D’une enfance ballottée, l’Américain Mike Ladd a conservé une instabilité dont se nourrit sa musique : elle visite pop, poésie, soul, hip-hop, funk et trip-hop sans jamais s’y installer. Mike Ladd joue cette semaine à Paris son fiévreux album Easy listening for Armageddon. Deux biscuits au chocolat condamnés au sandwich, enfermant une tranche de crème […]
D’une enfance ballottée, l’Américain Mike Ladd a conservé une instabilité dont se nourrit sa musique : elle visite pop, poésie, soul, hip-hop, funk et trip-hop sans jamais s’y installer. Mike Ladd joue cette semaine à Paris son fiévreux album Easy listening for Armageddon.
Deux biscuits au chocolat condamnés au sandwich, enfermant une tranche de crème vanille. Noir, blanc, noir. L’Oreo Cookie est le Choco BN de l’enfance américaine. Dans la bouche d’un Noir américain, l’Oreo Cookie prend un goût amer : l’insulte va de l’humiliation définitive un Oreo Cookie est alors un traître à la communauté, un lécheur de cul blanc à la vanne puérile. Quand on évoque le mot devant Mike Ladd, le soupir en dit assez long sur les inconvénients d’être né quelque part entre deux chaises, entre deux communautés un sujet déjà salement exploré sur The Tragic mulatto is neither. « Pour moi, la question ne se pose même pas : je suis noir. Ma mère est noire, mon père était blanc, mais il est mort alors que j’étais bébé. J’ai grandi dans une banlieue de Boston, partagé entre la maison dans un quartier cossu et mes copains qui vivaient dans une cité dévastée… Si bien que très jeune, j’ai eu l’impression d’être ballotté. J’en porte toujours les stigmates : mon obsession pour la race et pour la politique remonte à ces jeunes années. Il m’a fallu trouver un moyen de canaliser ma colère, ma frustration. »
Ça sera le verbe, une passion amoureusement transmise par sa mère, elle-même romancière frustrée, qui devra attendre 1997 et la retraite pour écrire son premier roman. « J’ai réalisé le pouvoir des mots quand elle réussissait à me faire pleurer seulement en me parlant. J’étais couché par terre alors qu’elle ne m’avait pas touché. » Mike Ladd devient alors poète « la discipline artistique la plus simple ». A New York, il commence à fréquenter quelques bars littéraires, comme le Nuyorican Poets Cafe, où les poètes pratiquent devant un public qui note, façon Eurovision la compétition sportive du 100 m rime libre (certains poèmes de Mike Ladd sont visibles sur le passionnant site Internet du café Los Negros, lieu de débat permanent sur les minorités raciales, du plus grave au plus cocasse). « J’ai commencé à écrire pour essayer de comprendre qui j’étais. Ça m’a énormément aidé. Et puis j’ai écouté les disques de ma mère, les Last Poets, Hendrix… Ça a été une révélation. Et quelques années plus tard, je me suis rendu compte que Sucker MC’s de Run DMC était, tout comme le All along the watchtower de Dylan, de la poésie. Mes deux passions la poésie et la musique pouvaient donc cohabiter. Quand De La Soul ou les Jungle Brothers ont débarqué, ça a été pour moi un vrai soulagement : je me suis soudain senti moins seul. »
Né sur une frontière minée entre les communautés et les classes, Mike Ladd fera pousser, tardivement, sa musique sur ce fil. Une musique qui aura ainsi l’avantage d’avoir une vue imprenable sur les autres, une musique qui pourra fréquenter toutes les musiques mais n’avoir aucun passeport bien à elle, partout visiteuse, jamais sédentaire. Ainsi, Mike Ladd peut fréquenter la pop, le hip-hop, le trip-hop, le dub, la soul ou le funk sans se sentir obligé de poser ses valises, toujours en coup de vent, capable de parfois faire la tournée de ces popotes en une seule chanson. « Et pourtant, je suis assez conservateur. Je pense que le trip-hop est au hip-hop ce que la disco était au funk, un danger de mort. D’une certaine façon, il vaut mieux que je sois puriste : ça m’empêche d’aller là où mon instinct voudrait m’amener et je ne peux pas m’offrir ce voyage pour l’instant. Au fond de moi, je veux rester fidèle au hip-hop, c’est ma base. Mais pour le reste, je demeure ce que j’ai toujours été : apatride. Pas vraiment apatride en fait : multipatride plutôt. Je n’ai jamais voulu appartenir à une clique. C’est pour ça que, très jeune, j’ai quitté l’Amérique pour aller vivre en Inde. Et immédiatement, je me suis trouvé face à un racisme encore plus absurde, un racisme importé par le cinéma américain… « Hey, mec, tu as vu Emmanuelle 2 ? Chouette film, dommage qu’il y ait des Nègres. » Je suis donc rentré. »
Le refus d’appartenir se paie aussi : difficile de se trouver des compatriotes quand on reste à ce point nomade. Malgré une crédibilité garantie sur facture par un manager en vue de New York l’affable Amaechi, qui gère la carrière des rappers supérieurs de Company Flow , malgré une plume amoureusement surveillée par tout ce que New York compte comme activistes de la poésie les fanzines Freedom rag ou Forehead , malgré quelques prestigieuses premières parties Last Poets, KRS One, De La Soul ou Dream Warriors , Mike Ladd n’existe pas en Amérique. Même à New York : on le vit ainsi récemment jouer pour une poignée de fidèles à la CB Gallery, le café-expo, le petit frère baba, qui jouxte le vénérable CBGB, ce temple décati du punk. Pour voir Mike Ladd, on paie ce qu’on estime juste, avec un minimum de 5 dollars. Le même tarif vague est appliqué aux toiles naïves et drôles accrochées au mur, représentant des Présidents américains flous, déformés, vus à travers un kaléidoscope joueur. Et c’est exactement ce que fait Mike Ladd sur scène : s’approprier des musiques autrefois connues et recensées pour les déformer, les diffracter. Prendre des Présidents américains, des monuments comme Parliament, Gil Scott-Heron, De La Soul ou Sly Stone pour les défigurer gentiment, tendrement, en couleurs. « Depuis tout gosse, j’ai toujours été comme ça : un emmerdeur. Adolescent, mon jeu préféré était de me lever quand tout le monde se couchait et de me coucher quand ils se réveillaient. Ma musique se souvient de ça : elle adore faire chier les gens, les règles. »
Entre le punk ancestral du CBGB et le salon de poésie qui lui sert d’appendice, Mike Ladd est ainsi parfaitement à l’aise, punk-rocker et poète. « En 84, j’ai joué dans un groupe de punk-rock où j’ai essayé d’inclure ma passion pour le hip-hop. Ils m’ont viré, des années avant que les Beastie Boys n’obtiennent du succès avec une formule identique. Depuis, ça m’est arrivé souvent d’être en avance sur l’époque sur A Tribe Called Quest, notamment. C’est pour ça que je voulais faire un album : pour conserver un document de mes idées à un moment précis, pour prouver, dans vingt ans « Tu vois, à cette date précise, je pensais déjà ça… » Mais le temps que je finisse mon disque, Tricky était apparu et je suis passé pour un suiveur. »
Sur scène, Mike Ladd évoquerait effectivement un Tricky qui aurait abandonné la boxe pour le ju-jitsu. Un Tricky plus porté sur l’explosion que sur l’implosion. Franchement plus percutante et physique sur scène, la poésie de Mike Ladd est agitée de soubresauts, de convulsions. Elle se tend, abandonne toute retenue quand le synthé fait planer la menace. Loin du harcèlement textuel qui rend parfois l’écoute de Easy listening for Armageddon justement pas si facile que ça, la scène rééquilibre la balance entre les mots et la musique. Car ici, ce complexe brouillard musical où l’on entend des bribes de Mancini, de Jimmy Webb ou de blues ancestral devient clair, net. La musique se rebiffe, exige le droit au chapitre. La voix, traitée comme une reine sur l’album, est malmenée, forcée sans le moindre égard à prendre des risques, à sortir de sa retenue. Elle doit tailler sa route parmi les épines que distribue le sampler, trouver une sortie dans le rigoureux treillis dessiné par une rythmique qui pourrait être un piège taillé au carré si elle ne forçait pas Mike Ladd à se faire violence, à se faire violent. Car là, on le voit clairement frotter son cerveau à ses muscles, sa langue à ses tripes, et ça fait des étincelles.
Dans ce refus de se soumettre aux orthodoxies, dans cette façon de marcher en équilibre sur les frontières, il y a du Ben Harper chez Mike Ladd. On pense également au Californien quand on voit une lumière irradier petit à petit le visage de Mike Ladd, qui chante pour trente New-Yorkais séduits d’avance comme s’il était Bob Marley face à son peuple, avec la même plénitude, la même ferveur : le magnifique Padded walls prend alors une ampleur stupéfiante, grimpe avec ardeur, jusqu’à s’achever en un dub martial et moite, rarement entendu depuis Basement Five. Mike Ladd grommelle comme un Screamin’ Jay Hawkins, dresse sans desserrer les dents le catalogue de ses déprimes : le clonage et le crack, Snoop Doggy Dogg et MTV (« Il suffit d’écrire une chanson politique pour qu’elle soit immédiatement ridiculisée chez Beavis & Butthead ») d’un flow aussi nonchalant que l’humour est glaçant.
Ce qui est formidable, c’est que Mike Ladd ne confond jamais la scène et sa chaire, sa musique et son bureau universitaire (il enseignait jusqu’à récemment le creative writing à la fac de Boston). Encore et toujours cet écartèlement il est, par exemple, le seul artiste d’origine hip-hop à enregistrer pour le label rock Scratchie, monté par deux Smashing Pumpkins en mal d’underground. Et sans doute le seul artiste revendiquant, sur le même album, l’influence de Schooly D et du Ram de Paul McCartney album dont Mike Ladd jalouse le son. Une double vie à laquelle cet homme frontalier a décidément du mal à échapper. « Gamin, je haïssais l’école et je me moquais constamment des poètes. Et aujourd’hui, je suis poète et prof d’université. » Mais toujours entre deux chaises. « A l’université de Boston, je siégeais parmi les profs, mais je n’étais jamais d’accord avec leurs idées réactionnaires. Je restais à la fac trois jours par semaine et le reste du temps, je filais à New York enregistrer mon album. Quand je faisais de la scène ou du studio, les étudiants me manquaient : je voulais du débat, qu’on me contredise, qu’on me coupe la parole. »
Quand, sur Blade runner, une phrase se met à tourner en boucle, « Whose motherfuckin future is this' » (« C’est pour qui, ce putain de futur ? »), on a effectivement envie de couper la parole à Mike Ladd. Pour lui dire que ce « putain de futur », envisagé aussi bien par lui que par les Anglais Leila ou Tricky, c’est peut-être celui de la soul.