Il n’y a pas que les amateurs de rock au sens strict qui soient préoccupés par la prose : les interactions entre littérature et techno sont tout aussi fertiles, même si un tantinet plus jeunes.
Sortie de derrière les fagots rock, la techno occupe une place singulière : encore verte, elle suscite pourtant une floraison de commentaires et de commentateurs. Il existe certes toute une littérature qui reprend les images et représentations du style de vie qui accompagne la techno. On songe notamment aux livres d’Irvine Welsh, à l’anthologie Disco biscuits ou à tous ces produits dérivés qui prennent pour cadre une rave ou une after quelconque. Pourtant, les croisements les plus fertiles entre littérature et musiques électroniques, à l’instar du rock, sont dus à des écrivains journalistes, à la fois observateurs critiques et acteurs de première ligne des guerres technoïdes. Au sein de la clique de ces scribes techno, les écrits de Simon Reynolds et Kodwo Eshun s’imposent d’emblée.
Collaborateur, entre autres, du Melody Maker, Simon Reynolds découvre en 1991 la techno et le mouvement rave anglais. Depuis, il n’a de cesse de couvrir et défendre la musique électronique et ses excroissances les plus extrêmes, les plus pointues. Dans un article séminal, intitulé Shaking the rock narcotic, qui décrivait les hybridations incongrues nées du mariage entre le rock et la techno, Reynolds a d’ailleurs été le premier à forger et utiliser le terme de « postrock ». Ses articles sont régulièrement publiés dans les colonnes du Village Voice new-yorkais et, surtout, de temps à autre, dans celles de The Wire, mensuel anglais, véritable Mecque des musiques nouvelles et plate-forme de théorisation de la techno et des musiques électroniques. Pour ce magazine, Reynolds a notamment fourni des analyses de fond sur la jungle, le gabber, le 2-step garage, autant de sous-genres technoïdes qui ne sont pas sans rappeler les micromanifestations rock pour lesquelles Nik Cohn ne manquait pas de s’exciter. En ce sens, le livre de Reynolds, Generation ecstasy, est une véritable ode aux multiples mouvances techno et aux changements structurels que la rave a introduits dans les styles de vie contemporains.
Toujours au service de la musique qu’elle défend, l’écriture de Simon Reynolds n’en est pas moins hyper analytique et critique : élevé à l’école des cultural studies, son sens de l’analyse, quasi musico-anthropologique, fait souvent contraste avec l’enthousiasme dont il déborde. En bon défricheur, il s’est intéressé de près aux développements du label allemand Mille Plateaux et à la multitude de ramifications et d’influences qui en découlent. Il a ainsi mis en relief toute l’influence des théories de Deleuze et Guattari sur la création et la composition de la musique techno. Dans ses textes, de longues digressions sur des sociologues comme Theodor Adorno, Max Horkheimer ou Walter Benjamin cohabitent aisément et naturellement avec des passages très serrés, pointus et fanatiques, sur des groupes comme Oval.
L’enthousiasme de Simon Reynolds fait écho au fanatisme iconoclaste de Kodwo Eshun, autre collaborateur régulier de The Wire et auteur d’un impressionnant More brilliant than the sun. L’écriture d’Eshun est une logorrhée toute singulière : autour d’une colonne vertébrale qui n’est autre que la musique, il greffe des excroissances et des digressions, mélange les genres, fait des appels du pied à des théories parfois bancales et invoque tout à la fois les esprits de Felix Guattari, Nicholas Roeg et Sun Ra. Son livre est une tentative de mêler la musique à la science-fiction, afin de « redéfinir la réalité sonore » et de faire émerger ce qu’il appelle la « Sonic Fiction », perception nouvelle et différente du réel, supposée renvoyer à la perception que pourrait en avoir une machine ou, mieux, un cyborg.
En fait, l’écriture de Kodwo Eshun rappelle les méthodes mêmes de la techno qui triture des échantillons sonores, les met en boucle, les répète à l’infini et les agrémente d’artifices soniques improbables. Eshun, sorte de descendant de Burroughs, définit son livre comme une machine à voyager à la vitesse de la pensée : son but est de « remixer l’esprit de son lecteur ». Elle est, d’abord, une hybridation de genres et de styles, qui donne naissance à une parole musicale, faite d’échantillons et de samples littéraires.
Fabricants de concepts musicaux, Reynolds et Eshun symbolisent aujourd’hui les deux voies de développement futur des mariages possibles entre littérature et techno : le premier est un théoricien engagé quasi terroriste, le second transforme le verbe en une machine électronique hydrocéphale, mutante et multiforme.
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Generation ecstasy, de Simon Reynolds, (Little Brown & Company, USA, 1998).
More brilliant than the sun, de Kodwo Eshun, (Quartet books, UK, 1998).