Avec Les Rendez-vous de Paris, Eric Rohmer nous livre son film de l’année. L’occasion pour ce poète mathématicien de se pencher sur les ressorts de son cinéma.
Eric Rohmer : L’esprit de la Nouvelle Vague a irrigué mon travail jusqu’à aujourd’hui, jusqu’aux Rendez-vous de Paris. Cette façon légère de tourner, j’y suis très fidèle. Finalement, mon film le plus lourd, le moins amateur, c’est Le Signe du lion. Je me passe régulièrement d’une script-girl. Eh bien, il y en avait une dans Le Signe du lion. Ce n’était pas ma production la plus chère, mais celle où l’équipe était la plus nombreuse. Mon propos n’était pas de manier l’ironie, mais plutôt d’introduire du jeu. Le tournage de ce film a été le plus agréable de tous ceux que j’ai faits. Aucun souci, aucune angoisse. Les Rendez-vous de Paris est plus qu’un film d’amateur, c’est un film d’amis. Cette dimension ludique est pour moi très importante.
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Je n’ai pas cherché midi à quatorze heures pour mes trois histoires, je ne me suis pas posé la question de savoir si c’était un bon ou un mauvais sujet. Ce sont des sujets très légers qui se sont imposés comme ça. J’ai voulu faire quelque chose à partir de rien, si on peut dire.
Le lien entre tous les réalisateurs que j’admire, c’est la mise en scène, le sens de l’organisation de l’espace, le sens des formes. L’organisation de l’espace est une donnée fondamentale, mais je la travaille sans idée préconçue, je tiens toujours compte des éléments présents au tournage. Quand je tourne au plateau Beaubourg, mon organisation est dictée par l’irrégularité des pavés, par la foule qui est là, par les musiques environnantes, par les chiens qui ont mordu mon assistante (sourire)… La police aurait très bien pu débarquer sur le tournage puisque je n’avais pas d’autorisation administrative. Je n’en ai pas demandé parce que le nombre de gens armés d’un caméscope est tellement important que finalement nous nous confondions dans la masse. Et puis l’autorisation ne correspond pas à mon idée d’un tournage léger et inscrit dans le réel.
Dans ce film, j’ai essayé de filmer dans les endroits les plus difficiles de Paris, j’ai choisi des lieux où on ne peut pas tourner de façon traditionnelle. Par exemple, on ne peut pas tourner dans un marché, à moins de le reconstituer. Là, j’ai réussi à me faufiler au milieu de la foule. Le plateau Beaubourg est l’endroit le plus ingrat et le plus dangereux pour tourner sans filet : pendant les répétitions (sans caméra), on a été vaguement pris à partie par un type qui voulait nous donner des leçons de cinéma ! J’avais prévu qu’il y aurait éventuellement des vagabonds, des pickpockets, la police et finalement, j’ai été gêné par ce que je n’avais pas prévu : des enfants. Le jour du tournage, il se trouve qu’il y avait une ribambelle d’enfants qui poussaient des cris épouvantables. Bref, c’est ce qui m’intéressait, tourner avec la spécificité des lieux. J’ai tourné au musée Picasso sans éclairage, je crois que ça aurait posé des problèmes avec une équipe traditionnelle pour des raisons de lourdeur logistique. On a tourné des choses qui demandent habituellement un « aménagement du territoire », une conquête du terrain. Moi, j’ai travaillé dans le tissu vif de Paris et jamais je n’étais allé aussi loin, jamais je n’avais tourné de plans aussi longs et ne m’étais aventuré dans des endroits aussi « dangereux », dans le sens où un plan pouvait être interrompu à tout moment par un événement extérieur. Quand je vois les réalisateurs travailler dans une rue avec des « sentinelles » protégeant les abords, et donc tourner dans un monde recréé, artificiel, je me dis qu’ils doivent s’ennuyer.
Le rapport de mes personnages au langage ne pose pas pour moi le problème de la désincarnation. Et je ne crois pas que mes films ne passent que par le langage. La mise en scène est fondamentale : faites l’expérience, regardez Les Rendez-vous de Paris sans le son et vous verrez qu’il garde énormément de choses. La voix n’est pas une abstraction, c’est une chose très concrète, très physique. J’attache une très grande importance à la couleur des voix, je joue souvent sur les accents. Je crois que le langage fait partie du cinéma qui est un art audiovisuel. Si le cinéma a été un art muet, c’est un hasard, un retard technique qui a été prolongé artificiellement, car l’absence de son a été une sorte d’encouragement. Je pense qu’il est bon que le cinéma se soit exprimé uniquement par l’image. Et au moment même où il avait moins à dire par l’image seule, il est devenu parlant. J’aimerais parfois faire des films silencieux. D’ailleurs, il y a certains moments de silence dans mon uvre, par exemple à la fin de La Collectionneuse.
On me reproche de me répéter. Je ne pense pas qu’un auteur doive se renouveler du tout au tout. Vous prenez Hawks comme exemple, mais il n’était pas l’auteur de ses scénarios. En revanche, je n’ai pas l’impression que Bergman ou Woody Allen se sont renouvelés plus que moi. Les Rendez-vous de Paris, ce sont des exercices ; je n’ai pas cherché à révolutionner mes sujets, mais plutôt à pousser ma mise en scène dans des directions encore plus audacieuses, plus inconfortables, car c’est un film qui à tout moment pouvait s’arrêter.
Pour l’instant, tourner un film « lourd » ne m’intéresse pas, mais il n’est pas impossible que je revienne un jour à des sujets comme La Marquise d’O ou Perceval le Gallois. Je les ferais pour beaucoup moins cher, j’ai fait pour la télévision un petit film sur les jeux de société avec un budget jugé deux fois trop faible par les autres réalisateurs contactés. Par conséquent, je pense que je pourrais tourner un film à costumes en évitant un certain gaspillage, très coutumier dans le cinéma. Si on prend le premier sketch de mon dernier film, vaut-il mieux dépenser beaucoup d’argent pour filmer un petit coin de mur comme c’est très courant dans les films français, ou ne rien dépenser et filmer une scène dans un marché ou sur la place Beaubourg ? Je pense que la vraie richesse doit se retrouver dans l’image et non dans l’argent dépensé.
En ce qui concerne le Gatt et les rapports entre le cinéma français et le cinéma américain, je pourrais dire : ce n’est pas mon problème, je ne suis pas subventionné et mes films se vendent bien aux Etats-Unis. L’idéal serait de réaliser des films profondément français qui plaisent aux Américains. Au sein de l’exception culturelle française, je suis moi-même une exception, mais je ne suis pas du tout contre les subventions, ni contre les quotas, car je comprends très bien que les autres réalisateurs aient des méthodes de travail différentes des miennes. L’industrie du cinéma français doit être variée pour être florissante. Par contre, je pense que la télévision doit être défendue car, sans quotas, je crois que le cinéma français n’existerait plus il n’aurait plus d’argent. Peut-être que les cinéastes français ont pris l’habitude d’être gâtés par l’Etat, ce qui a pu créer des injustices car certains films bénéficient d’avances sur recettes au détriment d’autres. Etant en dehors du
système, ayant ma propre maison de production et de distribution, faisant des films peu chers et qui marchent, ces questions ne me concernent pas directement… Je voudrais encourager les débutants à faire des films de façon plus légère et je ne pense pas que cela créerait plus de chômage, au contraire il y aurait plus de films tournés. J’aimerais présenter ma façon de travailler comme un encouragement et non comme un modèle à imiter, c’est une voie possible pour le cinéma français.
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