Érudit rock sans pareil, Michka Assayas (auteur du tout récent Dictionnaire du rock) s’est laissé prendre au jeu de l’interro-surprise, en direct sur le site des Inrocks, le mardi 25 avril à 18 h. Retranscription fidèle, histoire de comprendre pourquoi c’est toujours lui qui a les meilleures notes…
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Loïc : Quels ont été vos critères pour retenir la présence de tel ou tel artiste/groupe dans le Dictionnaire du Rock ?
Michka Assayas : Il a fallu contenter tout le monde et rien n’est plus difficile. Le rock est une histoire vieille d’un demi-siècle et personne n’en a la même définition. Au début, j’avais prévu un seul volume. Puis j’ai envoyé régulièrement des missiles à l’éditeur pour qu’il accepte d’en publier deux. Il a fini par céder, et j’ai pu ajouter le reggae, la soul, un peu de musique africaine… J’ai appris plein de trucs que je ne savais pas. Maintenant les autres en profitent…
Bobo : Sur quelles bases peuvent bien se regrouper des gens aussi différents que Johnny Hallyday et Motley Crüe ? Partagent-ils une définition commune, à quelque niveau que ce soit, du rock ?
MA : C’est justement ce qui m’a amusé ! Un peu comme dans une fête, se rencontrent et se parlent des gens que rien n’aurait rapproché : mettons, un commercial de chez Nutella et un organisateur de raves… Non, je déconne, mais vous voyez ce que je veux dire…
Bobo : Donc le rock peut regrouper des gens qui n’ont rien à voir ? On ne peut pas dire la même chose du jazz…
MA : Je ne suis pas assez connaisseur en jazz… Mais il me semble que le rock est une auberge espagnole qui, à un moment de son histoire, a tout fait entrer : blues, folklores divers, mais aussi ragga indien, musique concrète… Écoutez le Double Blanc des Beatles, et vous verrez qu’il y a un nombre d’influences incalculables dedans…
Magali : Avez-vous pratiqué l’omission volontaire ?
MA : Je ne crois pas. Je vais peut-être en faire rigoler certains, mais je me suis sérieusement posé le problème de mettre ou de ne pas mettre le grand Daniel Balavoine…
Jeanot Tonnerre : Ne prenais-tu pas le risque de te couper du rock en plongeant dans ce projet ?
MA : Si, c’est très juste… Tu sais, ça fait longtemps que je ne reçois plus les disques gratuitement… Et je n’avais plus une thune pour m’en acheter régulièrement. Alors on est très sélectif, et sans doute conservateur. Mais, parfois, c’est agréable de s’asseoir au bord de la route et de regarder les voitures passer… Ça me fait penser au film de Lynch, The Straight Story, Une histoire vraie… Le gars qui roule en tracteur à quinze à l’heure sur 1500 km pour revoir son frère une dernière fois…
Bobo : La forme même du dictionnaire n’a-t-elle pas empêché de prendre conscience de toute la dimension visuelle, vestimentaire, plastique du rock ?
MA : Là, c’est une question de thunes. Un bouquin avec illustrations et photos aurait coûté environ 1500 F (environ 423, 5674 euros)…
Julie : Alors pourquoi ne pas avoir fait un livre plus approfondi sur tes groupes préférés (comme François Gorin) ?
MA : Parce qu’on m’a commandé un livre dans la collection Bouquins, qui s’adresse au plus grand nombre… C’était ça le challenge… Sortir des chapelles, des sectes… parler à tout le monde.
Fred : Comment te prépares-tu à assumer les erreurs relevées çà et là ?
MA : Vaste sujet. Sur 2.250 pages (avec environ deux feuillets et demi par page), c’est inévitable qu’il y en ait… Alors je relève toutes les bêtises qui ont échappé à notre vigilance, et je mets ça en réserve pour la deuxième édition… où il y aura une grosse surprise…
Mediator : C’est quoi la grosse surprise de la deuxième édition ?
MA : Et tu crois que je vais le dire ici, gros naïf ?
James : Pourquoi la discographie n’est-elle pas plus exhaustive ?
MA : A bonne question, réponse simple : si on avait mis la discographie exhaustive de Johnny Cash, il y aurait eu une liste de 350 disques… En revanche, à partir de la fin des années 60, période où les groupes font des albums qui marquent chacun une étape, on est exhaustif, il me semble…
Fred : Mais franchement oublier pareillement les London Cowboys et Justin Trouble c’est mépriser le vrai rock’n roll non ?
MA : Le problème de ceux que vous citez – que je connais, Justin Trouble, c’est le mec de Music Action qui m’avait filé le disque -, c’est qu’on a pratiquement zéro information sur eux… Si vous en avez, transmettez-les moi…
Benito : Ne trouves-tu pas qu’un dictionnaire papier, surtout aujourd’hui, est un peu dépassé et que ta recherche aurait eu meilleure allure sur CD-Rom ou Internet ?
MA : La commande est tombée en 1994. A cette époque, l’Internet en France en était à ses balbutiements. C’est très bien que ce soit un livre. C’est facile à manier, on peut naviguer facilement… L’Internet sera parfait pour la mise à jour. On a plusieurs propositions, mais pour le moment rien n’est fait. Si on conclut un accord avec un site, on essaiera d’actualiser tous les quinze jours au mieux, ou tous les mois. Mais ça suppose des sous, un investissement… Si tu connais des sponsors…
Éric : Le site des Inrocks est tout trouvé !!!
Julie : Quel est l’entretien, la rencontre qui vous a le plus marqué ?
MA : Brian Wilson en 1992, grâce aux Inrocks et à Christian Fevret (rédacteur en chef des Inrockuptibles, NDLR)… Je vais vous faire un aveu : quand je suis sorti de la pièce avec Eric Mulet (photographe des Inrockuptibles, NDLR), et qu’on est allé s’écrouler dans un restau, j’étais persuadé que l’interview était un désastre, tellement le mec partait dans tous les sens. Et quand je l’ai réécouté, c’était lumineux… Il y avait une logique, comme dans un poème… J’étais trop ému pour la capter sur le coup…
Youssef : Plaquer Normale Sup’ pour écouter les Smiths… Votre mère est-elle fière de vous ?
MA : Oh, ma mère ? Vous savez, elle vient de Hongrie… Elle ne savait pas vraiment ce qu’était l’ENS, alors… Elle était très inquiète, si ça répond à votre question…
Joseph : Il paraît qu’à vingt-cinq ans, on arrête d’acheter des disques. À quel âge arrête-t-on d’être rock-critic ?
MA : D’abord, je n’ai pas arrêté d’acheter des disques à vingt-cinq ans… Personnellement, j’ai tout plaqué à vingt-six ans, parce que c’était le milieu des années 80 et que je trouvais tout nul à part les Smiths, Costello, New Order et quelques autres. Mais les Inrocks sont venus me chercher pour faire autre chose que de la rock-critique… (soupir). It was a long time ago…
John : Justement, avec le recul, que penses-tu d’Elvis Costello ?
MA : Beaucoup de bien… Il n’est plus à la mode depuis longtemps, mais on s’en fout, non ? Son disque de 1996, All This Useless Beauty était à mon sens meilleur qu’Imperial Bedroom, mais tout le monde s’en foutait. C’est les cycles de la mode… Tout revient un jour…
Emef : Il me semble que beaucoup de rock-critics ont un problème avec le succès populaire, qui leur paraît suspect par essence. Qu’en pensez-vous ?
MA: Ah oui, c’est vrai… On se méfie, mais il y a des exceptions – rares – Portishead, Björk, Radiohead, justement … Ce qui agace le critique, c’est de ne plus avoir sa petite chasse gardée où il peut semer la terreur et emmerder les braconniers…
Joe : Dans son premier papier, Lester Bangs descendait en flèche le premier album du MC5, Kick Out the Jams. Cela ne l’a pas empêché de revenir sur ses premières impressions, pour mieux aduler plus tard ce groupe culte. Alors, rock-critic = mauvaise foi ou manque de flair ?
MA : L’intérêt des mecs comme Bangs, c’est d’être dedans, sans recul, de délirer avec la musique… Il ne voulait pas être un type dans sa chambre avec ses disques gratuits… Il voulait être au coeur de l’action….
Ghost : Vos entretiens avec Morrissey sont de ceux qui déterminent les choix musicaux : avez-vous eu des modèles d’écriture, littéraires ou journalistiques ?
MA : Merci… En fait, j’ai eu deux entretiens importants avec Morrissey. Le premier en 1984, je crois, pour Rock & Folk et le deuxième pour Libé, où Bayon se foutait de leur gueule (le « rock tantouze », etc.). En 1986 pour The Queen Is Dead… Il était plein d’humour mais très raide et semblait très malheureux… Au moins autant que moi à l’époque… Pour les modèles d’écriture : en journalisme, Nick Kent, mélange de vision presque mystique et de précision dans l’écriture, et de bonne foi, aussi… On surestime la mauvaise foi dans la rock-critic…
Loïc : Que pensez-vous de la carrière de Morrissey depuis votre papier sur Your Arsenal ?
MA : Sa carrière ? Une impasse passionnante… Plus passionnante que bien des autoroutes…
Frédéric : Ne regrettez-vous pas que le journalisme rock s’éloigne souvent de la vie des artistes en préférant dessiner des histoires idylliques plutôt que de rester proche de leur vraie vie ?
MA : Très juste… C’est d’ailleurs un truc que j’ai appris en réalisant le dictionnaire. Les vraies histoires, la vraie vie, c’est souvent hallucinant et délirant, plus encore qu’une telenovela brésilienne. C’est mieux, parfois, que les rêveries et branlettes adolescentes et post-adolescentes autour de la musique, qui ont leur importance, mais jusqu’à un certain point…
Éric : Quel serait pour toi le groupe d’aujourd’hui qui pourrait te bouleverser ?
MA : Difficile à dire. Mais qui m’a bouleversé récemment : incontestablement, Radiohead… Je ne vois personne qui leur arrive à la cheville, même si ce genre de formule ne veut pas dire grand-chose.
Éric : Que penses-tu de la scène française actuelle (Dominique A, Katerine, Miossec, etc…) et de la french touch ?
MA : J’aime beaucoup Katerine, j’adore sa chanson Je vous emmerde, et je trouve grand ce que Houellebecq et Burgalat ont fait. J’aime bien Air, ça me fait penser à Pink Floyd quand j’étais au lycée… Non, sans déconner, c’est vachement bien…
Bobo : Michka, les yeux dans les yeux : le rock est-il mort ?
MA : Ah non !!! Pitié ! Ma réponse est : çgfjkuyetjkoç_8755ghjiàç… Non, mais, sérieusement : le rock meurt à répétitions, il fait ses adieux régulièrement comme Line Renaud… Ce qui est sûr, c’est que c’est une musique moins diffusée par les grands médias aujourd’hui, moins à la mode… On ne va pas en faire une maladie, si ???
Youssef : Toute la musique que j’aime elle vient de là, elle vient du blues : vrai ou faux ?
MA : Oui, évidemment, mais un blues qui s’est mis à tout attraper sur son passage…
Sam : Que pensez-vous de l’opinion courante qui voudrait que tous les disques de techno se ressemblent, à la manière finalement de tous les disques de rock’n roll, tous basés sur les trois mêmes accords…
MA : Possible… Je ne connais pas assez la techno. Mais je trouve que les reproches qu’on lui fait ressemblent beaucoup à ceux qu’on faisait au rock’n roll… À une nuance près : il n’y a pas de textes, alors on est dans un autre domaine.
Fred : Que penses-tu de cette perversité qui consiste à réhabiliter des artistes tels que AC/DC ?
MA : Pourquoi perversité ? Rick Rubin de Def Jam les adore depuis des années…
Fred : Ce n’est pas une raison !
MA : Il y a un moment où l’on voit le monde du rock comme un cirque : il y a de bons numéros, qu’on finit par apprécier quels que soient ses goûts.
Gilles : Dans votre ouvrage, remarquable, manque Mick Ronson dont les deux albums prouvent que le son » Ziggy » était bien dû à lui avant tout. Idem pour Léo Ferré, qui était aussi un grand rocker contestataire. Il n’y a qu’à écouter Il n’y a plus rien pour en être convaincu, non ?
MA : Pour Mick Ronson, il me semble que sa carrière est abordée avec Mott The Hoople, mais il y a peut-être une lacune… Léo Ferré ? J’y ai pensé, mais c’est difficile de dire qu’il a eu besoin du rock pour exister…
Fred : Pourquoi avoir fait l’impasse sur Elliott Smith et Bobbie Gentry ?
MA : Elliott Smith : parce que la liste finale a été établie vers 97-98 : l’album qui l’a fait connaître n’était pas paru. Même s’il y a des exceptions dues à la part de subjectivité que j’assume : Wilco, Gomez, et une poignée d’autres. Bobbie Gentry, on peut en discuter… Ce n’est pas une absence gravissime, je crois…
Nico : On nous bassine depuis des lustres avec Nine Inch Nails et son mentor Trent Reznor quel est ton point de vue sur l’electronica ?
MA : Comme genre ? Je n’ai pas d’opinion générale… J’aime bien The Perfect Drug de Nine Inch Nails, parce que c’est utilisé génialement dans un film de Lynch que j’ai adoré : Lost Highway.
Emef : Quel est le dernier disque que vous regrettez d’avoir acheté ?
MA : Oh là… Je ne sais pas trop… Une suggestion ?
Emef : Tom Jones ?
MA : Ah non, Sex Bomb, c’est bonnard !
Youssef : le dernier album solo de Brian Wilson ?
MA : Pas du tout ! D’accord, la production de l’album solo de Brian Wilson est grotesque, mais les harmonies vocales sont splendides.
Youssef : Le dernier Van Dyke Parks ?
MA : Van Dyke Parks me semble ultra surestimé…
Éric : Quel est en ce moment ton disque de chevet ?
MA : Un très beau disque d’une chanteuse assez traditionnelle blues-country-soul, Shelby Lynne. Le début a l’air un peu merdique, vieillot, mais les quatre derniers morceaux calmes, tranquilles, vibrants, ont quelque chose de magique. J’y reviens tout le temps…
Emmanuel : Si vous deviez partir sur une île, seul, quel disque prendriez-vous ?
MA : Un seul ? Pfffff… Une chanson : God Only Knows des Beach Boys, allez…
Mediator : Michka Assayas, le mot de la fin ?
MA : Le mot de la fin ? Franchement, je ne savais pas qu’il y aurait autant de gens ici, surtout que certains ont l’air de se souvenir de ce que j’écrivais il y a quinze ans. Ils devraient recevoir une bouteille et la boire à ma santé… Enfin, j’ai fini mon Evian, mais je lève mon verre quand même, et voilà…
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