Reporter, cinéaste ou photographe, Raymond Depardon ne l’est devenu qu’en quittant la ferme familiale pour Paris et les voyages : un itinéraire qu’il raconte dans son nouveau livre, La Ferme du Garet. Après s’être tiré le portrait, il commente ici ses premières images.
Les photos, récentes, qui ouvrent le livre montrent une France à laquelle nous ne sommes pas habitués. Pas de clochers, ni de barbelés, ni de vaches ruminant les prés ou de paysans folkloriques assis sur un banc. Mais des paysages, des paysages vides sous des cieux vastes où les champs sont traversés par des routes et où des sillons se perdent loin entre les épis, tandis qu’une file de poteaux électriques entraîne l’oeil au-delà des collines : ce livre de Raymond Depardon s’ouvre sur une campagne nomade. On pense à certains déserts, aux horizons américains ou aux voyages, plus qu’à l’exploitation agricole sédentaire et familiale dont ce livre se veut pourtant l’évocation et il y a dans ce parti pris bien autre chose que le simple réflexe du globe-trotter.
Le projet d’un livre sur la ferme du Garet, où Depardon est né et a grandi, a germé il y a une dizaine d’années, presque par hasard, à l’occasion d’une commande de la Datar sur les paysages ruraux. Jusque-là, de l’affaire Claustre à Délits flagrants en passant par Reporter, le photographe s’était surtout laissé capter par les visages et par les êtres. « Je venais de la campagne. Ma famille est une famille de paysans. Quand j’ai commencé à prendre ces vues, je me suis tout à coup rendu compte que je n’avais jamais vraiment photographié la campagne. Et dès lors que mes parents étaient morts, il ne me restait qu’à photographier le vide. »
De ce vide va naître le désir de ce livre, où des images plus vieilles issues des archives vont aider les plus jeunes à raconter une histoire, celle de la famille de l’auteur. Famille élargie, d’ailleurs : outre le père, la mère, le frère et les voisins (et plus tard les nièces et neveux), nous verrons aussi défiler les chats (premiers modèles du photographe en herbe), les chevaux de trait (que Depardon, à 13 ans, forçait à galoper pour les saisir en pleine action) et les canards.
Ce qui frappe au premier abord quand on regarde certaines de ces photos, c’est que non seulement les visages, mais aussi les attitudes semblent parfois déjà des survivances, issues d’une époque bien plus antique que l’invention de la photographie. C’est encore un temps où la campagne existe autrement que comme récréation pour touristes, un temps où les paysans vivent d’autre chose que de l’aménagement des granges en gîtes ruraux. A côté des portraits intimes, le lyrisme de certains clichés d’ouvriers agricoles au travail pris dans le coucher du soleil évoquent, au choix des références, le Griffith de Naissance d’une nation, ou la semeuse de la pièce de un franc. Cet aspect « défense et illustration d’une civilisation disparue » est encore renforcé, pourrait-on croire, par le commentaire de l’auteur (« Hier c’était la campagne, aujourd’hui c’est la périphérie de la ville, et demain ? »).
Depardon passéiste ? Certes, il y a chez lui un réel regret de n’avoir pas vu plus tôt ce qu’il ne peut plus voir à présent : « A 16 ans, explique-t-il, j’avais devant moi une de ces fermes merveilleuses comme il n’y en a plus aujourd’hui, et je suis monté à Paris faire la première de A bout de souffle en négligeant les photos que j’aurais pu faire chez moi. Je me suis rendu compte en regardant le travail de Walker Evans, que j’admire tant, que j’aurais pu faire avec la campagne de mon enfance l’équivalent du travail qu’il a fait avec la dépression des années 30 aux Etats-Unis. » Regret du professionnel devant le cliché manqué ? Nostalgie des origines ? Pas seulement.
Qu’on ne s’y trompe pas : avec Depardon, « ici » renvoie toujours à « ailleurs » (Les ouvriers agricoles qui enchantent la campagne française sont, précise la légende, des immigrés polonais en l’occurrence). La Ferme du Garet n’est pas un livre de souvenirs, ni une autobiographie photographiée ou, pire, un éloge du travail aux champs, de la famille ou de la patrie. Contre tous ceux qui, c’est la mode, partent à la recherche de leurs « racines » et de leur « identité » (paysan devilliériste ou intégriste quelconque), le livre de Raymond Depardon parle de la bénéfique impossibilité du retour. Il y a une impuissance de la mémoire. Qu’on ne puisse pas revenir, et moins que jamais quand nos pas croient retrouver les anciennes traces, voilà la catastrophe inaugurale à partir de quoi tout devient possible. Et c’est dès l’origine que les prémices de ce cataclysme sont perceptibles. Ainsi, au détour d’une page, au hasard de ces photos champêtres apparemment idylliques, où tout paraît si bien en place, voici le visage d’un adolescent, le visage fermé, le regard sérieux et angoissé : c’est Depardon lui-même à l’époque de ses premiers clichés. « J’étais un vrai sauvage, écrit-il, et je le suis resté longtemps. Dès qu’il y avait une visite à la ferme, j’allais me réfugier dans un grenier. » Mais qu’est-ce qui, dans ce paradis, pouvait bien provoquer un tel repli ? Qu’est-ce qui, dès 1958, va conduire Depardon à abandonner la ferme familiale pour « venir faire le con à Paris », comme il le dit lui-même, et vivre des années en solitaire, célibataire et nomade, de chambre de bonne en chambre de bonne jusqu’au début des années 80, sinon la conscience justement que cette vie rurale n’est plus possible ? Conscience qui, dans les moments de découragement, l’aiguillonnera : « Quand ça n’allait pas, je me disais qu’il fallait absolument que je réussisse parce que je ne pouvais pas revenir, je ne pouvais pas m’imaginer en train de travailler à la ferme. »
Cet aspect de sa carrière le fils d’une province agricole qui « monte » à Paris dans le grand exode rural de la reconstruction ne doit pas être traité à la légère. On peut même y voir l’un des axes principaux de son oeuvre de photographe et de cinéaste. « Quand j’ai commencé ce métier, dit Depardon, à en croire les statistiques il n’y avait que 5 % de photographes qui venaient de la campagne. Je parle beaucoup de la vie urbaine dans mes films. En fait, on pourrait dire que la plupart d’entre eux abordent un aspect de la vie en ville, considérée d’un point de vue extérieur. » C’est en étranger qu’il aborde la capitale, en explorateur découvrant un nouveau continent, tout comme plus tard il abordera l’Afrique et le Viêtnam et ses photos, puis tous ses films, en resteront marqués. « Je pourrais dire, comme Lévi-Strauss, que je hais les voyages. Mais dès le départ, le fait de ne pas me sentir chez moi à Paris m’a aidé parce que ça me permettait de partir n’importe où. Je pouvais louer du matériel et partir en Afrique sans aucune certitude sur ce que j’allais pouvoir ramener, parce que l’incertitude et l’éphémère étaient mon lot dès l’origine. » Tchad, Yémen, Tibesti, puis le Japon et le Viêtnam : de la fin des années 60 au début des années 80, Depardon joue les globe-trotters. En 1975, il réalise l’entretien qui va le rendre célèbre : celui de Françoise Claustre, détenue par les rebelles tchadiens, qui met en cause le pouvoir politique français. Dans la ferme du Garet : « L’affaire Claustre a beaucoup marqué ma famille, écrit Depardon. Surtout celle de ma mère : une cousine avait été choquée parce que j’étais passé à la télévision avec Marie-Laure de Decker sans être marié avec elle. » Plus généralement, sa famille ne parvient pas forcément à comprendre ce qui le pousse à voyager ainsi : « Ma mère avait peur des Africains, la peau noire l’intimidait. En fait, elle en avait très peu vu. Peut-être quelquefois au marché, à Villefranche. Quand je partais en Afrique, je lui laissais une grande carte qu’elle accrochait au mur de la cuisine. »
Quant à ce qui le poussait à partir : « Moi, je me sentais des liens avec les nomades qui détenaient Claustre. Ce n’était pas difficile. On avait la même paranoïa des campagnards, le même sens de l’éphémère. Je crois que ce rapport conflictuel entre les cultures rurale et urbaine est en train de devenir l’axe le plus important pour comprendre ce qui se passe dans le monde aujourd’hui. Plus même que l’axe Nord-Sud. Dernier exemple en date, l’Algérie, où les islamistes recrutent essentiellement chez les paysans déracinés. »
Depardon a construit son oeuvre sur cette irréparable tension entre, d’un côté, la conscience en révolte devant ce qui ne pourra plus jamais être et, de l’autre, l’acceptation nécessaire de ce qui est ce qu’on appelle, au-delà du deuil, l’insatisfaction.
« Je vivais à côté d’un trésor inestimable, devenu aujourd’hui rare et, en fait, peu photographié. Il m’a fallu faire un grand détour avant d’enfin voir toutes les photographies qu’il y avait à faire ici, dans la ferme en pleine activité de mon adolescence. J’ai effectué un long chemin pour m’en rendre compte : apprenti, assistant, pigiste, salarié, reporter photographe, directeur d’agence, puis membre d’une coopérative de photographes prestigieux. J’ai préféré partir faire le tour du monde. Et quand j’ai pris conscience de la valeur de cette ferme, tout avait disparu. »
La Ferme du Garet à peine en librairie, Raymond Depardon s’attelle au montage de son prochain film, un autre périple, cette fois à travers l’ensemble du continent africain. On ne revient que pour mieux repartir.
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Raymond Depardon, La Ferme du Garet, éditions Carré.
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