La Tate Modern, le nouveau musée d’art moderne et contemporain de Londres qui vient d’ouvrir ses portes, fait une démonstration de force et d’intelligence.
La scène se passe entre deux salles d’expo de la toute nouvelle Tate Modern : entre Lichtenstein et Braque, une pièce toute blanche, encore en cours de montage, avec des restes d’échafaudage, des pots de peinture et des rouleaux laissés au sol, une assiette sale posée sur un socle en plâtre. On est saisi un instant par cette suspension de la visite, légèrement étonné, comme si au bout de quelques salles savamment agencées, la Tate Modern était déjà prise en flagrant délit d’inachèvement. Mais on attendra en vain les travailleurs de cette salle en construction, en fait étonnante installation des deux artistes suisses Fischli et Weiss.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Des surprises de cette taille, prenant le visiteur à rebours de ses préjugés ou de son apathie naturelle, la Tate Modern en a quelques-unes en réserve. Rupture de rythmes, d’habitudes, d’échelles et de catégories esthétiques, telle cette petite salle consacrée au motif de la grille dans la peinture abstraite des années 60 à 70. Un petit miracle, d’autant plus étonnant dans cette architecture immense qui accueille, au sud de Londres, le nouveau musée d’art moderne et contemporain. Située face à la cathédrale St Paul et formant un lent travelling le long de la Tamise, la Tate Modern occupe aux trois quarts une centrale électrique réaménagée par les architectes Herzog et De Meuron, mais qui continuera encore pendant cinq ans à alimenter les habitants de Bankside. En signe d’activité.
Inévitablement, l’ouverture de la Tate évoque les réaménagements récents d’une autre usine muséale, le Centre Pompidou. Le constat est clair : y’a pas photo. Mais la comparaison permet de mieux comprendre les choix opérés par les deux institutions. Tandis que Beaubourg sépare art moderne et art contemporain, s’enferme dans la chronologie rasoir de l’histoire de l’art ou se vautre dans une vision ludico-bouffonne de la création actuelle, la Tate joue la carte de l’intelligence. Certes, elle n’a pas les chefs-d’ uvre du Centre Pompidou, et plusieurs salles consacrées à Picasso, Braque ou Matisse font pâle figure. Mais elle compense ses défauts par une inventivité, par une organisation thématique (Paysage, Réalité, Corps, Histoire), par le mélange des genres et des époques. D’un seul regard, les uvres de Donald Judd, Robert Morris, Eva Hesse ou Carl André donnent à voir les apports de l’art minimal. Plus loin, une salle étonnante accumule des objets subversifs : le téléphone-langouste de Dalí, une sculpture sexuée de la jeune anglaise Sarah Lucas, des cagoules disposées par Rosemarie Trockel, une poupée d’Hans Bellmer et le plat de moules de Marcel Broodthaers. Si elle renonce aux arts vivants et à la musique, la Tate se donne simplement les moyens et l’espace d’un grand musée d’art moderne et contemporain. Avec les installations vidéo de Douglas Gordon, Matthew Barney, Stan Douglas ou Bill Viola, avec une étonnante casbah d’Ilya Kabakov, ou encore avec les uvres photographiques de Jeff Wall, Gabriel Orozco, Cindy Sherman ou Christian Boltanski (l’un des rares artistes français vivants, avec Soulages, Ben, Spoerri, Arman, Villeglé et Alechinsky), la Tate accorde une place entière à la création vivante, sans suspicion aucune, sans mauvaise intention. A cet égard, ce n’est même plus une leçon infligée à Beaubourg, mais une gifle. Avec entrée gratuite, espaces de lecture ponctuant la visite et commentaires d’ uvres signés Malcolm McLaren, Brian Eno ou Alain de Botton. Lumineux.
Démonstration de force, donc. Tel est d’ailleurs le point aveugle de cette magistrale entreprise : la Tate Modern est une arme puissante pour la promotion des artistes anglais. Tandis qu’une moitié de l’ancienne Tate Gallery, la Tate Britain, se consacre exclusivement à l’art britannique (imagine-t-on un musée d’art français ?), la Tate Modern fait une promotion résolue, mais un peu grossière parfois de ses artistes, comme dans la salle où Claude Monet et Richard Long sont mis en parallèle, et comme à égalité. L’absence d’artistes français comme Buren, Lavier, Annette Messager ou Sophie Calle, mais aussi de Pierre Huyghe ou Fabrice Hybert, donne là encore le ton. Ultime preuve, la première grande expo se consacrera aux époques fastes des grandes capitales culturelles : Paris 1910, Moscou 1920, Rio 1950, New York 1960, Tokyo 1970, Londres 1990… et 2001 ! Sans grand rival dans les alentours, l’impérialisme british ne ferait donc que commencer.
Tate Modern, Bankside, Londres, tél. 020.7887.8888. ou www.tate.org.uk. De 10 h à 18 h du dimanche au jeudi, et jusqu’à 22 h les vendredis et samedis.
{"type":"Banniere-Basse"}