Boire, le premier album de Miossec, impressionne comme rarement dans le rock d’ici. Un disque à l’écriture sèche et violente, régulièrement troublante : à l’image d’un chanteur insolite qui se révèle ici de bar en bar, dans la nuit de Brest.
« Pour moi, Brest, c’est ça : les falaises, la mer… La ville, je ne l’aime que la nuit, de bar en bar. On dit que nous sommes à la pointe de l’Europe. Pour moi, c’est plutôt la fin du monde. Ici, personne ne réussit. C’est une ville tragique, avec une fatalité à elle. Ça me convient parfaitement : j’ai toujours aimé les histoires sombres, les légendes sinistres qui viennent du fond de la campagne. »
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Sur la lande de Toulbroc’h, dans un mélange étourdissant de vents, d’écume et d’embruns, quelques blockhaus défient encore l’entrée de la rade de Brest. C’est là que Christophe Miossec et son groupe Miossec (Guillaume et Bruno, deux guitares acoustiques maltraitées) ont choisi d’être pris en photo, au bord d’une falaise ébréchée. Dans ce bout du monde fraîchement abandonné par l’armée, seul Miossec est capable de dénicher un bar en quelques minutes. L’auberge du Petit Minou, recroquevillée dans une cassure de la falaise, rappelle étrangement le pub de L’Ile Noire. Devant cette auberge oubliée des hommes et du chauffage central, quelques surfers se baladent à poil sur le parking. « Sûrement des Parisiens. Des mecs qui écoutent de la fusion. » La nuit va tomber, l’heure de revenir à Brest et de trouver un autre café, un autre calva. Puis un autre et un autre, histoire de raconter les quartiers fétiches, comme Recouvrance. Miossec avoue n’y être jamais allé à jeun. « Boire, ce n’est pas encore mon fardeau. J’espère sincèrement que l’alcoolisme n’est pas mon destin. » Recouvrance, c’est le terminus des « pistes », ces nuits de bar en bar, de cafard en calva, qui finissent toutes là, dans ces bars glauques où on se tient à carreau. « Ça commence à vivre vers 5 h du matin. A Recouvrance, je ne fais pas le mariolle. Même archibourré, je ferme ma grande gueule. »
Miossec est friand des histoires du port et parle avec fougue des visites du Nimitz, un gigantesque bâtiment de l’US Navy qui déverse à l’occasion ses quinze mille bidasses dans les rues avoisinant « l’arsouille », l’arsenal. Des bandes de Blacks, de Rednecks, de Portoricains, sous haute surveillance des casqués de la police militaire. Autrement plus disciplinés que les Anglais, qui avaient passé la ville à tabac à l’époque de la guerre des Malouines, histoire de se venger de la vente d’Exocets à l’Argentine.
« Il y a quelque chose de très particulier à Brest : on est brestois avant d’être breton. Le Brestois s’est mis très tôt au français, pour que les ploucs ne le comprennent pas. C’était une fierté de citadin. Ce côté grande gueule et sarcastique est resté. On est militant de notre ville, avec beaucoup d’ironie et d’humour. Quand j’entends les groupes anglais parler de leur ville, je vois exactement ce qu’ils veulent dire… Et puis, il y a notre haine de Rennes, j’aime cet esprit de clocher. Eux, dès le début, ils collaboraient avec la France. A l’école, on forçait ma mère à porter ses sabots autour du cou si elle avait le malheur de parler breton. La France nous a évangélisés. Il y a un siècle, il y avait encore des missionnaires ici, d’où une culpabilité catholique toujours très présente. Un catholicisme dans une vision assez noire, sombre et primitive : plutôt la punition que l’espoir. Moi, j’ai vu ça de près : catéchisme et écoles privées jusqu’au bac. Aujourd’hui, je ne peux plus rester dans une église, même pour un mariage ou un enterrement. »
Dans tous les cafés, on se moque gentiment de Miossec, sauvé par le respect que la scène locale porte à son guitariste Bruno, un rescapé des Naufragés, gloires du coin. L’humour, cinglant et vachard, rappelle les saloperies qu’on se balance à longueur de journées à Liverpool. Ici comme là-bas, c’est la tête sous l’eau qu’on rigole le plus, que l’on se voit comme on est : ridicule, inutile et bien absurde. « A Brest, je n’ai pas la cote. Notre musique n’intéresse personne ici. Pour les durs de Brest, c’est un truc de tapioles (tapettes). C’était déjà comme ça à l’école, j’étais connu comme le jeune con, le péteux… J’étais partagé entre l’envie d’être solitaire et le besoin d’amitié. Je ne supportais pas les conversations puériles, faire la bise aux filles tous les matins. Je me pensais plus adulte, rêvais de devenir archéologue. Ce qui m’a sauvé de l’isolement, c’est les sports collectifs : foot, handball, basket… Il y avait un véritable plaisir de la passe… Il y a chez moi deux personnages : l’un est un petit garçon timide, l’autre boit et pète les plombs, dit n’importe quoi. Mais ils s’entendent plutôt bien entre eux, aucun n’a honte de l’autre. »
Sale empêcheur de tourner en rond, Miossec se traîne ici une réputation d’irrécupérable emmerdeur : celui qui arrache les barrières de sécurité aux concerts, qui fatigue tout le monde avec ses rodomontades une réputation qui le ravit. Il est 3 h du matin. Miossec veut finir la nuit à Recouvrance. « S’achever sur le comptoir comme une grosse baleine », comme il le chante sur Evoluer en troisième division.
Le calva fait remonter les souvenirs l’alcool pas forcément gai de quinze dernières années de carnages à peine cicatrisés. Quinze ans de fuite, dont dix loin du rock, cocu de l’histoire de Miossec : adoré, largué comme une vieille chaussette et finalement retrouvé par miracle. « A 14 ans, j’ai commencé à me maquiller, à me raser les cheveux. A Brest, ce n’était pas de tout repos. Avec mon groupe Printemps Noir, on voulait être les anti-Murray Head. Une culture très étroite : pour moi, Van Morrison n’était qu’un vieux baba. Mais à 17 ans, j’ai tout arrêté, même d’aller aux concerts. Pendant dix ans, je n’ai plus touché une guitare. Je me suis mis à écouter de la salsa, par réaction à la cold-wave, puis Captain Beefheart, Nick Drake… J’ai quitté la ville et je n’ai plus arrêté de bouger. Je n’ai gardé que deux ou trois disques, quelques livres. Il fallait rester léger pour pouvoir partir à tout moment. La musique, j’avais tiré un trait, je voulais écrire un bouquin j’ai dû me contenter de quelques nouvelles. »
Une sale période, de 17 à 27 ans, uniquement consacrée à la fuite en avant, à courir très vite pour ne pas penser à demain. Miossec fait n’importe quoi : rédacteur d’annonces pour TF1 (« Les messages : « La Champion’s League avec Mars et M & M’s » ou « La famille en or, c’est celle qui vous ressemble », c’est moi qui les ai rédigés ») ou reporter sur l’île de la Réunion (« Une imposture. Je n’avais même pas de voiture. Je leur faisais croire que je passais mes journées en reportage alors que je restais chez moi et faisais toutes les interviews au téléphone. »). Dix ans de gâchis consciencieux, d’humiliation, de flou. Echoué à Paris, Miossec ne s’y sent nulle part à sa place. Chez Gallimard, où on l’emploie comme nègre, il pense trouver un équilibre. « J’étais payé pour écrire et je restais anonyme, ça m’allait parfaitement. Je savais que je me gâchais mais, en même temps, il y avait un plaisir du gâchis. Ça me faisait plaisir que les gens aient de la peine pour moi. C’était désespéré. J’avais 26 ans, je commençais à me sentir vieux, j’avais déjà eu trop de désillusions. Ça peinait dur dans les côtes. Il y avait un snobisme de la médiocrité, j’étais qu’un pauvre loser, même pas magnifique. Je n’avais plus aucune fierté, je me dégoûtais… Il fallait une cassure. Mais malheureusement, on ne peut jamais passer l’éponge. Ce n’est pas en bougeant ou en fuyant qu’on oublie. A cause d’une histoire sentimentale, je filais un très mauvais coton. Mon problème, c’est que je n’ai jamais aimé me protéger. Je me suis totalement laissé aller même si je ne considère pas la négligence comme un défaut. On apprend beaucoup dans ces moments-là. Pour moi, je n’avais aucun talent, tous les livres que je lisais me le confirmaient. Je m’habillais tellement mal qu’on m’appelait le garde forestier… Aujourd’hui, je peux replonger dans les moments difficiles de ma vie pour y retrouver des émotions. Mais je ne crois pas que mes paroles soient tristes. Ce sont des chansons de cocu, l’idée d’un cocu qui fait le malin… C’est une joie d’en être sorti, d’écrire tout ça au passé. Même si je n’ai pas l’impression d’être stable, je suis sorti des carnages et de la méchanceté sans être rongé. Il n’y a plus de comptes à régler, plus de gens à blesser. Ça se fait sans lâcheté. Je suis devenu optimiste, je ne peux écrire que dans les moments d’euphorie. Triste, c’est toujours nul, nombriliste, pleurnichard. »
C’est la guitare de Guillaume, pourtant mal élevée du côté d’AC/DC ou des Pistols, qui est venue sortir Miossec de sa retraite anticipée, il y a trois ans. « Normalement, une guitare sèche est faite pour les caresses. Lui la maltraitait, la torturait. Fascinant. Sans cette rencontre, je pataugerais encore dans mes chansons tarabiscotées, avec mes violonades. Il m’a ramené de force à la simplicité. » Miossec reprend alors goût au rock grâce aussi à l’album des La’s, une révélation. A 30 ans, plus question de se laisser berner par les hypocrisies navrantes de la musique d’ici, par sa dialectique à fusiller : « kids », « rock’n’roll ». Miossec, Bruno et Guillaume cherchent leur petite musique, « un folklore à soi ». Ensemble, ils désapprirent le rock français, son insupportable lâcheté et son bon goût réducteur. « Dès que nous commençons à sonner rock, je coupe court. Le rock, c’est ce qui a tué la musique en France. Seul Bashung s’en sort avec les honneurs. Sinon, on continue à payer la facture pour Martin Circus. C’est quand même incroyable qu’ici, à 30 ans, personne ne sait plus pourquoi il fait du rock. Alors on arrête, ou on devient musico. Ça me fait un bien fou de jouer, mais je ne pense pas qu’à moi, ce n’est pas le petit égoïsme de l’auteur. Le snobisme des fanzines français, tout ce minimalisme miséreux, c’est une vraie dictature. Il y a un côté moine détestable. Si j’ai besoin de faire pompier avec une chanson, il faut être capable de faire pompier. »
D’où le folk-rock à tête de vieux de Miossec, adulte et austère, interdit de jeunisme cette vérole du rock français. Car ce qui est formidable dans l’album Boire, c’est qu’on ne se sent jamais échoué, par facilité ou complaisance, dans un album de rock français : d’abord ce n’est pas du rock, ensuite ce n’est pas français de chanter avec une telle indécence. Difficile d’aller dialoguer avec les QI navrants de la bande FM quand on écrit des coups de fouet comme Crachons, veux-tu bien ou Regarde un peu la France. Trop sèche, trop fulgurante, cette langue n’a jamais été chantée ici. Une langue souvent écrite Calet ou Bove mais jamais mise en musique. « Ce qui m’a poussé vers le micro, c’est Jacques Brel. Le jour où j’ai vu ses adieux à l’Olympia, filmés par Frédéric Rossif, ça a été une confirmation. Là, je me suis retrouvé avec les larmes aux yeux, fier comme jamais de parler français. J’aimais son côté couillon, très exposé, beaucoup moins ficelle que Gainsbourg. Pour moi, les précédents étaient plutôt littéraires. La découverte d’Henri Calet m’a vraiment secoué. Avant, j’étais certain que la révélation ne pouvait venir que d’Amérique, de Carver, de Brautigan. Mais là, j’ai tout lu et relu avec frénésie. J’admirais la sécheresse du style, l’indécence. » Avec ses airs rigides d’instituteur, Miossec aurait tout pour s’empêtrer les chansons dans le bavardage, l’exposé littéreux. Mais pas question de se laisser endormir par ses lectures et de réciter comme un âne la littérature des autres : Miossec n’est pas Lloyd Cole. « J’ai une méfiance incroyable de la poésie. Dès que je vais trop loin, dès que c’est trop fleuri, je déchire. Il me faut nettoyer, ne garder que la peau et les os. Je déteste les prouesses de style, qu’on fasse trop long. Je suis très méfiant du goût. Ici, à Brest, nous vivons loin de ça, il n’y a pas de sociétés de lettrés pour délimiter les frontières du tolérable ou non. A 17 ans, j’ai choisi la fac d’histoire, j’avais des envies politiques, de journalisme. Mon père était chef des sapeurs-pompiers et, dans ces milieux catholiques, il y a une fierté à réussir des études. Plus tard, quand j’ai travaillé dans des journaux, j’ai été stupéfait par le rapport qu’avaient les gosses de bourgeois à l’écriture : pour eux, c’était du patrimoine, ils n’avaient jamais dû se battre pour ça. Alors que moi, rien ne m’y prédisposait. Avec mon éducation pas du tout bourgeoise, je suis l’imposteur. »
Miossec, Boire
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