gloire : attendre qu’elles s’ouvrent ou bien les fracasser. Ainsi l’ont démontré les deux élus de cette année 94 miraculeuse. Deux garçons bénis des dieux mais aussi dissemblables que possible, enfants dévoyés d’une Amérique qui ne les désirait pas vraiment.
L’un, Jeff Buckley, beau brun ténébreux, porte dans sa chair et sa voix les promesses d’une destinée spacieuse. En plus, il est le fils de Tim Buckley. Comme on dit chez les braves gens : il fera carrière. L’autre, Beck, blondinet chétif et joufflu, a déboulé telle une comète, porteur d’aucune généalogie rock rassurante. Il n’est heureusement pas le fils de Jeff Beck. Faute de mieux, on parlera de phénomène. Le premier végète encore dans l’antichambre d’un succès américain, mais il a le temps. Le second a raflé la mise d’entrée, avec ce manifeste je-m’en-foutiste qu’est Loser et son gimmick lapidaire :« Why don’t you kill me » Ses jours sont effectivement comptés. Soyons pragmatique : on imagine mal Beck, la cinquantaine grisonnante, dédicaçant la réédition en cyberdisc mid-price de Mellow gold. Voilà pourquoi, à vingt-quatre printemps (dont un seul dans ces habits de star si peu seyants), Beck a déjà franchi autant d’étapes.
Trois albums sortis en enfilade, sur autant de labels différents, au mépris des certitudes et des servitudes du marketing moderne et de sa monogamie de rigueur. Beck, lui, serait plutôt du genre à baiser dans tous les coins, laissant derrière lui une progéniture de basse extraction et quelques mères désemparées. Son luxe ? N’avoir jamais rien provoqué. Pendant qu’ils étaient des millions de par le monde à faire le siège devant les maisons de disques pour décrocher un contrat, Beck feignassait sans le savoir sur un vrai magot. Loser, improvisé lors d’un après-midi de déprime avec quelques copains aux lignes de vie incertaines, dormait depuis un an sur une cassette. On connaît la suite : un pote bien inspiré sort la chanson en pressage confidentiel, quelques DJ’s la diffusent et la machine s’emballe subitement. En quelques mois, Beck se voit offrir un pont d’or chez Geffen, publie telles quelles ses petites chansons bricolées et voit son hymne à autocombustion affoler les hit-parades planétaires. Le rêve américain pour la seconde fois après Nirvana fleurit sur une terre en désolation : Beck devient malgré lui la figure emblématique des slackers, ces branleurs officiels que les magazines à la mode s’évertuent à fabriquer. Pour couper court, il déclare au NME ne rien avoir à faire avec cette génération d’avachis pour papier glacé : « Etre cynique, regarder des programmes débiles à la télé, avaler de la nourriture dégueulasse, toute cette mentalité à la Beavis et Butt-Head m’est complètement étrangère. Je suis un gars qui a passé des années entières à faire du folk traditionnel, à jouer des trucs de Woody Guthrie et j’ai toujours admiré combien ces types aimaient la vie. Et puis je ressens le besoin constant d’avoir une activité. Dans ce sens, je suis un anti-slacker.«
S’extraire d’un sillon qu’il a lui-même contribué à tracer, telle est la grande obsession de Beck. L’art de l’esquive est l’une des noblesses que portent en eux ceux qui grandissent sans tuteur, sans maître et en plein chaos familial. Bien malin qui peut alors reconstituer leur histoire. Dans les années 70, le plasticien Christian Boltanski racontait des vies fictives à partir d’objets et de photos anonymes récupérés aux puces ou dans les liquidations de biens. De même, sur ses disques, Beck rassemble des éléments à la louche, trafique les dates et s’octroie une ascendance musicale qu’on aurait du mal à qualifier d’orthodoxe. Elle est pourtant l’écho plus ou moins romancé de sa propre vie.
Il y a déjà cette identité biaisée : Beck Campbell du nom de son père, chanteur de blue-grass qui a taillé la route peu après sa naissance se fait appeler Beck Hansen, nom de jeune fille de sa mère, ex-actrice chez Warhol, qui l’a élevé seule. Pour tous enfin, il sera Beck, syllabe mordante, nom-ovni, pas fait pour la postérité. On ne saurait négliger, dans cet imbroglio, l’ombre pesante de deux grands-pères que tout oppose l’un est pasteur presbytérien, l’autre artiste conceptuel et qui contribueront à faire de son éducation un vrai capharnaüm. Le jeune Beck est baladé durant des années en divers endroits à travers les Etats-Unis et l’Europe. Il héritera ainsi d’une étonnante perméabilité aux traditions comme d’un sérieux goût pour la révolte. Il perdra tôt la mesure entre le respect et l’irrévérence. Pas la peine d’aller chercher plus loin l’origine de son génial bric-à-brac : c’est un peu comme s’il avait grandi entre Bessie Smith, Johnny Rotten et Leadbelly. Entre Berlin, Los Angeles et Nogent-sur-Marne.
Naturellement, l’ennui le conduira très tôt à la musique et, tout aussi naturellement, cette musique révélera des résonances familières : blues, folk, punk, country… Toutes ces sonorités indolentes qui apparaissent automatiquement lorsqu’on fait du laisser-aller un principe de vie. Pour toute pension alimentaire, son père a laissé quelques disques Charley Patton, Blind Willie Johnson qui formeront un rudiment de culture. Dès lors, Beck s’imprègne de tout ce qui passe à sa portée des jingles télé au rap, du hardcore à la pop sans cette morale des érudits qui freine l’audace par trop de déférence. Il se révèle vite un songwriter incontinent, n’hésitant jamais à se confondre avec ses modèles. L’ironie voudra que le premier bar dans lequel il atterrit pour jouer s’appelle Chameleon. Et Beck, au gré des vagabondages, sera à l’aise avec tout le monde : au milieu des activistes de la scène anti-folk new-yorkaise, avec les filles de That Dog, Thurston Moore de Sonic Youth ou Calvin Johnson de Beat Happening. Il avouera même avoir jammé toute une nuit sur la butte Montmartre avec des chanteurs de rue. Quant à sa voix, elle est si nue que Beck la travestit sans peine : il rape comme une savate, braille comme un gamin qui a pris une mornifle, souffle l’haleine empesée des cowboys de série Z et descend le blues cul sec. Vaille que vaille. Demain, peu lui importe, il sera crooner à Las Vegas ou plongeur dans son quartier du Barrio.
A ce compte-là, rien n’empêchait le destin de faire, en plus, de notre Zelig troubadour une superstar. Le petit chimiste (fumiste), en manipulant sans méthode quelques cristaux ordinaires un zeste de hip-hop, une pincée de slide-guitar, une vague essence de Hey Jude est tombé un jour sur une formule magique. Le hasard aidé quand même par un texte particulièrement mémorable a fait le reste : la poudre de perlimpimpin s’est tranformée en poussière d’or. « Je n’avais d’autre but que de sortir de petits disques sur des labels indépendants », ne cesse-t-il de répéter depuis, comme ces milliardaires du Loto qui jurent ne rien vouloir changer à leur train-train d’avant et s’excusent d’une notoriété qu’ils estiment ne pas mériter. Mais pour éviter de gagner, on le sait, mieux vaut encore ne pas jouer. Beck a gagné gros avec son histoire de perdants. D’autres à sa place auraient capitalisé, réfléchissant à de somptuaires projets. Certains se seraient même fait sauter le caisson. Au lieu de ça, Beck a publié aussi sec Stereopathetic soulmanure et One foot in the grave, deux albums enregistrés dans l’urgence, dont la richesse ne se calcule pas en dollars et encore moins en huile de coude. Deux cabochards insoumis, fiévreux et abrasifs, frères rustiques de Mellow gold, leur aîné un peu moins décharné qui, lui, s’est fait une place dans le grand monde. Depuis début avril, Beck est en studio à Olympia, dans l’Etat de Washington, pour enregistrer son nouvel album officiel, celui qui sera chargé d’assurer la descendance. On imagine les pontes de Geffen fermement décidés à lui faire cracher un nouveau Loser. On l’imagine, lui, n’en ayant strictement rien à battre. Bras de fer ordinaire de l’après-succès mais Beck est suffisamment filou pour en sortir vainqueur. Provisoirement : les esprits frondeurs survivent rarement très longtemps à un tel manège. Et puis, Beck est si goinfre et les racines qui le nourrissent sont tellement anciennes qu’il finira bien par en tarir la sève. Ce qui nous oblige à jouer les prophètes de comptoir : Beck, qui n’a rien demandé à personne et redoute plus que quiconque les bégaiements et le confort, s’évaporera tôt ou tard dans les tréfonds vierges qui l’ont vu naître. Qu’on ne s’inquiète pourtant pas trop : il a encore quelques belles années devant lui.