Comme chez le fils Lennon, l’état civil est impitoyable avec Unbelievable Truth, groupe du frère de Thom Yorke, tête de Radiohead. Mais alors que sort l’insidieux premier album Almost here, la parenté n’est plus ici qu’une anecdote : avec une maturité et une subtilité renversantes, le trio réussit l’exploit de nous réconcilier avec l’emphase et […]
Comme chez le fils Lennon, l’état civil est impitoyable avec Unbelievable Truth, groupe du frère de Thom Yorke, tête de Radiohead. Mais alors que sort l’insidieux premier album Almost here, la parenté n’est plus ici qu’une anecdote : avec une maturité et une subtilité renversantes, le trio réussit l’exploit de nous réconcilier avec l’emphase et un romantisme échevelé.
Lors de la dernière mini-tournée anglaise d’Unbelievable Truth, il y avait un voyeurisme pas très propre : on venait voir le frère de Thom Yorke, désormais inaccessible, plutôt qu’entendre les chansons d’Andy Yorke, se venger du succès du cadet en méprisant le benjamin. On se souvient à quel point Jeff Buckley fut, lui aussi, une telle bête de foire à ses débuts, uniquement jugé sur le mètre-mesure familial, copieusement raillé par des barbus qui avaient l’impression d’avoir fréquenté son père. Quelques mois après, il s’évadera pourtant spectaculairement de sa filiation, claquera la porte de sa fiche d’état civil.
Mais pour l’instant, Unbelievable Truth n’est qu’une anecdote : triste sort pour ce bouleversant Building, pour ce Finest little space. Partout, dans la salle, la même pénible rengaine ponctue chaque chanson : « Eh ben, il a écouté son frère, lui. » Ceux qui ont des cadets le savent bien : on n’écoute jamais son grand frère. Mais on écoute parfois ses disques. Normal, donc, que Radiohead et Unbelievable Truth aient un tel air de famille, tous les deux nourris au même sein, à tous ces albums de REM, de Talk Talk, de Leonard Cohen nourris par ces chansons qui prennent le temps d’imposer leur couleur, leur météo… « Pendant des années, tout ce que je connaissais, je le devais à Thom. Mais vers 14 ans, j’ai commencé à voler de mes propres ailes, à exprimer des divergences. A l’université, je me suis mis à écouter trop de disques du label 4AD, des trucs chétifs, malingres… Une erreur d’aiguillage. Mais il fallait passer par cette rébellion pour avoir enfin mes goûts à moi. Aujourd’hui, j’écoute plutôt des choses tranquilles comme Nick Cave ou les Tindersticks. Oui, je sais, c’est pas gai. »
Gérontisme : processus d’accélération du vieillissement, qui fait brûler les étapes de l’adolescence, transformant sans répit un enfant en adulte. Une maladie très rare dans le rock, qui a plutôt tendance à prolonger de manière pénible l’adolescence largement au-delà de sa date de péremption. Ainsi, on vit quelques groupes devenir immédiatement des vieux cons, des croulants croulant sous le poids de références lourdes comme des béquilles, infirmantes comme de l’arthrose. On vit ainsi les jouvenceaux malins d’Ocean Colour Scene se muer immédiatement en schnocks infréquentables, les tendres Ride ou Supergrass en vieilles pommes flétries, sans jus « Quand ça pue l’urine, nous on se débine », dit un proverbe personnel. On vit aussi débouler de nulle part, très jeunes, des vieillards dignes, des beaux vieux (pas des vieux beaux, hein : on n’a pas gardé l’hospice avec Robert Palmer). On ignore ainsi si Leonard Cohen fut un jour adolescent, on a peine à croire que Richard Davies, Andy Partridge ou Gérard Manset eurent un jour de l’acné juvénile : ils entrèrent dans la vie active les idées parfaitement formées, ignorant tout de l’apprentissage en public, déjà adultes à un âge où le rock impose encore généralement des pitreries attardées.
Ainsi, on n’a, à aucun moment sur le premier album d’Unbelievable Truth, recensé le moindre bruit de testostérone. « Il n’a jamais été question de se retrouver ensemble pour nous amuser. Il s’agissait d’écrire, de s’exprimer. Il n’a jamais été question d’être un groupe pop. Nous sommes là pour remplir une fonction très précise : accompagner les moments de mélancolie. Pour s’éclater, il est important que les gens écoutent d’autres groupes. Dès que nous commençons à faire trop de bruit, je me sens mal à l’aise sur scène, déplacé. Au-dessus d’un certain volume sonore, je m’éloigne… Nous avons besoin de subtilité. Je ne peux pas faire semblant.
Il est important que je ressente de façon très forte ces chansons sur scène. Parfois, c’est juste un boulot, la routine, juste un exercice physique pour ne pas rouiller, un entraînement mécanique c’est très déprimant. Ça arrive régulièrement : on joue les chansons, mais rien ne se passe, elles restent dociles à nos pieds. Mais c’est la plus belle chose au monde quand elles nous échappent. Malheureusement, on ne peut pas prévoir ces moments, pas les provoquer artificiellement. »
Il faut ainsi voir Unbelievable Truth les yeux fermés, emporté par sa musique, par un son déjà trop ample pour les petites salles, par cette ambiance confinée et cradouec dont les guitares font craquer les coutures. Une écriture strictement emphatique, pourtant rarement pompière, exploit autrefois réalisé par REM ou American Music Club : faire du rock épique qui pique, du rock héroïque où les héros sont fatigués plus que fatigants, un rock outrageusement romantique sans pour autant asperger ses chansons d’eau de rose. Que ce groupe fasse preuve d’un tel goût pour la retenue, pour cet exercice dangereux laisser les chansons flotter au grand vent, mais toujours les retenir, les diriger, comme un cerf-volant asservi n’étonnera personne : on ne choisit pas impunément son nom dans la filmographie d’Hal Hartley. Surtout en Angleterre, où le cinéma d’auteur se mérite. Même si le groupe avoue préférer son film Trust. Mais le nom était déjà pris. « Ce qu’on aime, chez lui, c’est que ses films décrivent la réalité, mais en la déformant légèrement. Nous détestons les gens qui sont ouvertement obscurs, c’est très prétentieux. Mais en même temps, je détesterais que nous soyons transparents, en plein mainstream. »
Loin des piètres étaleurs de culture régulièrement croisés dans le rock, Andy Yorke sidère par une modestie maladive, qui retient les citations au fond de la gorge, les affirmations au fond de l’âme. Sur scène comme dans la vie, ce type a toujours l’air de s’excuser d’être là, donnant systématiquement l’impression qu’il serait plus à l’aise ailleurs. Lui a beau assurer avoir choisi ce nom de groupe presque par hasard, on ne peut s’empêcher de penser aux héros de The Unbelievable truth, à ces romantiques de la touche, à leur douce manière de ne jamais regarder la vérité les dollars, la famille en face. Ainsi, on sent, à chaque réponse, à quel point il coûte à Andy Yorke d’assurer le service après-vente de ses chansons, combien il se trouve ridicule en VRP de sa musique. Car chaque hésitation dans ses réponses n’est que ça : un contrôle en règle des idées à venir, dont il fait les poches pour y interdire toute idée d’importance. Du coup, on n’a pas l’impression que ce groupe parle anglais (cet anglais outragé, boursouflé par les rodomontades), rabaissant sans cesse le caquet de ses propres chansons, minimisant leur portée, leur pouvoir. « Nous ne sommes pas grand-chose, juste un groupe stagiaire, qui apprend son boulot. Nous n’avons pas l’intention de révolutionner quoi que ce soit. »
Quand on lit la biographie économe du groupe pas un superlatif n’a été enrôlé pour défendre cette musique , on ne peut être que troublé par la concordance de certaines dates dans le calendrier de la famille Yorke. Nous sommes en plein été 95. Avec son copain de toujours Nigel Powell (homme-orchestre et compagnon de désoeuvrement lors de longs après-midi gâchés en silence sur les bancs publics d’Abingdon) et une relation de ce dernier (le bassiste Jason Moulster), Andy Yorke joue finalement depuis un an dans un groupe après avoir vainement tenté de résister à cette évidence. Le groupe s’appelle Unbelievable Truth et la vérité est, effectivement, incroyable : sans que le trio ait demandé quoi que ce soit, son répondeur est inondé d’offres de maisons de disques. Car Unbelievable Truth, immédiatement, a trouvé son ton, sa maturité jusqu’à sidérer ses propres membres, soudain dépassés, effrayés même par leurs progrès.
Dans une situation de force le puissant éditeur Zomba est à genoux devant sa plume où tout autre groupe rêverait déjà de gloriole, Andy Yorke, lui, a déjà vu le négatif, l’envers du décor : son frère, pris dans un invraisemblable tourbillon depuis la sortie, trois mois avant, de l’album The Bends de Radiohead. Yorke ne voulant pas suivre l’exemple de Yorke prend alors peur et les jambes à son cou, abandonnant ses deux camarades sur le paillasson d’une gloire promise pour se réfugier en Russie, loin de l’industrie lourdaude de la musique. On n’échappe pourtant pas ainsi à son destin, qui vient chercher Andy Yorke à Moscou un an plus tard et à grands coups de pied au cul, non mais. Car dans la famille Yorke, on a beau creuser des tunnels, faire le mort, changer d’identité ou mettre des lunettes noires, on n’échappe pas aussi facilement que ça à la gloire promise. « Ce n’était pas seulement un repli : j’aime, fondamentalement, la Russie. Je refusais d’accepter que la musique soit mon destin. J’avais commencé à écrire des chansons à 20 ans et à peine trois ans plus tard, on m’offrait déjà un contrat. Ça allait beaucoup trop vite pour moi. Mais moi, je ne me considérais pas comme un songwriter. Le faire professionnellement me paraissait une imposture. A vrai dire, je ne me sentais pas du tout musicien. Je voulais devenir traducteur-interprète en free-lance. Là, au moins, j’étais certain de ne pas être en concurrence avec mon frère, sans cesse comparé à lui. Et là, de me retrouver livré à moi-même, d’avoir pris une décision aussi importante tout seul, je me suis rendu compte que je pouvais exister sans personne. Ça m’a enfin donné confiance en moi. »
Dans une salle de concerts où le romantisme débraillé de Stone ou Solved entraîna le cerveau à divaguer ou, plus tard, quand le groupe s’extirpera sans ridicule d’un long et fiévreux exercice sur le thème de la mélancolie et du mal-vivre, arc-bouté sur ses chansons où le carnage peut très bien naître d’une simple guitare sèche, on se dira qu’il n’y a plus de doute possible : l’Incroyable Vérité est désormais en marche.
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