Le contrepied, c’est le geste préféré des poètes d’A Tribe Called Quest. Pour jouer les intéressants, ils déshabillent leur rap ludique, sec et moelleux sur un nouvel album : fini les larcins sagaces, Q-Tip et sa bande se nourrissent maintenant de racines.
Votre nouvel album, Low end theory, est particulièrement dépouillé, plus encore que le premier. Cherchiez-vous à prouver que vous pouviez tout faire vous-même, sans recours systématique au sampling ? Le système du sampling serait-il dans une impasse ?
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Nous voulions montrer que nous étions capables de faire un album strictement constitué de beat et de basses. Beaucoup de gens commencent à décrocher du hip-hop originel, avant tout à base de beat. Nous aimons toujours beaucoup les samplings, c’est simplement que cette fois, nous n’en avons pas autant utilisés. Le sampling ne mourra pas, ses variations sont tellement nombreuses qu’il ne dépérira jamais.
Comment a réagi Lou Reed à votre pillage de son Walk on the wild side pour Can I kick it ?
Ça lui a foutu les boules, je crois, car ce n’est qu’un vieux con. Tout ce qu’il voulait, c’était du blé. Soit on le payait, soit il ne nous laissait pas sortir le morceau : on lui a filé le fric. On aimait bien la chanson, on l’a samplée, c’est tout. Mais on n’avait aucune admiration particulière pour ce type. Et de toute façon, c’est Bob Dylan qui l’a écrite, pas lui. Lou Reed l’a juste chantée. Mais c’est bien Dylan qui en a écrit les paroles, enfin je crois.
Te sens-tu des choses en commun avec le monde du rock ? T attirait-il ?
Non. Le rock et le hip-hop sont deux mondes radicalement différents. Je n’ai pas été élevé avec, je n’ai aucun rapport particulier avec lui, je ne crois pas que ça ait influencé notre écriture. Jeune, j’écoutais du funk, Bobby Womack, Al Green, Isley Brothers, mais aussi beaucoup de jazz avec mon père, qui était un grand amateur du genre. Mon premier souvenir de jazz, c’est mon père en train d’écouter le saxophoniste Eddie « Lockjaw » Davies. C’était très bluesy, j’aimais beaucoup ça, l’orgue, la basse, la batterie. Le premier que j’ai vu sur scène, c’était Doug E. Fresh dans un club de New York où m avait emmené ma s’ur, j’avais 11 ou 12 ans. J’ai vécu une enfance très normale, j’étais un gamin ordinaire, désobéissant et espiègle. Je n’étais pas particulièrement passionné par la musique, mais on baignait là-dedans, il ne se passait rien à part ça. Je n’ai jamais pris la musique au sérieux, je m y suis mis, tout bêtement. Pour moi, elle est devenue une réalité naturellement. Je n’avais pas particulièrement envie de jouer d’un instrument. Maintenant, oui, la basse et la flûte. J’aime beaucoup la flûte, à cause d’Eric Dolphy. Le jazz et la soul marchent main dans la main, ils renferment tous les deux beaucoup d’émotion et de signification. Je suis un grand collectionneur de disques, j’ai tous les vieux de chez Stax, Motown, James Brown.
Trouves-tu encore des choses intéressantes dans la soul d’aujourd’hui ? Lorsqu’on dit préférer celle des années 70, on est taxé de nostalgique.
Rassure-toi, moi aussi je préfère les vieux trucs, la musique était plus intense et plus vraie. Aujourd’hui, on fait beaucoup trop appel aux ordinateurs, les chansons sont souvent prévisibles.
Certains des maîtres dont tu parles, Al Green, Marvin Gaye, avaient des liens très étroits avec la religion. Qu’en est-il pour toi ?
Je suis quelqu’un de très religieux. Je crois en Dieu, même si je ne suis pas allé à l’église depuis un bout de temps. J’y allais avec toute la famille chaque dimanche. J’ai été élevé dans un foyer chrétien, mais j’étudie maintenant l’islam. Je lis énormément, pour m aider à trouver la paix en moi. La religion est une bonne chose pour les enfants, car chacun a besoin d’une certaine spiritualité dans sa vie. Le problème est qu’aujourd’hui la religion devient une question politique, avec le pape et les catholiques qui veulent se mêler de politique. Elle devrait rester un moyen d’élévation spirituelle, non pas devenir un moyen de gouverner ou de juger la vie ; il est dit dans la Bible qu’un homme n’a pas à juger un autre homme, seul Dieu peut juger.
Pour décrire votre musique, on parle de joie, d’intelligence et d’humour, comme si ces qualités n’étaient pas courantes dans le rap. Voulais-tu y injecter quelque chose de neuf, étais-tu lassé de certains clichés ?
Je l’étais en partie Au début, c’était en réaction à d’autres groupes. Mais très vite, on ne fait plus attention à ce que fait le voisin, on se polarise sur sa propre créativité, on fait son truc dans son coin. Nous sommes ensemble depuis six ou sept ans maintenant. Phife et moi, on se connaît depuis qu’on est tout petits, et j’ai rencontré Ali au lycée. On étudiait surtout les ordinateurs. J’avais l’esprit scientifique, je voulais apprendre à les fabriquer. C’était une période très importante pour moi.J’ai rencontré beaucoup de gens, et c’est là que j’ai commencé à rapper.
Certains vous ont même qualifiés de Beach Boys du rap.
Non, non, il n’y a pas de Beach Boys dans ce putain de rap. Fun, fun, fun, le bonheur béat, ce n’est pas notre truc.
Tu as toujours vécu à New York ?
Oui, je vis dans un environnement un peu banlieusard, bien que ce soit encore le ghetto. Des mecs se font descendre, il y a de la drogue. Tout ça fait de vous un dur, vous fait lever la tête Ce que j’ai connu fait que je ne crains absolument rien ni personne, à l’exception de Dieu. J’ai reçu une éducation qui m a montré comment me comporter correctement et m a appris à rester ouvert d’esprit, à accepter de me poser des questions auxquelles je ne peux pas répondre, à apprendre le plus possible. Mes parents m ont toujours épaulé, les parents montrent la voie, c’est bien la Bible qui dit que c’est leur devoir.
Dans son film Boyz n the hood, John Singleton prétend que le problème clé des jeunes noirs américains est l’éducation parentale, souvent affaiblie par des divorces.
Il a raison. Si ça ne commence pas à la maison, ce n’est même pas la peine d’aller à l’école. Car la maison, c’est les fondations. Ce sont les parents, les deux, qui donnent toutes les bases. Si ce n’est pas fait correctement, on ne peut pas profiter de l’école. Moi, j’ai perdu mon père à 16 ans, mais tous mes copains, sans exception, ont grandi sans leur père ou sans leur mère, divorcés, morts ou pas mariés. J’ai conscience d’avoir eu de la chance, simplement parce j’avais mes deux parents et ma s’ur, une grande famille.
Ton éducation plus bourgeoise te frustre-t-elle de la crédibilité de la rue ?
Tu n’as pas besoin d’être un crétin en classe pour être cool dans la rue. Ce n’est qu’un mythe. En général, tu restes plus longtemps en vie dans la rue si tu vas à l’école, il faut être futé, avoir du bon sens. Etre cool dans la rue, c’est inné, ça ne s’apprend pas et ça ne se perd pas, c’est en toi. Si en plus on sait ce qui se passe autour, si on sait regarder, ce n’est que mieux. Ceux qui friment avec leur passé criminel sont des machos qui veulent prouver qu’ils sont des durs, rebelles au système scolaire, qu’ils ont déjà descendu des types. C’est de la bêtise. Moi, je vendais de la drogue, est-ce que j’en suis fier ? J’étais obligé de le faire et je savais ce que je faisais. Faut être malin, ce n’est qu’un jeu, la rue est un grand jeu. Et si tu ne sais pas jouer, ça peut faire très mal.
Cela te gêne que beaucoup de ces groupes insistent sur la violence, jouent de leur passé violent ?
Non, car ils viennent de là, c’est ce qu’ils vivent. OK, ils en font de la publicité, mais c’est leur moyen de gagner du fric.
Avez-vous une responsabilité envers les gamins dont vous êtes les héros ?
Etre vrai, c’est tout. Mais il ne faut pas trop nous en demander, car nous sommes encore des gamins nous-mêmes. Tout ce que nous pouvons montrer, c’est qu’il faut vivre sa vie.
Tous ces films de metteurs en scène noirs américains qui décrivent la vie des ghettos et des gangs sont-ils généralement fidèles à la réalité ?
C’est certainement le cas du film de John Singleton. Ce mouvement est très positif car il montre enfin la forme d’expression black, afro-américaine.
Les films de Singleton et de Spike Lee notamment sont peu didactiques et mettent la violence en perspective, même si elle fascine toujours autant. Avez-vous la même fascination ?
OK, il y a peut-être fascination, mais c’est surtout un besoin de se défendre lorsqu’on se fait attaquer. Je ne suis pas pour l’attaque, je suis pour la défense. Mais j’utiliserai l’attaque si j’y suis obligé pour me défendre. Au-delà de la fascination, il y a une réalité que je ne peux pas contourner. Mais en tout cas, la violence n’est pas pour moi un moyen d’expression.
Avez-vous le sentiment que les messages et les revendications politiques des rappers restent sans effet ? Qu’ils n’arrivent pas à faire bouger le système ?
Non, car le plus important est le fait que nous sachions la vérité. Et si vous faites de votre mieux pour faire passer le message mais qu’ils ne veulent pas écouter, c’est de leur faute. Le rap n’est qu’une forme d’expression, qui éventuellement fait passer votre opinion. Le rap, ce n’est pas essayer de sauver le monde, c’est essayer de l’éclairer un peu. Le sauvetage, on le laisse à nos soi-disant leaders.
Vous avez pourtant pris politiquement position en soutenant la candidature de David Dinkins à la mairie new-yorkaise.
Ce n’était pas tout le groupe, mais Phife. Il s’agissait juste d’aider le premier noir à devenir maire de New York, ville dont une grande partie de la population est noire. Phife a simplement prononcé son nom sur le disque, la rime était parfaite. Mais on essaye de se tenir à distance de la politique. Car la politique est pourrie, je ne veux pas me mêler de choses malhonnêtes. Ce n’est pas ça qui changera la vie quotidienne, car c’est trop corrompu, les gens ne restent pas fidèles à leurs convictions, ils font de la politique pour des motivations personnelles, par vanité. Personne n’a confiance en son gouvernement, car tout est pourri. C’est comme plonger sa main dans une cuvette de chiottes en espérant la retirer sans merde dessus. Nous avons besoin de gens qui changent les choses, mais dès qu’on trouve quelqu’un, il y a un problème, car l’être humain est ainsi. Le seul moyen, c’est majorité contre minorité, et non pas un homme qui décide ce qui devrait être fait. Ça sent pas bon là-dedans, il faut qu’on reste à l’écart de toute cette merde, nous contentant d’essayer d’expliquer ce qui se passe.
L’une de vos anciennes chansons a pour héros un Français, Lucien. Qu’est-il venu faire dans votre monde ?
Il est venu en Amérique chercher un contrat avec une maison de disques et traînait avec les Jungle Brothers. Il venait souvent au studio, c’est devenu un pote. Il était cool. On avait des petites difficultés de langage, mais je le comprenais, il connaissait notre argot. Il utilisait des mots français, c’était un B. Boy français. D’où qu’ils viennent, de France ou de Sibérie, les gens que j’aime sont comme nous. Lucien est mon frère. Depuis, il a dû rentrer en France à cause de sa famille et de ses potes, mais il devrait bientôt sortir un disque.
Sachant que votre musique est très liée à votre environnement sociologique, qu’attendez-vous des publics étrangers ?
Rien, je ne me laisse pas guider par des espérances particulières car je ne veux pas être déçu. Je me contente donc de faire mon truc, nonchalant, facile C’est marrant parce qu’à l’étranger, on accepte mieux notre musique qu’en Amérique, la réponse est plus enthousiaste. Sans doute parce qu’en Amérique, les gens sont tellement gavés de rap qu’ils ne font pas attention à ce qu’il signifie vraiment. Ils ne s’asseyent pas pour écouter les choses comme le font les Européens. En Amérique, le rap fait partie du décor, on entend ça à chaque seconde ; alors qu’en Europe, c’est moins abondant, on sélectionne plus, on sait faire la distinction entre ce qui est bon et ce qui est mauvais.
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