Rescapé d’une vie de roman noir, Eric Martin vit aujourd’hui sous un soleil éclatant avec Me One, dont As far as I’m concerned enterre la hache de guerre entre les genres : soul, reggae, pop et hip-hop fusionnent dans l’album le plus chaleureux et contagieux du moment.
Ne passez pas à côté de l’exemplaire premier album de Me One, star soul-pop annoncée, sous prétexte qu’au jeu des sept familles musicales Me One, ovni véritable, ne sera pas le nouveau venu le plus facile à classifier cette année.
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Ironie habituelle : à trop brillamment mélanger les couleurs, les humeurs, les matières sonores, le musicien contemporain peine parfois à se faire une place au soleil. La musique de Me One, sous sa trompeuse apparence de simplicité frivole, est d’une complexité sémantique certaine ; on imagine déjà le casse-tête pour les marchands de disques obsédés par l’étiquetage intensif : As far as I’m concerned devra-t-il être rangé au rayon hip-hop, au département soul, ou simplement dans le grand fourre-tout pop internationale ? Et qui, du fan de Macy Gray, Everything But The Girl ou de Eels, aura le plus de chance de se plonger le premier dans cet envoûtant bain de jouvence ?
Avec son patronyme tellement français qu’il aurait pu être celui d’un champion de ski nautique, le chanteur-compositeur-musicien-producteur anglo-jamaïcain de Me One, Eric Martin, est lui-même familier des rendez-vous manqués, des accrocs anachroniques. Depuis vingt-neuf ans, sa vie est un roman, mais du genre mobile et agité, comme du Kerouac en version accélérée. « Je sais que ça peut paraître un peu absurde, mais à 29 ans, je me sens déjà vieux, beaucoup plus mûr que la majorité des types de mon âge. J’ai déjà vécu beaucoup de choses : des trucs cool, mais aussi des moments moins faciles, de vraies embûches, y compris dans le milieu de la musique. Des rendez-vous manqués, j’en ai connu plusieurs, et souvent, l’échec fut très douloureux. Alors cette fois, pas question de me planter… Le projet Me One, je l’ai rêvé tellement fort que l’échec m’est maintenant interdit. Cette fois, je ne le supporterais pas. »
Au tout début des années 90, Eric Martin a participé à l’écriture et à l’enregistrement du premier album de Technotronic, phénomène d’euro-dance parti de Belgique pour conquérir les ondes planétaires. Quelques mois plus tard, alors au sommet des charts aux Etats-Unis et en Europe, Eric et ses amis (« Eux surtout intéressés par l’idée de se faire un gros paquet de pognon en très peu de temps ») se retrouvaient en première partie de Madonna au cours d’une tournée mondiale dont il ne s’est toujours pas remis. « A 19 ans, j’ai tout connu : les concerts devant des stades archicomplets, les jets privés, les limousines, le champagne à volonté… C’était grotesque mais très drôle. »
Avec le succès et l’argent, « Slick Eric » (Eric le Roublard) pensait pouvoir s’acheter l’essentiel : l’autonomie, ultime sas de décompression avant la liberté totale. « Malheureusement, s’affranchir prend énormément de temps. Il a fallu que je redevienne fauché avant de pouvoir me mettre à écrire des choses plus personnelles : tant que j’avais encore un peu de fric, une nana régulière, des amis dans le milieu de la musique, toutes ces choses qui formatent un individu, j’étais incapable de laisser vraiment parler ma vraie nature. »
N’appartenir à aucun gang, aucune école, aucune chapelle : c’est pourtant la ligne que s’était imposée dès l’adolescence le très précoce Eric Martin, solitaire volontaire, en retrait, « mais jamais marginal. Encore gamin, j’avais très envie de me construire mon monde à moi, de m’inventer mes propres modes d’expression, mais en même temps j’avais conscience d’appartenir à une famille particulière, à une communauté à l’intérieur de laquelle il fallait se serrer les coudes. En vérité, je crois que j’ai grandi dans un milieu trop pauvre pour devenir un véritable individualiste. »
La famille Martin (treize enfants et leurs parents) s’est installée à Cardiff, au pays de Galles, dans les années 70. Parti de Jamaïque en éclaireur, le père, pasteur pentecôtiste, souhaitait y faire connaître sa religion comme des dizaines de ses condisciples installés en Grande-Bretagne. « J’ai donc grandi dans un milieu assez austère, où nous avions la double obligation d’être de bons enfants mais aussi des représentants exemplaires de notre communauté qui devait faire ses preuves, montrer patte blanche. C’était dur, mais à l’intérieur de ce cadre rigide, on s’amusait bien. A l’église, par exemple, la musique et la fête occupaient une place essentielle. »
Eric, cadet de la famille, a 7 ans lorsque son père disparaît, et c’est l’une de ses s’urs qui l’élève alors, sa mère ayant sérieusement flanché psychologiquement. Episodiquement, l’enfant part aussi chez un oncle établi à Brooklyn, à quelques arrêts de métro des disquaires de Manhattan. « Malheureusement, ma vie là-bas n’était pas très excitante : école, église, maison, c’est tout ce que je voyais, puisque cet oncle était lui aussi pasteur. C’est bien plus tard que j’ai compris que l’histoire du hip-hop était en train de s’écrire à quelques centaines de mètres de notre maison. »
A 16 ans, Eric décide de s’installer à Londres. Désormais fanatique de hip-hop (« Je rêvais de devenir le nouveau LL Cool J »), il délaisse la guitare pour travailler son flow, en secret, dans les jardins publics ou dans des bars. Quelques semaines après son arrivée à Londres, il décroche un contrat : « Un jour, j’ai simplement dit à un producteur que j’étais le meilleur nouveau rappeur du monde, et cinq minutes plus tard, on signait le contrat. J’ai enregistré des demos sous le nom Just A Deuce un DJ et moi mais ensuite, rien ne s’est passé : nous nous sommes fait berner. C’était horrible de se retrouver bloqués, parce que notre vie à Londres était misérable. On vivait à deux dans une pièce de quelques mètres carrés : on avait un lit et deux platines, rien d’autre. On était tellement fauchés que le marchand de kebabs du coin était contraint de nous faire crédit. »
A un tempérament si précocement trempé dans la réalité sociale, il fallait, la maturité arrivée (et un enfant avec), un nom d’artiste majeur et affranchi, autonome : ce sera Me One, expression de patois jamaïcain signifiant « tout seul ». C’est en effet tout seul que, ces dernières années, Martin a conçu, écrit et produit As far as I’m concerned, disque trop intelligent et sensible pour être le produit de plusieurs cerveaux montés en réseau. « L’écriture collective, j’ai essayé pendant des années. Pour une chanson vraiment satisfaisante, on en écrit dix terriblement frustrantes… Et puis un jour, on prend confiance en soi et on décide de tout faire tout seul. L’expérience et la technologie aidant, il est assez facile de se jeter à l’eau. » Seul aux commandes, certes, mais très entouré : rarement un premier album solo, « venu de nulle part mais anticipé et imaginé depuis des années », aura rassemblé autant d’invités prestigieux, de Londres à New York : Guru de Gangstarr, deux membres des Roots mais aussi Michele Gayle, diva soul à voix de velours, ont tous participé à l’enregistrement de As far as I’m concerned. « J’avais une idée très précise de ce que je voulais entendre sur le disque : à la fois un savant mélange de matières sonores complémentaires et une impression dominante de cohésion, de ligne directrice forte. »
Avant toute considération, As far as I’m concerned est surtout un grand disque de voix. Florissantes et radieuses, ou au contraire mélancoliques, un peu fanées, elles sont omniprésentes, comme un délicieux courant d’air chaud pénétrant chaque pièce, chaque espace vacant. Pas étonnant que Martin ait choisi de rendre avec sa reprise de In my room un juste hommage aux Beach Boys, plus grand groupe pop vocal de tous les temps. « J’aime la puissance simple et évidente du grain d’une voix, ce côté immédiat et indispensable. On peut écrire la plus sublime introduction instrumentale, le plus puissant arrangement du monde, si la voix n’est pas à la hauteur quand elle fait son apparition dans la chanson, alors tout s’écroule. La voix est l’instrument roi : comme un mélange rêvé de percussions, de cuivres et d’instruments à cordes. »
Passant tranquillement d’un flow pesant et langoureux à de renversantes cabrioles vocales lorgnant vers le ragga, Me One mélange les couleurs, varie les plaisirs : du jazz vocal ultra-soft (Old fashioned) à l’efficacité pop (Gameplan, romance géniale, simple et addictive), sans toujours éviter quelques écarts de facilité (La la hey, au texte par ailleurs admirable).
Entre bande-son idéale pour été au soleil et musique de film rêvée pour un prochain Jarmusch fantasmé, As far as I’m concerned est en tout cas ce qu’on a fait de mieux et de plus sophistiqué au département « mélanges malins » depuis le premier album de DC Basehead. Parfois, on pense aussi à des Fugees plongés dans la pénombre, au De La Soul complexe et tendre de 3 feet high and rising. Mais le plus souvent, c’est aux grands noms du reggae historique que renvoient les mélopées vaporeuses du premier album de Me One : aux Paragons de The Tide is high, tendance reggae charnel et très « chanté », ou à la roublardise légendaire et diaboliquement attachante d’Augustus Pablo. Références ultimes pour réussite authentique : un disque d’autant plus touchant qu’il est aussi le récit valeureux de vingt-neuf années d’une vie à part. « Je ne voulais pas me contenter d’un simple disque « musical ». Depuis le début, j’ai voulu raconter mes voyages, même les plus tristes, cette sensation d’exil, mélangée à ce sentiment suprême d’appartenance à la Jamaïque. J’ai aussi voulu chanter le poids de la religion, ce que j’en ai appris et puis tout ce que j’ai vu : la pauvreté, la violence, la pluie du pays de Galles. Et je voulais dire tout ça sans jamais verser dans le larmoiement facile. »
Etat de fait à ne surtout pas prendre pour un détail : As far as I’m concerned s’achève sur une formidable rengaine de soul moderne et radieuse intitulée The Feel good one. La chanson qui fait qu’on se sent bien, effet garanti : pour les matins légers et les débuts de soirée prometteurs, ne cherchez plus, vous avez trouvé votre nouvel ami.
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As far as I’m concerned (Island/Universal).
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