Journal déprimé d’un de nos envoyés spéciaux au festival de Cannes.
Mes de 6 à 7? sont tellement comateux que je n’ai même plus l’impression d’avoir dormi, tout juste d’avoir fermé les paupières un très court instant. Chaque projo de 8 h 30 tient du petit miracle quotidien, je me sens mûr pour une seconde crise mystique (la première, il y a quinze ans, s’est quand même terminée par un baptême et tout ce qui s’ensuit ). C’est plus dur chaque matin mais je fais des rêves rigolos dont je garde un souvenir étrangement net et précis. Celui de cette nuit : un Modiano très remonté et plus du tout bafouillant somme un Luc Besson tout penaud de donner la Palme d’Or à Edward Yang, un peu sur le ton qu’emploie John Wayne quand il cause à la famille Burdette dans Rio Bravo, un ton sans réplique, avec un petit sourire ferme, sur le mode Si t es pas d’accord, moustique, tu seras privé de Canal ce soir, direct au lit !?. Et Besson de s’exécuter sans moufter. On peut toujours rêver
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Le Assayas donc, à côté de Dominique P., Charles T., et Mike C. à distance respectueuse. C’est vraiment pas mal, Béart très bien, tout le monde très bien, mais ça ne me fait aucun effet, d’autant que je passe la dernière des trois heures à lutter contre le sommeil (la porcelaine, moi ce que j’en dis’), je plonge vingt secondes d’ici de là. Et en sors tout interloqué, Dopa et Charlie vachement enthousiastes, bon. Durant les deux heures suivantes, j’interroge tous les gens de confiance que je rencontre en les prévenant que tout ce qu’ils me diront d’intéressant, je l’écrirai, non mais. Problème, 50/50 de satisfaits et de mécontents, avec des arguments valables des deux côtés. Un camarade des Cahiers dont je tairai le nom pour pas lui créer d’embrouilles me dit que ça lui rappelle Les Maîtres des forges sur France 2 (ou un truc comme ça ), que tout ça est bien faible, mais que Charlie est obligé d’aimer ça par amitié (Assayas a longtemps écrit aux Cahiers, ignares de la Nouvelle économie que vous êtes’), bref, qu’on voit pas trop où Olivier veut en venir mais qu’il n’arrive nulle part.
Remonté, le petit camarade, beaucoup plus que moi. J’entends tout ça et je décide aussitôt que c’est finalement pas si mal, qu’il faut pas charrier, d’autant que je lui ai déjà éreinté son dernier film (mais là, j’étais sûr de moi, et une révision partielle télé n’a fait que me conforter ), qu’il paraît l’avoir mal pris puisqu’il fait semblant de ne plus me voir depuis presque deux ans, alors que c’est un garçon très gentil (pas d’ironie, là), que je l’ai vu un soir changer de place au restaurant pour ne pas m avoir en face de lui, qu’il y a des films de lui que j’aime beaucoup et que je l’ai même écrit, qu’il a une femme ravissante et un frère exquis, que nous avons des tas d’amis communs, bref, que je suis bien emmerdé, seul de la bande à l’avoir vu, le foutu film, et Kagan pas du tout d’accord pour le rattraper à la séance pingouins du soir, et que je vais quand même pas casser un film que j’ai vu dans cet état-là, et que je risque de trouver sublime à Paris quand je le reverrai en ayant dormi mes douze heures réglementaires, je me connais. Bon, je vais m’en sortir, ça va aller, pas de panique
Hôtel, douche, dodo, et rebelote pour le Coréen de 19 h. Très beau. A la sortie, je tombe sur Richard P. qui ose m affirmer que le film de Chantal est, je cite, nul’, que c’est même pas un film, que tout ça c’est les délires de la critique française, que c’est un film fait pour personne, patati, patata. Je suis vert de rage, non mais il est jetlagé ou quoi, mon new-yorkais favori On s’engueule dur, je suis blême de rage, limite rupture immédiate, la fatigue aidant Je me marre quand même en pensant à ce que dirait mon cher Richard s’il savait qu’avec JFR et Kagan, on va dîner derechef avec Paolo B., l’heureux producteur du film de Chantal : Collusion ! Corruption ! Vendus ! Non, lui ne dirait pas ça, parce qu’il connaît Paolo (qui est complètement dingue, certes, mais pas du tout idiot ) et qu’il sait que je suis trop incontrôlable pour être acheté, à vil prix en tout cas, ah, ah, ah.
La vérité est plus simple : j’ai rencontré Paolo parce que je suis oliveirien et ruizien depuis mes douze ans, – et que de ce point de vue, je lui dois beaucoup – , bien avant que quelqu’un ait eu l’idée saugrenue de me payer pour écrire mon amour pour ces génies, et que lui vient de la critique, et qu’il préfère écouter un critique lui expliquer pourquoi un de ses films est bon ou mauvais plutôt qu’un banquier qui lui réclame des comptes ou une actrice qui crise sur son coiffeur. Formé par Daney, Paolo a une grosse nostalgie de leur relation. Mes petits copains et moi ne lui arrivons évidemment pas à la cheville mais bon, y a pire que nous, et les temps sont difficiles’ Entre Paolo et moi, le contrat tacite est cristallin : il ne me demande que d’essayer d’aller voir ce qu’il produit, ni plus ni moins (ça tombe bien, je suis quand même mal payé pour ça ), et après me fout une paix royale, même quand je pense que L’Ennui est un navet prétentieux et vieillot ou La Nouvelle Eve une comédie à deux francs et j’en passe, ce qui n’est certes pas le cas de tous ses confrères (à l’exception d’Humbert B.). Comme en plus, je ne sais pas résister aux aventuriers et aux séducteurs, manger avec lui est toujours un plaisir trop rare (dans les festivals only, pas le temps à Paris). Et oui, bande de suspicieux mesquins, c’est toujours lui qui paye C’est quand même fait pour ça les producteurs’ Non, je blague, Paolo a la générosité casse-cou de ceux qui sont passés cent fois par la fenêtre pour éviter l’huissier et qui savent qu’ils renaîtront toujours de leurs cendres, enfin espérons-le, surtout pour Oliveira Bref, c’est un ami.
Et voilà comment, grâce au dit ami, je me retrouve devant le meilleur restaurant de Cannes, invité du plus grand flibustier de la Côte, un peu impressionné par le cadre (genre ascenseur privé et personnel nettement plus nombreux que la clientèle), avec mon Kagan qui se lèche les babines en faisant gaffe de rien renverser sur les tapis épais, qui met trois plombes à comprendre qui est au juste Chema Prado ( Muy bien !? qu’il lui dit alors que l’autre parle un français à tomber ), et JFR tout en noir qui prend son air de repris de justice alsacien qui a trop lu Léon Bloy, inquiétant, le mec. C’est tellement bon (des vins pareils, je savais même pas que ça existait ) qu’on se conduit tous très bien, on ne se dispute même pas trop avec Jean-Mimi, on parle foot (JFR au bord de la crise nerveuse ), cinéma évidemment, rumeurs variées, on se moque gentiment du Patron (Jean-Mimi, toujours entre deux noirs complots et trois silences), et on passe une soirée délicieuse, c’est le cas de le dire. Ah qu’on est bien’ Va falloir songer à changer le titre de ce journal.
Après c’est moins agréable, écriture toute la nuit (Assayas, je m’en sors pas trop mal’). Bande-son : la BO de Kikujiro, Music for airports par Bang on a can et Heroes Symphony, tout ça en boucle. La pile de journaux à rattraper un de ces quatre devient impressionnante. Quoi de neuf à l’extérieur ? Le quinquennat, non mais vous rigolez ? La vraie vie est ici, même que je l’ai toujours dit.
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