« Borderline, les économies du sexe : pornographie et prostitution », c’était le thème du colloque organisé vendredi 12 et samedi 13 décembre, à la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou. Reportage sur la deuxième journée de ce colloque.
“Le tournage de la scène commence, et Sophie, la jeune actrice, n’arrive pas à éjaculer, malgré les efforts du couple. Elle quitte alors le plateau, et part pleurer dans une pièce à côté. Que veulent dire ces larmes ? Est-ce dû au processus de réification de son corps ? Une de mes hypothèses est qu’elle vit, au cœur de sa sexualité de jeune femme, l’échec d’une conquête de position active, d’une position de puissance – celle de l’éjaculation féminine.” Il est 11h30, un samedi matin, nous sommes à Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, et Mathieu Trachman, sociologue à l’Ined (Institut national d’études démographiques), la trentaine, raconte son immersion ethnologique, au sein de la production de films pornos français, dans le cadre d’une étude sur “les émotions du travail pornographique”.
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“Une distanciation bénéfique”
Isabelle Bastian-Dupleix programme au sein de la BPI, depuis 2004, des conférences ethnologiques et philosophiques, sur les questions de genre, de sexualités, et de féminismes. Des tables rondes libres d’accès, rassemblant un public de 150 personnes et, sur scène, des intervenants spécialisés : universitaires, journalistes, acteurs sociaux, artistes. Vendredi et samedi derniers, le thème était les économies du sexe, la pornographie et la prostitution.
“Les médias s’emparent généralement de ces thèmes avec une forte propension au sensationnel. Nous n’avons pas choisi d’aborder ces sujets sous l’angle de la dénonciation, mais de les aborder à partir de divers éclairages qui permettent de mieux comprendre ces questions pour lesquelles une distanciation paraît bénéfique », explique la programmatrice.
Un jeune homme au look de hipster arrive en avance au sous-sol de Pompidou. Est-ce que le sujet le touche particulièrement ? “Je suis stagiaire à Paris, et j’ai vu qu’il y avait cette conférence gratuite, je ne connais pas grand-chose aux questions de prostitution, donc je trouve ça super d’entendre des spécialistes. Le porno, je connais un peu plus, dit-il en souriant. Mais, ajoute-t-il, j’ai vu qu’ils allaient parler de porno féministe, je n’en ai jamais vu, je ne vois pas trop ce que c’est.”
La première conférence « Le sexe comme travail ? » est animée par l’anthropologue Marie-Elisabeth Handman:
“Le point d’interrogation a son importance, car beaucoup de personnes, et notamment certaines féministes, considèrent que ce n’est pas un travail.”
Leceister, coordinateur du Lotus Bus/Médecins du Monde, au contact quotidien avec des prostituées chinoises à Paris est le premier à prendre la parole:
“Ce qui induit les risques de la prostitution, ce n’est pas l’activité en tant que telle, mais bien le contexte dans lequel elle est pratiquée, et plus les femmes maîtrisent leurs conditions de travail et sont autonomes, moins elles prennent de risques.”
Pascale Molinier, professeur de psychologie sociale, affirme qu’“un des leviers d’émancipation des femmes, c’est la reconnaissance du travail sexuel”, reconnaissance qui selon elle est épistémologique : les avancées conceptuelles sur la notion de travail de “care”, un travail producteur d’émotion et d’affect, et non de biens industriels, ont battu en brèche l’idée que le travail sexuel n’en était pas un. Qui dit travail dit aussi luttes.
Thierry Schaffauser, cofondateur du Strass (Syndicat du travail sexuel), remercie la BPI de l’avoir invité. “Cela change des conférences pendant lesquelles on débat sur le travail sexuel, sans inviter aucun travailleur du sexe !”, dit-il en souriant.
“Le terme ‘travailleur-se du sexe’, issu de l’anglo-saxon ‘sex-work’, est débattu en interne. Mais on le préfère à prostitué-e-s, qui a encore une connotation négative, et il inclut plusieurs formes de travail sexuel, pas uniquement la prostitution, même si on a du mal à recruter dans le milieu du porno”, creconnait-il.
“Est-ce que vous n’êtes pas un peu proxénètes ?”
La lutte contre la criminalisation et la pénalisation du travail sexuel est le projet principal du Strass, “mais on travaille également à la production d’outils juridiques, pour nos membres”, explique-t-il. Dans la salle, une femme, un peu énervée, prend le micro : “Mais combien de personnes sont libres et combien sont victimes de réseaux, dans votre syndicat ? Et est-ce que vous n’êtes pas un peu proxénètes ?”
Thierry garde le sourire et lui répond: “La question des pourcentages est compliquée, car tous les chiffres actuels sont faux et instrumentalisés dans une perspective abolitionniste. Et ce n’est pas aussi binaire : libre ou exploité. Il y a différents degrés d’exploitation. Comme dans le monde du travail en général, n’est-ce pas ?”
“La consommation du porno est souvent vue comme masculine, voire masculinisante”
L’après-midi, la question des rapports de pouvoir revient au cœur des débats, mais il est aussi question de pornographie et d’imaginaires sexuels. C’est le sujet d’étude de Florian Voros. “Je m’intéresse à notre appropriation des usages pornographiques. Il ne s’agit pas uniquement de masturbation, mais de ce que j’appelle de l’auto-sexualité.” A travers des entretiens individuels, le chercheur décrypte ces ensembles de “techniques auto-sexuelles”. Les actes : frotter, se caresser, gémir, etc., les éléments matériels sollicités : ordinateurs, souris, téléphones, sex-toys, lubrifiants, etc., et les mots qu’on utilise.
“Beaucoup d’hommes disent ‘se vider les couilles’, ou ‘faire la vidange’, ce qui présente la sexualité masculine comme une machine, dont le moteur serait les testicules.” Même si comme le rappelle Michel Bozon, une femme sur cinq regarde régulièrement du porno, “la consommation du porno, conclut Florian Voros, est souvent vue comme masculine, voire masculinisante”.
Pourtant les femmes se réapproprient le “discours pornographique”, enchaîne Marie Anne Paveau, professeur en sciences du langage. Lorsqu’elle cite les grandes figures du porno féministe, d’Annie Sprinkle à Tristan Taormino, et qu’elle mentionne les Feminist Porn Awards, à Toronto, le public, dans la salle, prend des notes.
“Toutes ces féministes pro-sexe ont passé beaucoup de temps à expliquer que la pornographie est plurielle, comme la sexualité. Que l’on parle de féminisme ou de pornographie, l’usage du singulier réduit des paysages complexes et hétérogènes.”
“Le porno féministe, ce n’est pas du porno pour un public féminin”
La journaliste et réalisatrice de films pornos Ovidie renchérit : “Il n’y a pas une et seule pornographie, même au sein des productions mainstream.” Lorsqu’une femme, dans le public, lui pose une question sur ce porno pour les femmes, Ovidie précise de quoi on parle : “Le porno féministe, ce n’est pas du porno pour un public féminin. Cela s’inscrit dans un champ politique, un mouvement, qui cherche à déconstruire les stéréotypes.”
Un quadra prend le micro, il regrette le temps du porno long métrage des années 70. Florian Voros rappelle alors que si l’on fait souvent référence à ces années d’âge d’or du X, on oublie que le long métrage est une parenthèse, dans la production de pornographie visuelle. “Au début du XXe siècle, les gays s’échangeaient des photos pornos amateurs pour se rencontrer. Comme sur Grindr, aujourd’hui.”
Les dessinateurs Ruppert et Mulot illustrent en direct la conférence. Sur le grand écran, ils dessinent une petite bite, avec le commentaire : “Arrête on n’a pas le droit, on est à la BPI.” A la fin de la conférence, la linguiste Marie-Anne Paveau vient les voir: “Vous aviez le droit, mais vous auriez pu dessiner, à côté, une chatte, non ?”
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