Après Chocolat et S’en fout la mort, Claire Denis, enfant d’Afrique, élève de l’Idhec, ex-assistante de Wenders et Rivette, réalisait J’ai pas sommeil, un film qui prenait prétexte du fait divers Thierry Paulin pour filmer un Paris de nuit, métissé et somnambule, où encore et toujours des corps se frôlent, se mêlent et s’affrontent. L’occasion en juillet 94 de l’interviewer sur son parcours.
Enfant, je vivais en Afrique et là, il n’y avait pas de cinéma. C’est pendant mon adolescence dans les grandes villes africaines que j’ai découvert les cinémas tenus par des Français ou des Libanais : ils ne passaient que des films de guerre américains, des séries X, Y ou Z. J’ai vu beaucoup de films comme ça, sur les bombardements dans les îles du Pacifique. C’était devenu un rite. Je suis devenue cinéphile plus tard, en France, mais très rapidement. Il y avait le ciné-club du lycée, les multiples cinémas à Paris… Mais je le suis devenue toute seule, sans culture cinéphilique. L’absence totale du relais que peut être une revue faisait que le cinéma était un autre monde pour moi. J’avais l’impression de très bien comprendre les films japonais ou d’Antonioni et en même temps, ceux qui faisaient ces films me paraissaient extrêmement lointains. Par ailleurs, j’étais assez marginale à Paris. J’avais grandi en Afrique, je ne me sentais jamais chez moi dans cette ville, où j’avais un côté Bécassine : ça n’aidait pas tellement à se forger la croyance qu’on va, soi-même, faire quelque chose. Finalement, je connaissais quelqu’un qui travaillait à Télé Niger, une chaîne d’alphabétisation rapide. J’ai commencé à travailler là, puis j’ai atterri stagiaire au Service de recherches, qui est devenu l’INA. J’aurais pu y rester, c’était un endroit formidable. Je côtoyais des gens qui faisaient des films, je pouvais toucher tout cela du doigt, ça m’a rendu l’univers du cinéma plus concret. Je me suis rendu compte que ce n’était pas si loin. Je suis allée m’inscrire à Nanterre pour préparer l’Idhec.
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Quelle a été l’importance de l’Idhec ?
Ça m’a fait entrer dans la réalité de Paris et du cinéma. Tout d’un coup, j’ai eu des amis, j’allais au ciné avec les copains de promotion, j’avais enfin l’impression que j’habitais vraiment Paris. A ce niveau-là, c’était une époque formidable. Je vois toujours ceux que j’ai rencontrés là, comme Agnès Godard qui a fait l’image de J’ai pas sommeil. Il y avait aussi une filiation avec des gens passionnants : Henri Alekan, Louis Daquin. L’Idhec m’a surtout servi sur le plan personnel et humain. Du point de vue technique, on faisait notre cuisine nous-mêmes. Il y avait des débats un peu infantiles mais quand même très réjouissants : par exemple ceux qui aimaient La Peau douce contre ceux qui ne l’aimaient pas. Je suis entrée dans une ville, une société, j’ai compris des tas de choses. Avant l’Idhec, j’étais quelqu’un qui revenait d’Afrique et qui détestait la France. Aujourd’hui, je fais des films plus doux que ceux que j’aurais faits en sortant de l’Idhec : à l’époque, j’aurais aimé réaliser des trucs comme La Quatrième dimension, j’adorais la science-fiction.
Vous détestiez la France pour des raisons politiques, par rapport à la colonisation ?
Bien que faisant partie des colons, mon père nous expliquait que l’indépendance était une bonne chose pour les pays africains. Mais je ne crois pas que je détestais la France par anticolonialisme, c’était plus intime que ça. Je me sentais très coupée, sans racines, n’appartenant à rien. Je ne me sentais pas appartenir à ce pays. Rentrée en France à l’adolescence, j’avais l’impression que je venais de perdre tout ce qui comptait pour moi.
Après l’Idhec, comment en venez-vous à travailler comme assistante avec des cinéastes tels que Makavejev, Wenders, Jarmusch ou Rivette ?
Avec Wenders, je devais être le premier nom sur une liste qu’on lui avait donnée. C’était pour Paris, Texas. Je crois que ce film m’a donné confiance pour affronter la fiction. Chaque matin, il y avait un risque, une frontière instable entre fiction et documentaire. Ce tournage m’a fait prendre conscience que je devais sérieusement me mettre au travail de l’écriture, car contrairement à Wim, je ne pourrais jamais construire un film au jour le jour. Moi, il me faut une contrainte, une boucle bouclée avant le tournage, quitte à retrouver une liberté sur le tournage par rapport à cet objet fini qu’est le scénario. Après Paris, Texas, je me suis donc décidée à travailler sérieusement mes projets plutôt que rêvasser à un tournage à Pétaouchnock en improvisant sur place. Je suis une angoissée, je ne peux pas vivre dans l’incertitude du lendemain. Chez Jacques, il me semble que ce sont plutôt les personnages qui commandent. Il ne veut pas complètement les déterminer à l’avance. Il n’aime pas qu’ils meurent, il veut leur laisser la plus large possibilité de vivre et, au fond, le scénario bétonné archi-écrit est une façon de faire mourir les personnages à l’avance. J’ai besoin de lui comme repère, je crois que c’est la personne qui juge le mieux mon travail. Il m’a donné des envies très profondes, le goût d’une morale – quelle qu’elle soit d’ailleurs, j’aime par exemple beaucoup les films de John Woo, même s’ils sont très violents. Avoir une perspective morale par rapport à son travail est fondamental. C’est cette perspective morale qui donne envie de faire du cinéma, rien d’autre. Même le plaisir de cadrer ne saurait suffire. L’envie de cinéma doit aller au-delà du cadre, vers le sens. Ça doit être un désir de relation avec les autres. Rivette m’a appris à ne pas trahir mes personnages. La première fois que j’ai vu le Jeanne d’Arc de Jacques Rivette, j’étais transie : j’avais le sentiment de participer à quelque chose de très fort, sans doute lié à l’enfance, aux images du moyen-âge des manuels scolaires. C’est difficile de faire passer la foi et ce film la communique incroyablement. C’est un film partageur. Mon dernier film comme assistante, Down by law de Jarmush, a été important parce qu’il m’a donné l’envie d’avoir ma maison de production pour coproduire mes films et être un peu plus indépendante. J’admirais cette liberté du cinéma indépendant américain qui arrivait à vivre en marge d’un système. C’était un tournage réjouissant.
Dans tous vos films et documentaires, vous filmez les corps noirs. C’est une obsession d’ordre esthétique, politique, personnelle ?
Ou sexuelle. Je ne sais pas d’où ça vient, je ne l’analyse pas. D’une manière générale, les corps me plaisent, j’ai aussi filmé des corps blancs. Jusqu’à présent, je me suis toujours retrouvée sur des projets où il y a une idée de domination. Que ce soit dans Chocolat ou S’en fout la mort, il y avait la notion de rapport de forces. Il s’agissait d’accompagner les corps, de prendre corps. La matière d’un film passe par les corps. Si demain un corps jaune ou blanc est au c’ur du film, je filmerai ce corps-là. Il y a sûrement ici quelque chose de nature sexuelle. Le filmage des acteurs est une chose très érotique. Quand on filme, on est derrière la caméra, c’est un regard à demi masqué : parfois, c’est une domination et parfois, c’est une soumission. Il y a ce rapport de forces dans le regard et l’acte de filmer les acteurs. Par rapport aux Noirs, j’ai sans doute eu inconsciemment l’idée qu’ils avaient toujours été filmés comme des pions, comme des faire-valoir ou comme des odalisques. J’ai sans doute eu l’envie de leur redonner de la splendeur, de rendre aux Noirs leur fierté et leur beauté. Les Noirs ne sont pas plus beaux que les Blancs, mais il y a du retard à rattraper. C’est la phrase de Sartre : après deux mille ans de regard blanc sur les Noirs, on allait entrer dans une époque de regard noir sur les Blancs. Dans J’ai pas sommeil, j’aime bien Théo/Alex Descas parce qu’il est antipathique ; il est fier, rebelle, c’est tout sauf le bon Noir de service. Je n’ai pas de position militante sur les Noirs au cinéma et je n’ai pas envie de me spécialiser dans l’image du Noir, mais la société française est aujourd’hui multicolore : je ne vois pas pourquoi on nous imposerait toujours des histoires où il n’y aurait que des Blancs.
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