Les premiers jours d’un festival sont travaillés comme un scénario : il doit s’y passer quelque chose mais pas trop, le suspens se met en place mathématiquement. Les débuts de Cannes 2000 font plus penser à un thriller qu’à un drame.
A l’entame de cette édition 2000 du festival international du film, deux questions occupent essentiellement les esprits sur la Croisette.
La première, mineure, concernait « l’affaire Jacob/Barrot », avec cette grande interrogation corollaire : qui succédera à Gilles Jacob au poste très convoité de délégué général ? La seconde, majeure, avec moult colloques, débats, articles et dossiers consacrés au sujet, renvoyait à l’ombre portée du tout-numérique, qui obscurcit singulièrement le ciel du cinéma ces derniers temps.
A l’heure actuelle, à moins d’être une boule de cristal, on ne peut que se perdre en conjectures et faire le grand écart entre hypothèses fortes et hypothèses basses : optimisme d’un champ technologique de liberté et de démocratie sans limites, où tout un chacun pourra devenir artiste/créateur ; ou bien pessimisme d’un monde futur aux allures de Big Brother à la puissance mille, où l’homme sera réduit à l’état de mutant sous surveillance permanente et totale, abruti de loisirs virtuels à gogo et d’images stroboscopiques tous azimutés. Sans oublier toutes les nuances possibles entre ces deux utopies extrêmes. Voilà pour les interrogations conjoncturelles et philosophiques en tout début de festival, avant que ne débutent les projections. Car le plus drôle, c’est qu’une fois commencée la ronde infernale des dix ou vingt films par jour, les festivaliers (du moins les journalistes, critiques et cinéphiles d’entre eux) sont retournés fissa et comme par enchantement dans leur bulle habituelle. Finies les comparaisons techniques sur les mérites de l’image photochimique et de l’image numérique, terminées les considérations sur la possible future disparition des acteurs ou des copies, envolés les mots Internet, digima ou gigaoctets. Exemple de dialogues les plus fréquemment entendus entre le palais Croisette et l’hôtel Majestic : « Qu’est-ce que t’as vu de beau ? Le Dominik Moll est pas mal du tout Le petit Japonais nouveau venu de Un Certain Regard est très bien aussi Ah oui, Un dimanche inachevé, ouais, j’en ai déjà entendu du bien Et le Loach ? Lui, il faudrait qu’il arrête Et Vatel est une grosse plantade au box-office ! C’était prévisible T’as des invites pour la fête Rezo ? » Etc. Bref, comme d’habitude.
Et comme d’habitude, le Festival démarre piano piano : un gros film d’ouverture sans intérêt (Vatel de Roland Joffé), une comédie américaine ricanante et pesante (Nurse Betty de Neil Labute), le Loach annuel, totalement dénué de la moindre surprise, au c’ur bien placé politiquement (comme toujours) mais aux ficelles tellement rigides et manichéennes qu’elles desservent complètement le propos du cinéaste. Bread and roses est un film de propagande et, comme tout film de propagande (même pour la bonne cause), c’est du très mauvais cinéma. En compétition officielle, la bonne surprise est venue de la sélection française avec Harry, un ami qui vous veut du bien de Dominik Moll, variation kubricko-hitchcockienne de très bon aloi servie par un scénario bien ficelé, une mise en scène sobre mais inventive et des comédiens unanimement excellents dans des registres très divers. Pour détendre l’atmosphère, les frères Coen provoquent les premiers éclats de rire avec une pochade à l’esthétique BD très soignée.
Gageons que, comme d’habitude, cette compétition crachera d’encore plus belles étincelles en deuxième semaine, avec les films très attendus de Desplechin, Assayas, Lars von Trier, James Gray, Aoyama, Wong Kar-wai, Roy Andersson ou encore Edward Yang. La section Un Certain Regard était, ces dernières années, un point fort du Festival : cette année, cette sélection semble un peu plus terne, au vu des premières projections. Pourtant, en deux jours, on a déjà vu deux bons films, curieux et intrigants : Jacky de Fow Pyng Hu & Brad Ljatifi, et Un dimanche inachevé de Yoichiro Takahashi. N’oublions pas le superbe Saint-Cyr de Patricia Mazuy et les uvres à venir de Maria de Medeiros, Arturo Ripstein ou Hong Sang-Soo. Par contre, les noms de Mimmo Calopresti, Hugh Hudson ou Miguel Littin semblent beaucoup moins alléchants. Espérons les bonnes surprises.
La Quinzaine des Réalisateurs et la Semaine de la Critique s’encroûtaient depuis plusieurs années. Sévèrement reprises en main l’année dernière (Quinzaine) et cette année (Semaine), elles ont regagné du lustre et du peps. Témoin, la présence cette année à la Quinzaine des derniers films de Chantal Akerman (splendide appropriation de Proust), ou des revenants Bela Tarr et Serge Le Péron, et les débuts à surveiller de Karyn Kusama, Anne Villacèque, Virginie Wagon (la proche collaboratrice d’Erick Zonca). Quant à la Semaine de la Critique, rien que pour l’ultime film de Robert Kramer (Cités de la plaine), les débuts réussis du très prometteur Orso Miret, le retour du « badasss » filmaker Melvin van Peebles, elle paraît plus stimulante que les sélections des trois dernières années réunies.
Lorsque le Festival est encore dans son tour de chauffe (si l’on peut dire, vu le temps pourri qui sévit sur la Côte depuis quelques jours), on sent que les premières embardées et accélérations nous attendent au prochain virage. Résultats complets des courses la semaine prochaine.