Morrissey n’avait pas parlé depuis son extraordinaire album Vauxhall & I, il y a un an. A l’occasion d’une tournée anglaise, il sort de sa tanière.
Il y a deux ans, Morrissey voulait conquérir le monde : devenir l’Elvis fréquentable des années 90, toucher les dividendes de longues années d’un labeur patient et appliqué. La trentaine bien entamée, l’ancien chanteur des Smiths regardait enfin l’Amérique dans les yeux et lui disait « Je te veux. » Malgré son incroyable succès en Californie il y pulvérise un impressionnant record détenu par les Beatles : vendre toutes les places d’un concert au Hollywood Bowl en vingt minutes , l’homme d’affaires Morrissey échouera. Trop « anglais » pour telle playlist, pas assez rock pour telle autre, trop tordu pour telle émission de télé. Après l’échec relatif de Your arsenal, Morrissey n’y croit plus. Retour au pays, profil bas.
De cette défaite est né un album, le somptueux Vauxhall & I, retour au bercail d’un homme que l’on sentait blessé « Hold on to your friends », disait la chanson. Qui serait Morrissey si l’Amérique de Janet Jackson l’avait pris dans ses bras ? A quel disque de stuc aurions-nous eu droit, en lieu et place de ce Vauxhall & I, si l’offensive américaine s’était avérée victorieuse ? Qu’on se rassure. Loin d’être devenu l’idole détestable de la génération Internet & smart drinks, le Morrissey de Now my heart is full sonne plus juste, plus proche que jamais. Et c’est en ami qu’il présente les chansons fragiles de Vauxhall & I à son public anglais, au cours d’une tournée qui ressemble fort à un retour aux sources. « Pour moi, Vauxhall & I est le meilleur album de tous les temps, rien de moins. C’est un album très souple, très relaxé le disque dont je rêvais depuis des années. Les disques des Smiths avaient en commun d’être fort mal produits. Vauxhall & I, lui, est magnifiquement produit. Il tient debout sans effort, sans fausses manières. »
A Newcastle, on se sent au bout de quelque chose. Aller plus loin ? Pas possible. Les mouettes rappellent aux visiteurs que la mer est là, toute proche. Tout comme la crise d’éthylisme qui guette des hordes de jeunes (et moins jeunes) Anglaises pour le moins délurées chemisier généreusement entrouvert et bas couture apparents. La beuverie : sport officiel des fins de semaine à Newcastle. Selon un étrange rituel que l’on croirait tiré d’un recueil d’anthropologie tribale, les garçons et les filles d’ici boivent séparément. Une biture entre gens du même sexe, on ne fait pas plus déprimant. Dans la rue principale, deux mondes se croisent vers 23 h. Ceux et celles qui quittent les pubs et titubent en direction des discothèques ; ceux qui rentrent chez eux après le banquet de l’amitié que vient d’offrir l’oncle Morrissey. On se regarde, on se toise, les membres du deuxième groupe serrant contre eux posters et T-shirts, comme autant de signes d’appartenance à une caste supérieure. Les alcooliques anonymes interrogent : « Qui jouait ce soir ? » Une fille répond : « Vous ne pouvez pas connaître. »
Déjà, avant le concert, quelque chose de fort : des regards, un esprit de communion. Dans la salle allumée, on a tout loisir de s’observer, de constater que l’âge du fan-clone (coupe de cheveux Momo, lunettes Momo, gaucherie Momo) est révolu. Impossible de dresser le portrait-robot du fan 95.
Une heure plus tôt, dans la loge. Le road-manager demande d’attendre quelques minutes : Morrissey passe une chemise, il va vous recevoir. Mais attention, pas longtemps. Un molosse ancien boxer professionnel pousse la porte de la loge, Morrissey s’excuse. « J’ai chopé un sale rhume. J’espère que l’odeur du Vicks ne vous indisposera pas trop. » On s’installe pour une conversation forcément trop brève.
« Les chansons de mon prochain album seront plus dures que celles de Vauxhall & I, plus agressives, plus bagarreuses. Nous avons enregistré des maquettes de ces chansons dans le sud de la France, à Miraval elles sont effrayantes. Mon contrat avec EMI est arrivé à son terme. C’est donc un nouveau départ pour moi, encore une fois. Mais la frustration demeure, une énorme frustration. Heureusement pour moi, le contact avec le public a des facultés curatives. Quand je sors de scène, je me sens invincible : plus rien ne peut m’atteindre. Les années m’ont appris que ces moments sur scène seraient les meilleurs de ma vie, j’en profite donc pleinement. Les concerts de cette tournée anglaise ont été merveilleux, les rapports avec mon public n’ont jamais été aussi passionnels. Et puis, mon groupe a pris de la bouteille. Je mets ces progrès sur le compte d’une certaine atmosphère qui règne autour de moi, une ambiance, un esprit. Boz Boorer et Alain Whyte ont travaillé très dur : chaque semaine, ils m’envoient chacun une cassette remplie de morceaux instrumentaux, comme le faisait Johnny Marr il y a des années. C’est la seule méthode de travail que je connaisse. Une fois cet album enregistré, on verra. Le long terme et moi, on n’a jamais fait la paire. La seule certitude, c’est que je vais reprendre l’écriture. En fin d’année, un livre mais pas un roman devrait sortir. Il n’y a pas de place pour moi dans le monde de la pop-music. Et je ne peux rien faire contre ça… Je suis seul, plus seul que jamais. Je ne vois même plus Johnny Marr depuis plus d’un an. Nous nous sommes rencontrés fréquemment au cours de l’année 93, mais depuis, silence radio. La seule personne dont je me sente proche, c’est Cantona. Je ressens beaucoup de compassion pour lui. Il s’est fait agresser et a répondu : si c’était arrivé dans la rue, personne n’aurait été choqué. Je comprends parfaitement Eric : je suis un peu le Cantona du rock. »
Sur ce bon mot, le road-manager revient, son chrono à la main. « Time, gentlemen! » Morrissey pose quelques minutes dans sa loge, parle encore de foot et de boxe, puis raccompagne les visiteurs à la porte : interviewus interruptus. Frustrant.
Retour à l’anonymat de la salle de concert. D’un coup, une lumière rasante révèle l’immense drapeau qui habille la scène : on y voit le combattant chancelant qui trône sur le Boxers ep. Trois longues minutes passent puis Morrissey débarque et c’est comme si le Brésil avait marqué à la dernière minute d’une finale de Coupe du monde. Un peu chahuté, le chanteur se redresse pour brandir un tambourin sur lequel il a écrit « Cantona » en lettres capitales. Au nom de la France, on veut lui dire merci. Le groupe joue déjà depuis vingt minutes des versions fameuses de Billy Budd et You’re the one for me fatty sortent du lot et on se dit qu’il a appris à se tenir. Finis les sauts de cabri idiots, les guitares salement brandies. Boz Boorer joue le plus souvent acoustique et Alain Whyte est trop occupé à reproduire les arpèges savants de We’ll let you know pour s’abandonner à quelque vilaine danse. Morrissey, lui aussi, a changé. Veste bleu marine stricte, chemise blanche : il a troqué son costume d’Elvis mineur pour des habits de chanteur adulte. Il se contente de quelques lancers de jambe qui rappellent les beaux mouvements de savate de Tryphon Tournesol. Même malade, sa voix est intouchable. Livrée dans un unique rayon de lumière bleue, une version magistrale de Moonriver succède à Hold on to your friends. Une atmosphère étrange règne dans la salle, mélange d’hystérie collective et de calme olympien. Suspendus à ses lèvres, les fans dévorent chaque mot abandonné par sa bouche, puis se l’attribuent comme s’il leur était personnellement adressé. Tant pis pour le cliché : on dirait une messe. C’est à la fois très ringard et émouvant. En fin de concert, une poignée d’amoureux tentent une escapade sur scène. Les plus chanceux enlassent le héros pendant quelques secondes, mais sans violence, leurs gestes aussi lents que ceux d’astronautes en apesanteur. Sur les derniers accords de Speedway, Morrissey n’est déjà plus là. On le sent loin, les yeux dans les loges, sa main droite pourtant retenue en otage par un pauvre fan transi. Encore un effort et il s’arrache, sans même se retourner vers ses deux mille orphelins. Le morceau s’achève dans un raffut formidable, comme il clôt l’album Vauxhall & I : de lourds roulements de caisse claire martiale, puis un coup sec et suspendu. Après trois rasades de chants de stade reviendra ? reviendra pas ? , les loubards élégants reprennent la scène, ouvrant la route pour le maître de cérémonie, avec nouvelle liquette et cheveux recoiffés. S’ensuit une performance à la passion inédite, un Shoplifters of the world unite arraché de son tombeau, craché plus que chanté par un homme que l’on sent pressé d’en découdre avec son passé. Lui et sa (vieille) chanson, d’égal à égale, là, devant le public. Depuis une heure, la salle entière attendait ce moment : sur le ring, réunis, Morrissey et sa jeunesse, le hooligan du rock anglais face à la chanson la plus folle des Smiths. Hélas ou tant mieux, cette petite fête tourne court après quelques mesures d’une violence inouïe, le service d’ordre cette fois largement débordé. Le bastion est pris et le groupe n’a plus qu’à quitter la scène sous les sifflets, les lumières rallumées. Morrissey est déjà loin, à l’abri dans sa loge. Faute d’avoir conquis le monde, il vient d’enflammer un petit coin d’Angleterre.