Second album posthume de Jeff Buckley depuis sa noyade à Memphis en mai 97, Mystery whiteboy n’a pourtant rien d’une escroquerie à la nostalgie. Album dense, intense et profondément vivant, il saisit le prodigieux Américain dans son élément naturel : la scène, où tout n’est que musique. Pas encore revenus d’avoir croisé telle personnalité, ses amis new-yorkais se souviennent de l’arrivée d’un timide Californien et de sa miraculeuse éclosion.
Les amis de Jeff Buckley n’avaient visiblement pas encore fait leur deuil quand nous les avons rencontrés l’an dernier. Le réalisateur Don Kent nous avait demandé de l’accompagner pour interviewer la « famille Buckley » pour le documentaire qu’il consacrait au chanteur disparu depuis le 29 mai 1997 dans les eaux du Mississippi.
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L’émotion de chacun était palpable, le besoin de se confesser, ardent. Dans un mélange de larmes et de rires, tous évoquèrent avec effusion l’homme et le musicien, prenant un soin clinique à séparer l’un de l’autre : un pour une amitié voisine de l’amour, l’autre pour l’admiration béate. Tous avaient touché une flamme suffisamment forte pour être, à ce jour encore, aveuglés et brûlés par cette rencontre. Car on s’approchait de Jeff Buckley comme on chasse les tornades : avec un goût pour le danger, l’inconnu, le risque d’être happé et profondément élevé.
De cette rencontre fulgurante, personne ne sortit indemne, mais chacun s’estime sorti meilleur. Car la générosité, l’intensité, la gourmandise de vie et l’énergie ahurissante de Jeff Buckley déteignaient sur son entourage, condamnaient au surpassement, de la photographe débutante au guitariste balbutiant. De leur première rencontre au dernier coup de téléphone avant sa noyade, nous avons ainsi parlé à ses amis new-yorkais : son fidèle guitariste Michael Tighe, le guitariste et chanteur Nathan Larson, la chanteuse Brenda Kahn. Mais il nous fallait aussi parler à ceux qui l’avaient fait venir, en premier, à New York, l’arrachant à une Californie où son génie végétait. Ainsi le producteur Michael Clouse (« Il était comme un petit frère pour moi ») ou l’étrange trio composé par le producteur-concepteur-musicien Hal Willner, Susan Feldman et Janine Nichols, qui le firent pour la première fois jouer à New York pour un concert-hommage à son père Tim Buckley, dans l’église St Ann de Brooklyn. A deux pas du studio de Merri Cyr, photographe alors inconnue mais prise sous sa vaste aile par Jeff Buckley, pour qui elle signa les pochettes.
A l’époque de son premier album, on avait affublé Jeff Buckley du nom trop rare de grand vivant. Curieusement, trois ans après sa disparition, c’est toujours au présent que ses amis évoquent ce mystery whiteboy. C’est aussi au présent que se dévore l’album Mystery whiteboy où la force du jeu, l’intensité du chant et la liberté des chansons se chargent de bousculer la nostalgie. Un grand disque live. Live, comme dans grand vivant.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Jeff ?
Michael Tighe, guitariste : La première fois qu’on s’est rencontrés, Jeff avait les cheveux longs et une façon bien à lui et très rapide de se déplacer. Il dégageait une énergie brute et intense. Son accent et ses cheveux longs lui donnait une allure de Californien un peu barré mais sympathique. Il semblait très excité et curieux de me rencontrer. Je ne l’avais vu qu’une seule fois avant ça, à l’église St Ann, lors de sa participation à un concert en hommage à son père.
Brenda Kahn, chanteuse : Notre première rencontre, c’était dans le bureau de David Cohn, mon producteur. Un paquet de labels voulaient le signer à l’époque. Cette nuit-là, j’ai rêvé de lui : dans mon rêve, il me cuisinait des champignons shitaki ! J’ai trouvé ça tellement étrange que je l’ai appelé sans attendre pour lui raconter. On a parlé pendant au moins deux heures. Ce fut le début de notre amitié. Le courant est d’abord passé par la musique. J’habitais un immense loft à Brooklyn à l’époque et on passait des nuits entières sans dormir, à faire de la musique et à enregistrer sur mon 4-pistes. Son énergie poussait à la création. Il n’arrêtait pas de chanter. Il avait une mémoire photographique de la musique. Il était capable de reproduire à la note près n’importe quel morceau, même un truc entendu une seule fois des années auparavant. C’était incroyable. Il chantait constamment des chansons du Velvet Underground ou des trucs bizarres et obscurs entendus à la radio.
Michael Clouse, producteur : Je l’ai rencontré pour la première fois en Californie, à la fin des années 80. Je produisais un album de R&B, on préparait la demo quand un des musiciens du groupe m’a parlé de ce jeune guitariste génial qu’on pourrait peut-être engager pour l’occasion. Rien ne m’avait préparé à ce que j’allais voir ce soir-là : un jeune type maigre et chevelu, qui entre, s’assied, ne prononce pas deux mots et se met à jouer les trucs les plus incroyables que j’aie jamais entendus. Avec son blouson en cuir râpé, il avait l’air tout droit sorti du Lower East Side des années 70, une petite frappe du CBGB’s. Il avait un look à la Johnny Thunders. C’était un New-Yorkais avant même de connaître la ville.
Susan Feldman, responsable de la réhabilitation de l’église St Ann : En même temps, il avait des amis à Los Angeles : les membres du groupe Fishbone, par exemple. Mais il n’était tout simplement pas à sa place là-bas, entouré de gens qui n’avaient ni son talent ni son humour et qui en plus étaient jaloux. Un soir, alors que j’allais dîner avec John Cale qui vivait à LA à l’époque, nous sommes tombés sur Jeff par hasard sur Melrose Avenue. Il était aux anges de rencontrer John.
Nathan Larson, musicien et ami : La première fois que je l’ai rencontré, j’étais guitariste dans le groupe Shudder To Think. Jeff est venu nous voir jouer à Washington, il était très ivre, très gentil et très beau. Notre producteur Andy Wallace travaillait en même temps sur Grace et il m’a fait écouter Mojo pin : j’ai éclaté en sanglots, bouleversé. J’ai appelé immédiatement Jeff au studio, ce fut le début d’une intense amitié. Au début, je me suis dit bêtement qu’un type aussi beau ne pouvait pas avoir beaucoup de talent ! Il était très beau, trop presque, ça devenait un handicap à ce niveau-là ! Il ne désirait rien tant qu’être pris au sérieux, alors que des articles sur lui paraissaient dans des journaux pour midinettes. Il était classé dans les cent plus belles gueules au monde. Il était complètement taré, très attachant et très chaleureux. Dénué de toute prétention ou fausseté. Immanquablement, quand il le voulait, il monopolisait l’attention, il avait un magnétisme fou. Il pouvait charmer n’importe qui. Il parlait à tout le monde dans la rue : du SDF aux potes qu’il rencontrait par hasard. Ce n’était jamais forcé, c’était sa nature. Je ne savais pas toujours ce qui se passait dans sa tête, parfois je sentais qu’il y avait des sujets qu’il ne voulait pas aborder ; il se réfugiait alors dans un personnage et mettait de la distance entre lui et la situation. Il se servait souvent de son humour pour éviter les sujets délicats.
A-t-il toujours été un musicien impressionnant ?
Brenda Kahn : En concert, sa voix était absolument merveilleuse, mais combinée à son physique d’ange, c’était ahurissant, vraiment renversant. Il avait du style et de l’allure. Le chant lui permettait de communiquer de manière plus directe que la parole. La musique, c’était tout pour lui. Ses textes et sa manière de les interpréter étaient une question de vie ou de mort. Ce qui n’a pas que des avantages. Il en a souffert. Il a consacré toute sa vie à la recherche de la perfection.
Michael Clouse : Jeff avait du mal à exprimer ses sentiments et la musique lui facilitait la tâche. C’était un gars très introverti et timide à l’époque de Los Angeles. Il ne gardait pas un très bon souvenir de ses années de lycée. Il y était déjà un paria. Et quand il s’est installé en Californie, il s’est entouré de musiciens qui lui disaient qu’il n’était pas spécialement talentueux et qui alimentaient son côté négatif. Ce n’est que lorsqu’il a laissé ces gens-là derrière lui qu’il s’est ouvert. Il devait quitter Los Angeles. Comme j’avais habité à Manhattan avant de m’installer à Los Angeles, il me mitraillait de questions. Il fallait qu’il vienne à New York, c’était sa mecque. Je me souviens qu’un soir, dans mon studio, alors qu’on bossait sur des demos, je lui ai demandé où il désirait être dans cinq ans. Il répondit qu’il voulait réaliser un disque qui ferait oublier Led Zeppelin two l’un de ses albums préférés. Il était très ambitieux et cherchait son chemin. Et il avait tout ce qu’il fallait pour réussir. Ça sautait aux yeux. La seule personne qui ne voulait pas que Jeff réussisse, c’était Jeff.
Nathan Larson : Pour moi, il y avait deux Jeff : l’ami et le musicien. Ça donnait le vertige de le voir devenir un autre devant un micro. C’était un musicien né, ce qui sortait de sa bouche venait d’une autre dimension. Sans vouloir dramatiser, c’était vraiment ça.
Michael Tighe : J’ai tout de suite su qu’il y avait dans sa musique quelque chose de très profond, et cette première impression s’est renforcée par la suite. La musique, c’était sa langue. Entre nous, le contact est tout de suite passé sur le plan humain, une sorte de fraternité s’est créée. Nos conversations les plus passionnées tournaient autour de la musique ou avaient lieu pendant les répétitions. Je l’écoutais fredonner, chanter des morceaux, je le voyais développer ses idées.
Quel effet vous a fait sa voix la première fois que vous l’avez entendu chanter ?
Michael Clouse : Jeff avait une habitude : il écoutait ce qu’il venait d’enregistrer et voulait inévitablement le refaire alors que la prise précédente nous paraissait à tous absolument merveilleuse, à tel point que je refusais de l’effacer. C’était un perfectionniste. Mais voilà ce qui le distinguait : alors que beaucoup de musiciens s’essoufflent au fil des prises et qu’au bout du compte la première reste la meilleure, les ressources de Jeff étaient inépuisables. Il prenait son médiator dans la bouche et disait « On la refait, on la refait ! » Il adorait ce qu’il faisait, mais était aussi son plus sévère critique. Jeff était habité.
Michael Tighe : La profondeur de sa voix m’a frappé dès le premier concert, celui de St Ann, en hommage à son père. Il pouvait la pousser très loin. Mais en cette occasion particulière, trop de choses se passaient en lui pour qu’il aille au bout de ses capacités vocales. La puissance de sa voix ne m’est réellement apparue qu’un peu plus tard, quand il jouait au café Sin-é ses propres morceaux. C’était saisissant, très poignant. Pour moi, Jeff est le meilleur chanteur blanc depuis John Lennon et Richard Manuel, du Band. Tous les trois sont morts aujourd’hui. Et lorsqu’ils chantaient, ils chantaient déjà depuis cet endroit particulier, celui de leur mort, des messages éternels, des messages d’amour et de foi. Tous les soirs, en concert, il allait un peu plus loin que la veille.
Etait-ce parfois effrayant ?
Michael Tighe : Assister à cette puissance et à la force qui se dégageaient de Jeff me procurait non seulement l’impression de vivre intensément mais donnait également un sens à mon existence. Il perdait le contrôle, il lâchait tout : il était très courageux. Il allait très loin sans jamais perdre le contact privilégié qu’il avait avec son public. Il l’ensorcelait et créait un sentiment d’intimité et d’espoir complètement irraisonné. Il adorait la scène, c’était presque son milieu naturel. On jouait souvent les mêmes morceaux, mais ça ne comptait pas : à chaque fois, c’était nouveau. C’était si bon d’en être. Dans le groupe, on découvrait souvent ses textes au moment d’enregistrer. Au dernier moment, tout se matérialisait, c’était très excitant. Dans Grace, il y a des textes étonnants : ils viennent d’ailleurs, d’un ailleurs qui fricote avec le destin. Jeff avait le courage de laisser ce genre de choses remonter à la surface et selon moi, le temps jouait pour lui : ses paroles gagnaient en force au fil du temps.
Janine Nichols, Jeff a longtemps joué sur votre propre guitare : comment et pourquoi ?
Janine Nichols, responsable de la programmation de l’église St Ann : Après le concert en hommage à son père, il est retourné en Californie. Puis il s’est fait cambrioler, sa guitare et d’autres instruments ont disparu, et il est venu à New York pour donner plus de concerts. Je lui ai alors proposé d’utiliser ma guitare, une Telecaster dont je ne me servais pas, lui disant de la garder jusqu’à ce qu’il ait de quoi s’en payer une. Un an plus tard environ, il m’a appelée pour me dire qu’il s’apprêtait à enregistrer un disque et qu’il avait tout fondé sur le son de cette guitare : il voulait la garder encore un peu. Il m’appelait de temps à autre pour me raconter des anecdotes amusantes ou héroïques au sujet de la guitare. Un jour par exemple, il a répété avec les Pretenders. C’est à cause de Chrissie Hynde dont j’étais fan que j’avais acheté cette guitare et elle voulait la lui racheter ! Après le service funèbre, sa mère me l’a rendue. Le plus drôle, c’est que maintenant, c’est comme si cette guitare jouait toute seule ! Elle était neuve et difficile à jouer quand je la lui ai prêtée. Maintenant, elle est un peu cabossée, mais visiblement elle a fait plusieurs fois le tour du monde et servi tous les styles de musique. Elle est chaude, c’était bon de la retrouver dans cet état.
Y avait-il une raison pour qu’il quitte New York, où il s’était enfin trouvé, pour partir enregistrer à Memphis ?
Michael Tighe : Pour notre dernier concert avant le départ, Jeff portait une robe sur son jean et nous avons inauguré certains morceaux qui figurent aujourd’hui sur son album studio posthume, Sketches (for my sweetheart the drunk). Ce n’est qu’une fois à Memphis que Jeff a décidé de rester plus longtemps, pour finir ses morceaux. Memphis est un endroit paisible et électrique à la fois : un environnement idéal pour travailler. On s’appelait régulièrement et sa voix me disait qu’il y était bien. Un nouvel environnement se révèle propice à la concentration. Le travail solitaire permet de puiser au fond de soi. New York est une machine tellement puissante qu’on a vite fait de s’y enfermer dans des habitudes difficiles à briser. Il était si gentil et généreux que beaucoup de gens recherchaient sa compagnie, alors j’imagine que les tentations étaient nombreuses. Il avait parfois du mal à résister à de petites escapades. L’énergie folle de cette ville peut être épuisante et nocive, et Jeff considérait qu’il avait une masse de travail colossale à accomplir.
Sur la fin de la tournée de Grace, il paraissait consumé et las. Etait-il sous pression ?
Michael Tighe : Parfois, la pression générale est trop forte pas seulement celle émanant d’une maison de disques. Jeff prenait beaucoup sur lui et finissait en piteux état, épuisé. En tournée, on faisait souvent des balades et on parlait à bâtons rompus. Nous étions amis avant de tourner, pendant les tournées et après. La relation a pris de l’ampleur au fil du temps ; au début, j’allais juste le voir jouer, c’était l’époque où il se produisait en solo, on allait au restau après ses concerts ou on fouinait chez les disquaires pendant la journée. En tournée, la relation s’est intensifiée, comme si on faisait partie d’une même famille bizarre. On devient presque une entité quand on passe tellement de temps ensemble. Avant de rencontrer Jeff, je jouais de la guitare dans ma chambre, sans autres perspectives. Mais Jeff a repéré en moi des capacités enfouies qu’il m’a permis de développer. Il m’a donné force et confiance. Je lui en suis infiniment reconnaissant. Il avait aussi un sens de l’humour ravageur : sur scène, avec ses petits sketches entre les morceaux, il était à mourir de rire. Et peu de gens connaissaient son extrême gentillesse.
Michael Clouse : Jeff aurait pu avoir beaucoup plus de succès en collaborant davantage avec le business. Mais c’était plus fort que lui. C’est pourquoi aujourd’hui il est mieux connu sur le Vieux Continent où le talent prime qu’en Amérique. Je crois surtout que les tournées incessantes l’épuisaient et qu’il avait besoin de se ressourcer. Il était en proie à de violentes tempêtes intérieures, pas seulement au sujet de la musique. Il voulait mettre de l’ordre dans sa vie, ce qui prend du temps et a retardé d’autant la sortie d’un deuxième album. Grace est un classique. Mais pas exactement à l’image de ce que souhaitait Jeff. Pour le deuxième, il ne voulait rien laisser au hasard, il voulait avoir son mot à dire à tous les niveaux : ce disque, il voulait que ce soit le sien.
Qu’avez-vous ressenti quand il est parti à Memphis ?
Brenda Kahn : Notre dernière rencontre ressembla à des adieux, mais je ne m’en suis pas rendu compte à l’époque. Il m’a appelée en pleine nuit pour me dire qu’il avait une nouvelle guitare et qu’il tenait absolument à ce que je joue de la batterie pendant qu’il l’essayait. Je n’étais pas très en forme ce soir-là, mais devant son insistance, j’y suis allée. On a joué quelques heures, on a même enregistré sur un 4-pistes j’adorerais retrouver ces prises. Il en a profité pour me dire des choses qu’il n’aurait plus l’occasion de me dire par la suite. Nous avons parlé de notre amitié et de mon mariage imminent.
Michael Tighe : Il appelait de Memphis une fois par semaine en moyenne, parfois plus. Je ne me faisais pas de souci. Jeff avait besoin de solitude pour se plonger dans son travail. Lors de notre ultime conversation au téléphone, il semblait très détendu. Il me disait que les chansons se mettaient très bien en place, que la musique mûrissait. Je me souviens qu’à un moment il a traversé la pièce pour aller chercher quelque chose et qu’en entendant le bruit de ses pas sur le plancher, j’avais essayé de l’imaginer et de m’imaginer l’endroit. Rétrospectivement, sa mort me paraît logique. Quand on réécoute sa musique si débordante d’énergie, il est clair qu’elle venait déjà d’un endroit situé au-delà de sa vie. Il m’a tant donné. Vivant et mort. Quand il est mort, j’ai senti comme une respiration qui venait d’ailleurs.
Que vous disait-il de son deuxième album, qu’il n’a jamais pu finir ?
Nathan Larson : Il était très excité quand il a commencé à travailler avec Tom Verlaine sur son deuxième album. Mais les sessions furent difficiles, il en est sorti frustré, s’est remis au travail dans un environnement nouveau, à Memphis. Il avait besoin de changement pour se consacrer à l’écriture. Lors de notre dernière conversation, il disait que les demos qu’il enregistrait sur le 4-pistes tenaient bien la route. C’était quelqu’un de très positif et chaleureux, qui n’avait pas du tout envie de mourir. Je suis absolument persuadé que ce soir-là, au bord du Mississippi, ce n’était pas un suicide. Voyez le Mississippi : l’autre rive ne paraît pas si lointaine. On peut aisément imaginer ce qui lui est passé par la tête. Il aimait les situations extrêmes, elles le stimulaient. C’était comme s’il avait toujours un pied sur terre et l’autre ailleurs ; on s’attendait presque à ce qu’il se dématérialise, comme un esprit ou un fantôme ! Je sais que ça fait ésotérique, mais il était vraiment comme ça. Du coup, rétrospectivement, sa mort n’est pas surprenante. On s’y attendait et lui nous y avait préparés. Il m’a fait énormément de compliments lors de notre dernier coup de fil, limite flippant. Il m’a donné beaucoup de force et de confiance en moi en tant qu’artiste, c’est un cadeau énorme. En ce sens, c’est l’une des relations humaines les plus riches de ma vie.
Hal Willner, producteur : Pendant l’enregistrement de son second album, je l’ai invité en studio à New York. A ce moment-là, il subissait une pression énorme, il bossait avec Tom Verlaine et n’était pas heureux. J’ai pensé que mon projet lui faire lire un poème lui changerait les idées et l’amuserait. Je lui ai soumis plusieurs textes dont le poème que James Mason lit à Lolita dans le film de Stanley Kubrick. Il lui plaisait beaucoup. Comme son disque et son déménagement l’occupaient beaucoup, ce n’est que la veille de son départ à Memphis que nous sommes allés en studio. Je terminais un autre album en même temps, avec Terry Southern, l’auteur de Dr Folamour. On avait besoin de voix pour lire un texte de Poe et Marianne Faithful, Gavin Friday des Virgin Prunes ou Allen Ginsberg et le poète René Ricard, tous des amis de Jeff, étaient là. Jeff n’avait jamais lu de vers en studio. C’était un défi pour lui. Ginsberg a proposé de lui montrer comment les lire. Les voir assis côte à côte était très beau. A en rendre René jaloux ! Jeff n’était pas très heureux à l’époque d’ailleurs Marianne ne l’avait même pas reconnu quand il était arrivé, pas rasé, avec un vieux manteau tout pourri. Mais avec Allen, la transformation s’est opérée : le visage de Jeff s’est éclairé, il est redevenu celui qu’il était. On a fait neuf prises et le lendemain, il est parti pour Memphis. Rétrospectivement, cette soirée, sa dernière à New York, sa dernière en studio, fait un peu froid dans le dos, à cause de la nature du poème notamment. Et puis en l’espace de quelques mois, Allen et lui sont morts.
Il a passé sa vie à se battre contre la légende qui entourait son père et, paradoxalement, il est par la suite lui-même devenu un mythe. Aurait-il pris ce paradoxe avec humour ?
Brenda Kahn : Je ne crois pas que la part d’ironie que comporte sa mort relativement à celle de son père l’aurait beaucoup fait sourire. Il n’a pas bien connu son père, ce qui le contrariait. Une nouvelle rencontre était prévue, mais son père est mort juste avant. Le parallèle avec sa mort à lui me trouble, la coïncidence me paraît trop grande pour réellement en être une. Avoir le contrôle de sa vie, pour Jeff, était devenu tout bonnement impossible. Mais je ne sais pas ce qui a bien pu se passer ensuite. Je ne sais pas s’il a glissé et est tombé dans ce fleuve ou s’il y est entré de son plein gré.
Michael Tighe : Certains éléments de sa légende actuelle l’auraient certainement beaucoup déçu mais, en même temps, il adorait le drame et l’emphase. Au bout du compte, ce tapage ne pèse pas bien lourd, même si certains aspects en sont profondément dégoûtants. Comparé aux mines d’or qu’il a laissées derrière lui, c’est du pipi de chat.
Janine Nichols : Il faisait toujours confiance aux gens, aux situations. Parfois ça paie, d’autres fois non. En un sens, il n’avait pas de limites. Et selon moi, c’est en partie cette absence de limites qui l’a tué. Entrer dans le Mississippi fait partie des trucs qui étaient absolument dans ses cordes. Le Mississippi, c’est toute l’eau de l’Amérique du Nord qui converge en un seul endroit. C’est un fleuve dangereux, les riverains le savent et s’en méfient. Mais c’était tout lui, vêtu de ses grosses bottes et d’un large pantalon de clown à bretelles : tout ça se remplit d’eau… C’est pas un truc à faire. Mais en même temps, ça colle avec sa personnalité. Il faisait confiance à l’eau. Son insouciance, qui a fait de lui un grand artiste et quelqu’un de fabuleux à fréquenter, était ahurissante.
Comment avez-vous appris sa mort ?
Michael Tighe : Notre tour-manager est venu nous chercher à l’aéroport de Memphis où nous devions enfin enregistrer le deuxième album qu’il venait de composer seul. Je pensais que Jeff serait là aussi pour nous accueillir, mais il était parti faire un tour en voiture avec un copain. Il s’est avéré par la suite qu’au moment où notre avion atterrissait, Jeff entrait dans l’eau. Nous nous sommes rendus chez lui. J’étais curieux de voir la maison parce que je savais que pour lui, c’était un endroit particulier, reposant. Le lieu était étonnant, on aurait dit un bateau, l’atmosphère était chargée de beauté. Dans certaines maisons, on a l’impression que le bois respire. Eh bien, c’était le cas. La disposition des objets m’a frappé, tout semblait si précis. Peut-être parce qu’il était en train de mourir. Ensuite, le téléphone a sonné et le visage de notre tour-manager s’est figé de peur. J’ai pensé que Jeff avait été mêlé à une bagarre ou un truc du genre. Mais Jeff était descendu sur la rive du Mississippi et était entré dans le fleuve. Nous sommes allés sur place : un coin à la fois tranquille et dégoûtant, infesté de rats. Mais l’eau était claire et belle, ça paraissait presque logique qu’il ait eu envie de se baigner : la rivière vous tendait les bras. La lune était levée, c’était très déroutant. J’en parle posément aujourd’hui, mais à ce moment-là je ne comprenais plus rien. Plus tard, la même nuit, j’ai réalisé qu’il s’en était allé. Au début, je gardais l’espoir de le voir réapparaître. Mais quelque chose dans le mouvement des nuages et l’épaisseur de l’air cette nuit-là me disait le contraire. Le choc fut immense, j’étais dans la plus grande confusion. La colère et la frustration sont arrivées après. J’ai eu l’impression d’être mort moi aussi, complètement vidé. Mais lentement, la vie est revenue en moi. Plus intense et plus belle que jamais.
*
Remerciements à Mary Guibert, Don Kent, Caroline Candille, Gérard Pont, Jérôme Copentipy, Morgane et Julia Dorner.
Le ciné de Sin-é
Sur la pochette du premier single de Jeff Buckley, un homme lit son journal pendant qu’un ange chante au paradis : souvenirs intimes d’une prise de vue aérienne par la photographe qui réalisa également la pochette de Grace.
Photographe alors inconnue, la timide Merri Cyr avait gagné la sympathie de Jeff Buckley et réalisé les pochettes de son premier single, Live at Sin-é, puis de son premier album, Grace. Imposée par le chanteur à une maison de disques hésitante face à son CV vide, elle se souvient aujourd’hui de la séance photo pour le premier single, en haut d’une échelle, dans un café.
MERRI CYR J’avais rencontré Jeff en 91, je bossais pour Paper magazine et on m’avait envoyée le photographier pour illustrer un court article. Je n’avais jamais entendu sa musique. Il était naturel, direct et bouillonnant ! On a fait des photos dans sa chambre et sur le toit. Ce qui m’a tout de suite frappé, c’est sa capacité à se mettre au diapason des autres sur le plan émotionnel. J’ai immédiatement eu la conviction d’être en présence d’un grand artiste, sans même l’avoir entendu chanter. La semaine suivante, je suis allée le voir jouer au Sin-é. Ce que j’ai vu était renversant, absolument ahurissant. J’avais tiré quelques photos pour lui offrir à la fin de son concert. Son visage était impénétrable, mais quand il a vu les photos, son expression a changé du tout au tout : il m’a embrassée, spontané comme un môme. Sur scène, il faisait le mariole, c’était un véritable comique. Mais sa voix était extrêmement émouvante. Jeff avait cette capacité à reconnaître le potentiel chez les gens. Sans autre indice que son intuition. Une fois qu’il avait choisi quelqu’un, il se battait jusqu’au bout pour l’imposer. La confiance qu’il a eue dans mes capacités artistiques est le plus grand cadeau qu’il pouvait me faire. Si aujourd’hui je réalise toutes ces pochettes de disques, c’est grâce à lui. Il a changé ma vie. La réalisation de la pochette de ce premier single a été épique. C’était son premier enregistrement et il était très nerveux. J’ai senti que ce soir-là il me fallait jouer sur plusieurs tableaux : immortaliser le concert par les photos et faire attention à lui, le protéger. La salle était bourrée de gens du business et Jeff était mort de trouille. Il a joué deux sets et entre les deux, il s’est endormi sur mes genoux, absolument épuisé. Pour la pochette, je suis montée sur une échelle et j’ai utilisé un appareil photo panoramique. C’était un endroit minuscule et je voulais capter l’ensemble. La photo qu’il a choisie pour la pochette illustre son sens de l’humour : il regarde en l’air, les gens dans le public ne font pas attention à lui et il y a même un Irlandais au premier plan qui lit le journal.
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