Cinquième album déjà pour Elliott Smith et pas un soupçon d’épuisement dans le meilleur filon de la pop pastorale américaine. Mieux encore : Figure 8 réussit l’exploit de dénicher nonchalamment, dans une veine pourtant largement fouillée par d’illustres aînés, des éclats et des teintes vierges. De la place Pigalle à Seattle, virée avec un prodige.
Avant toute chose, éclaircissons un mystère vieux de plusieurs semaines et qui concerne le titre du cinquième album d’Elliott Smith. Un mensuel anglais annonçait en effet, en janvier dernier, que le nouvel album du prodige américain devait s’intituler Place de Gaulle. Seul l’intéressé se morfond encore qu’on ait pu lui attribuer telle connaissance approximative des places parisiennes : « Je sais bien qu’il n’y a pas de place de Gaulle à Paris ! En fait, le titre de travail que j’utilisais pour l’album était Place Pigalle, l’endroit où j’ai vécu plusieurs mois quand j’étais à Paris l’an dernier. Je me souviens l’avoir épelé au téléphone au journaliste, mais celui-ci n’a pas dû ou voulu comprendre. Je suis très malheureux d’être sans doute passé pour un frimeur auprès du public français. »
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Finalement, pour mettre tout le monde d’accord, Elliott Smith a prudemment choisi de nommer son nouvel album Figure 8, d’après une figure de style imposée, bien connue des pratiquants de rollers et autres patineurs sur glace : « Je suis absolument fasciné par la patience dont font preuve ces types qui parviennent, au bout de plusieurs mois d’entraînement, à dessiner un 8 parfait avec leurs patins. Il faut les voir s’appliquer pour que le tracé soit impeccable. On a l’impression que plus rien d’autre ne compte pour eux, qu’ils sont comme pris dans une sorte de mouvement perpétuel que rien ne peut venir troubler. Il y a chez eux un goût pour quelque chose qui est de l’ordre de l’éternel, du mystique, une sorte de recherche d’absolu que je trouve très émouvante. »
Mais quand on compare ces prouesses chorégraphiques et cet acharnement à son propre rapport à l’écriture de chansons pop, Elliott Smith préfère baisser les yeux et n’avouer que de l’extrême bout d’une demi-lèvre qu’effectivement il avait songé au parallèle possible de ces deux mondes. Sur son nouvel album comme au moins sur les deux précédents, Elliott Smith réalise encore une suite impressionnante de gestes parfaits, une quinzaine de minutieux et éblouissants ballets aériens de trois minutes, sans que le monde extérieur ne paraisse y avoir la moindre prise. Ni un début de gloire hollywoodienne (après la BO de Good will hunting, le succès d’American Beauty, qui contient l’une de ses chansons, a encore contribué à faire grimper sa cote), ni l’accueil ordinairement réservé à ses disques ne paraît troubler notre homme, toujours malhabile et honnête comme au premier jour : d’une modestie à désarmer le plus vil des flatteurs, tant l’intéressé se mure dès qu’un compliment frappe à sa porte.
Elliott Smith vit plus douloureusement que quiconque la notoriété (« Quand je me vois en photo sur la couverture d’un magazine, j’ai le sentiment d’être un usurpateur ») et se montre souvent désemparé face à la relative aisance avec laquelle il s’est hissé aux premières loges de la pourtant longue file de songwriters contemporains. A propos de sa contribution à la bande originale d’American Beauty (une cover vaporeuse de Because des Beatles), Smith a beau arguer, faux modeste sur le coup, que « les producteurs ont dû la proposer à tout le monde, mais j’étais le seul disponible », il ne croit rien de ce qu’il avance. Si on l’a choisi, lui, pour attaquer tel sommet par sa face la plus raide, c’est bien parce qu’il est le seul actuellement à en posséder la trempe, les arguments vocaux nécessaires et l’équipement requis.
L’un des plus beaux morceaux de Figure 8, Everything means nothing to me, aurait d’ailleurs pu sans rougir figurer sur Abbey Road, et l’essentiel de ce que Smith écrit à la chaîne se situe à peu près à ce niveau d’altitude. Tel est l’invraisemblable don de ce type de 30 ans à peine, capable de franchir à chaque nouveau disque un palier vers les hauts plateaux de la pop, sans montrer la moindre marque d’effort, le plus petit signe de fatigue.
Figure 8 dépasse le déjà culminant XO, lui-même ayant surplombé le magnifique Either/or, troisième album autoproduit qui avait fait connaître Elliott Smith au monde. Six ans et cinq albums dans le rétroviseur (« Les deux premiers, personne n’était censé les entendre, je les avais faits pour moi, en totale autarcie »), Elliott Smith se porte toujours comme un jouvenceau, et affirme tranquillement qu’il sortirait un disque tous les six mois si on l’autorisait, nous interrompt brusquement quand on lui suggère d’économiser ses batteries pour éviter la panne sèche. « Si je n’arrive plus à écrire un jour, ça voudrait dire que je me suis beaucoup répété et que j’aurais mérité une telle sanction. Pour l’instant, je ne pense pas être en surrégime, j’écris d’ailleurs beaucoup plus que ce qui paraît sur mes disques. Je compose sans m’arrêter toute l’année et je me débarrasse au fur et à mesure des chansons qui me donnent le plus de difficultés. Si une chanson refuse de se donner, je ne viens jamais la chercher, je passe plutôt à autre chose. Avant, il m’arrivait de souffrir pendant des jours sur un couplet. Aujourd’hui, je laisse tomber dès qu’il y a des accrocs parce que je sais que la chanson ne coulera pas naturellement à l’arrivée si elle est passée par des étapes intermédiaires trop douloureuses. »
Figure 8 en est la preuve par neuf : la méthode Elliott est la bonne. Pas un centilitre de sueur n’enraye en effet la mécanique de précision de ces chansons carrément tombées du ciel, pas une seule grimace d’effort n’en déforme l’air radieux, ébahi, épanoui comme s’il s’agissait de prières d’extase ou d’offrandes au printemps. Même les mots parfois heurtés et vitriolés (« moins qu’auparavant, j’ai voulu que le ton général soit plus positif ») semblent dévaler des toboggans de soie pour atterrir sur l’écume mousseuse d’un genre de paradis sonore où clavecins et cordes les accueillent en fanfare.
Ecouter Son of Sam, Easy way out ou n’importe laquelle de ces merveilles satinées équivaut ainsi à autant de grimpées aux rideaux, à l’accession directe et immédiate au septième… pardon, au huitième ciel. L’inspiration d’Elliott Smith plane haut et à part, rarement reliée au sol ou au paysage, toujours totalement maîtresse de son plan de vol et de ses dérives. Smith est d’ailleurs une espèce rare dans l’écosystème des songwriters américains, puisqu’il ne revendique aucune appartenance à une terre, a coupé depuis longtemps ses racines au carré et se veut juste un nomade discret, papillonnant d’une côte à l’autre sans jamais se sentir en décalage horaire ni en bascule.
Son parcours ressemble pourtant à l’itinéraire escarpé d’un serial-killer ou au marathon électoral d’un candidat à la Maison-Blanche : naissance dans le Nebraska, adolescence à Dallas, déménagement à Portland où il effeuille les premières années de sa carrière de chanteur (d’abord avec Heatmiser, groupe local un peu rustaud où il « perd » quelques années, puis en solo où il rattrape précieusement le temps gâché), départ pour New York quand sa renommée devient subitement internationale (Good will hunting, XO) et finalement une installation récente à Los Angeles pour l’enregistrement du nouvel album. « Je n’avais pas d’attirance particulière pour Los Angeles, a priori c’est même l’idée que je me fais du cauchemar américain grandeur nature, mais Tom Rothrock et Rob Schnapf, qui ont produit l’album, vivent là-bas. Le lieu où je me trouve importe assez peu, je me déplace facilement et je n’ai d’attaches nulle part. J’ai quitté New York parce que j’étais le plus clair du temps en tournée et qu’il est un peu stupide de conserver un appartement dans une ville aussi chère quand on n’y habite quasiment jamais. A Los Angeles, je n’ai pas beaucoup de contacts avec la scène locale. Même si on possède les mêmes racines musicales, la pop inspirée des Beatles notamment, je ne me reconnais pas dans ces groupes. Je les trouve passéistes, caricaturaux, et en plus je n’ai jamais vraiment aimé la musique californienne. J’espère que mes disques ne ressemblent pas aux leurs », s’inquiète- t-il, soudain pris d’un doute effroyable. On le rassure : s’ils possèdent des valeurs communes, il n’est pas de confusion possible entre les rabâchages sympathiques des popeux ordinaires de la Californie indie et l’élégance céleste du grand Elliott.
Pour l’heure, il a quitté sa nouvelle base californienne pour un drôle de tour promotionnel programmé en plein février, soit deux mois avant la sortie de l’album, et qui l’entraîne dans une dizaine de villes américaines pour des concerts solos intimistes, exercices de proximité dont il s’est fait le chantre imprenable. A Seattle, où on le rejoint, c’est presque la fin de cette mini-boucle hivernale, et Smith commence à éprouver une fatigue qui lui avachit un peu plus la silhouette, rend sa diction un peu plus désorganisée et son regard de teckel battu plus abattu encore.
Le concert du soir s’avérera l’un des plus ingrats de la série, la sonique Seattle n’étant définitivement par le genre de ville à s’acclimater aisément à telle douceur. Situé aux abords du gigantesque campus étudiant de la ville portuaire (mortuaire ?), le bar qui affiche complet à la venue d’Elliott Smith a surtout attiré une clientèle d’habitués qui passeront le plus clair du temps au comptoir, à couvrir de leurs grandes gueules le concert faiblement amplifié. Tout ça pue le teen spirit à plein nez. Près de la scène où s’entasse le vrai public du concert, on observe pourtant des comportements étranges. Ainsi cette rondouillarde jeune fille black et sa copine blanche, que l’on penserait croiser plus logiquement à un concert de Britney Spears ou de Mary J. Blige, qui connaissent pourtant chacun des textes à la syllabe près et passeront tout le concert suspendues aux lèvres de leur improbable héros. Carrément hystériques (d’une hystérie comprimée, quasi religieuse) pendant Between the bars ou Sweet Adeline, on les sentira vaciller souvent, au bord des sanglots.
Il est vrai qu’il faudrait être protégé d’une sacrée écorce doublée en Téflon pour ne pas plonger la tête la première dans le pathos qu’évoquent cette voix voilée et ces mélodies cruellement perçantes, qui valent sur l’échelle des grandes effusions lacrymales les plus beaux mélos de Douglas Sirk. Tout le monde, des midinettes au c’ur d’artichaut jusqu’aux plus éprouvés des palpitants de vieux routiers, tous flanchent d’un même cahot doucereux quand Elliott Smith entame les premières mesures de Rose Parade ou Bottle up and explode, les pics des précédents albums. Le public, qui ne connaît pas encore Figure 8, montre un peu moins d’élan face à Happiness ou Pretty Mary K, mais c’est une question de temps, d’apprivoisement.
Plus dépouillé que XO, Figure 8 renoue partiellement avec l’impressionnisme folk de Either/or, un folk cependant plus vaudevillesque et étoffé. Prudent, quand il leur demande s’il préfère entendre une chanson nouvelle ou une ancienne, le public opte toujours pour les anciennes. Lorsqu’il donne à choisir entre une chanson gaie ou une chanson triste, c’est toujours la triste qui l’emporte. Ce soir-là comme tous les autres soirs, les anciennes chansons tristes se taillent donc un franc succès.
Le lendemain soir, Elliott Smith foule d’un pas plus sûr et plus ferme les damiers du E’s Club, la salle rock’n’roll de Portland, sa ville d’adoption, où il a forgé les premières armes de sa future bataille mondiale. Ici, l’ambiance est autrement plus chaleureuse et Smith nettement plus à son aise face à une assistance dont il connaît presque chaque sujet par son prénom. Steven Malkmus de Pavement est venu en voisin, la foule des grands soirs se presse pour voir passer le fils préféré revenu au bercail. Joli moment de communion dont Elliott Smith ressort visiblement ému. « Je pense que mes copains sont assez fiers de ce qui m’arrive. Il y en a juste qui s’inquiètent pour moi, qui estiment que je ne suis pas assez solide pour encaisser les coups et qui me voient déjà me perdre dans le tourbillon du business. Les gens croient que parce que mes chansons ont l’air fragile, je suis moi-même quelqu’un de fragile. C’est faux, je suis beaucoup plus robuste et résistant que mes chansons. On m’a peut-être mal compris jusqu’à maintenant en pensant que j’écrivais des choses tristes qui étaient toutes autobiographiques. Je sentais parfois que les gens prenaient pitié de moi à cause de mes textes et ça a fini par me déranger. J’ai horreur de l’autocomplaisance, je n’aime pas les gens qui jouent avec ça, c’est souvent malhonnête. Sur le nouvel album, les textes sont plus imprécis, ils proviennent en grande partie des rêves que je fais, ça ne sert à rien de les rattacher à des choses réelles. »
Quand il chante seul en scène, Smith fait preuve d’une assurance impressionnante. La voix ne vrille presque pas sous les hoquets de l’émotion, les doigts délient les arpèges plutôt ardus des intros avec une apparente décontraction et il est rare qu’on sente que la maîtrise du jeu lui échappe.
En revanche, entre les morceaux comme dans la vie courante, Elliott Smith redevient ce garçon un peu passé, dépassé par sa propre audace, qui ne sait trop quoi improviser pour introduire la chanson suivante, qui ne sait quoi répondre lorsqu’on lui dit que ses albums, et notamment le nouveau, se défendent quand on réactualise notre liste des disques d’île déserte. « Moi, tout ce que je peux dire, c’est que je n’emporterais pas mes disques sur une île déserte. »
On sait bien quels disques il emporterait au paradis : toujours les mêmes, à commencer par le Double blanc et Magical Mystery Tour, ainsi qu’un nouveau venu, plus surprenant, qui est d’ailleurs diffusé en boucle juste avant tous ses concerts récents : « J’ai découvert, il n’y a pas très longtemps, ce disque de Nico, The Marble Index, et j’en suis tombé raide amoureux. Pendant des semaines entières, je n’ai pas pu écouter autre chose, c’est un disque qui m’a littéralement envoûté alors qu’une telle chose ne m’était pas arrivée depuis des années. Je ne sais pas encore ce qu’il m’a appris que je pourrai utiliser à l’avenir pour mes chansons mais je sais que son influence va être énorme. Pour l’instant, mes chansons ressemblent à des paysages colorés, alors qu’en comparaison celles de Nico ont l’air de déserts monochromes. Si j’utilisais pas mal de couleurs jusqu’à présent, c’est parce que je me sentais plus en sécurité avec autant de teintes à ma disposition. Peut-être que si je veux éviter de me répéter, de tourner en rond, j’aurais intérêt à n’utiliser que certaines couleurs, comme Nico. Je ne sais pas si je suis prêt à franchir un tel cap. »
En attendant l’ uvre au noir ou le grand bleu d’Elliott Smith, les monochromes après les arcs-en-ciel, Figure 8 est encore un disque de marchand de couleurs surdoué, un grand huit dont la première comme la centième vrille provoquent immédiatement un état d’hébétude admirative et d’allégresse fusionnelle. Même s’il demeure le dernier à s’en défendre, Elliott Smith est le songwriter qui, au cours des dix dernières années, nous aura le plus envoyés en l’air.
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Figure 8 (Dreamworks/Universal).
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