A sa sortie en 1958, le diptyque de Fritz Lang fut assassiné par la critique. Les admirateurs de sa période américaine se retrouvèrent déconcertés par le spectacle des deux films dans lesquels, pour citer Claude Chabrol, “Lang n’était jamais allé aussi loin dans l’imagerie”. Bande dessinée, abstraction, recherche picturale : ce “sérial” est une uvre […]
A sa sortie en 1958, le diptyque de Fritz Lang fut assassiné par la critique. Les admirateurs de sa période américaine se retrouvèrent déconcertés par le spectacle des deux films dans lesquels, pour citer Claude Chabrol, « Lang n’était jamais allé aussi loin dans l’imagerie ».
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Bande dessinée, abstraction, recherche picturale : ce « sérial » est une uvre inclassable qui semble fonctionner sur deux niveaux, dissimulant derrière ses images romanesques de sombres secrets.
Les options de Lang vont à l’opposé de son travail habituel. L’Inde qui nous est montrée reste extérieure à l’Histoire et ses drames, et dans ce pays sous domination anglaise, les maharadjahs, les comploteurs s’expriment en allemand. D’où un curieux sentiment de décalage. Cet aspect du film explique peut-être pourquoi tant de cinéphiles s’en sont tenus à l’écart. Mais il arrive que certaines uvres nous aident à en comprendre d’autres. Par exemple, quand on écoute un opéra de Mozart comme L’Enlèvement au sérail, on n’est nullement gêné en entendant un pacha chanter en allemand. Alors pourquoi tant de questions sur les films indiens ?
En 1782, à Vienne, Mozart crée L’Enlèvement au sérail, d’après un livret de Gottlob Stephanie. Le récit se déroule en Turquie. On y voit les efforts de Belmonte pour libérer Constanze, sa fiancée retenue prisonnière par Selim, le pacha. L’itinéraire du héros de Fritz Lang, l’architecte Berger, n’est pas sans rappeler celui de Belmonte. Il est amoureux de Seetha, une belle danseuse à la peau blanche, retenue contre son gré par Chandra, le maharadjah d’Eschnapour.
Aucun mélomane ne remet en cause le parti pris de cet opéra, chanté en allemand et situé quelque part en Orient. Selim entonne un triomphal Spielen zu et l’auditeur est aux anges. On entre immédiatement dans cet univers exotique où des personnages enturbannés s’apostrophent dans la langue de Goethe. Lang s’inscrit dans cette tradition inaugurée et magnifiée par Mozart. Certes, l’Inde de Fritz Lang est plus réaliste que la Turquie du xviiie siècle. Mais elle s’inspire de gravures d’époque et de détails du folklore local, elle atteint au bout du compte la même abstraction. Une des premières grandes scènes du Tigre du Bengale justifie le lien avec Mozart. Au bord d’une fontaine, Seetha retrouve Berger qui l’a sauvée de l’attaque du tigre. Berger s’aperçoit que la jeune femme a été élevée en Europe, et donc emmenée de force en Inde. Cette révélation survient quand Berger chantonne une petite ritournelle dont Seetha se souvient malgré elle. Le couple chante alors en chœur. Fritz Lang installe ici un vrai duo, comme le faisait Mozart. Mozart serait-il une des clefs essentielles à l’appréhension des deux films indiens ? Sûrement. Non seulement à cause des points communs entre les récits, mais surtout par la manière avec laquelle les deux artistes transcendent leur matériau. K. H. Ruppel, critique musical, écrit à propos de L’Enlèvement au sérail : « Il ne s’agit plus ici (…) de l’appropriation d’éléments étrangers ; au contraire, tout paraît maintenant pour ainsi dire imprégné de l’esprit de Mozart, refusionné dans sa fantaisie pour devenir le médium de son expression entièrement personnelle (…) » On pourrait dire la même chose du Tigre du Bengale et du Tombeau hindou. Lang a réalisé une sorte d’opéra à la turque où la précision des cadres, le jeu sur les couleurs, la pureté du montage se substituent à la musique. Chez Mozart comme chez Lang, se libère la vision d’artistes géniaux qui, en obéissant à une tradition, la transcendent complètement.
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