Après avoir tenté d’exorciser les non-dits familiaux dans Mon grand-père, Valérie Mréjen donne à voir l’appartement du patriarche et ses bibelots morbides.
Elle a à peine 30 ans et c’est sa première expo personnelle à Paris. Pourtant, son nom circule dans le petit milieu de l’art depuis quelques années déjà. Pour tous, Mréjen, c’était Liste rose, un petit livret qu’elle imprimait et distribuait elle-même aux libraires : une compil de petites annonces hot, où tous les mots étaient remplacés par des noms propres glanés dans l’annuaire. Mréjen, aujourd’hui, c’est aussi un livre mince, intitulé Mon grand-père (Allia), petit événement de la rentrée littéraire 99, catalogue de microrécits souvenirs qui lorgnait un peu du côté de Perec.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Aujourd’hui, l’expo à la galerie Cent-8 permet de mesurer l’évolution de son travail et de tirer certaines conclusions. Il y a bien sûr ses vidéos, où parents et enfants, hommes et femmes échouent à communiquer quoi que ce soit. Et puis il y a cette femme seule qui monologue, maquillée comme on dit « pomponnée ». Une vidéo sur grand écran, plan fixe minimal, une parole soi-disant spontanée mais aussi peu naturelle que les dialogues d’Eustache dans La Maman et la Putain. Elle prend bien soin d’articuler : qu’elle en a marre de son mari, de ce mari inepte qui va chez Leclerc et lui raconte les soldes, qui va en maison de repos et lui raconte ses menus dans le détail marre au point d’en pleurer des « larmes de sang ». Comique et pathétique. « C’est ma tante Berthe, précise Valérie, ça fait trente ans qu’elle supporte son mari et ils se parlent à peine. Ils se croisent dans leur appartement comme deux étrangers. »
Elle-même, elle parle peu, mais n’en rate pas une : les petits détails burlesques et autres faits cruels de l’existence, qu’elle repère chez les autres comme dans sa vie, elle les consigne dans un coin de sa mémoire, puis sur papier, avant de choisir leur forme définitive : vidéo ou livre. Ainsi du Goûter, une vidéo qu’elle montrera au CCC de Tours en avril. « C’est une situation qui m’est arrivée il y a quelques années : j’essayais de me faire des amis et j’ai pensé qu’organiser un goûter serait la meilleure façon d’y parvenir. J’ai donc invité plein de gens et acheté des tonnes de gâteaux. Personne n’est venu. » Travail exclusivement autobiographique, tellement au-delà des formes qu’il les prend toutes. Et rend dès lors tout clivage culturel caduc : joli pied de nez à tous ceux qui se demandait cet hiver si Mréjen est un écrivain ou pas. D’autant plus qu’aujourd’hui, elle s’est mise à la photo et c’est ce qu’on découvre à la galerie Cent-8. Objets kitsch en gros plan angelot doré sur fond de velours rouge, magazines pornos, godemichés en plastique, statuettes en bronze, pris sur fond de toile cirée 70. Autant de bibelots où se lit un désir de bon goût, de conformisme si suspect qu’il en devient violent. « C’est l’appartement de mon grand-père, explique Valérie. Après la parution du livre, il a dû se rendre en maison de repos. Je suis alors allée chez lui pour photographier chacun de ses objets qui symbolisaient pour moi le pouvoir quand j’étais enfant. Aujourd’hui, ils me paraissent dérisoires et morbides. » Le problème, c’est que cette esthétique kitsch de l’ordinaire quotidien est depuis longtemps l’un des codes, voire l’un des poncifs, de l’art contemporain. On pense d’ailleurs à Richard Billingham, lui aussi autobiographe, et on le lui oppose. « La différence, c’est que Billingham photographie sa famille. Sur mes photos, il n’y a pas d’êtres : seulement leur absence. Le vide de leur existence », rétorque Valérie, qui n’a pensé ni à Billingham ni aux autres, parce que pleine de son histoire, de ce grand-père, de cet homme incestueux qui a détruit sa mère psychologiquement. Et c’est comme si les mots du livre n’avaient pas suffi pour cerner, saisir et exorciser les non-dits d’une famille réduisant au silence la culpabilité du patriarche. C’est comme s’il avait alors fallu la photo, pour révéler au grand jour, dénoncer, et finalement condamner. En commençant par incarner son univers pour mieux le fragmenter et démembrer ainsi l’homme, la menace qu’il présente, le flux et l’éternel recommencement de l’histoire familiale. Tentative de court-circuiter ainsi sa propre condamnation.
Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus touchant dans le travail de Valérie Mréjen, une urgence profonde, et le fait que ça nous parle profondément dans une universalité de l’expérience. Au-delà même d’une certaine facilité formelle, d’un manque un peu frustrant de projet conceptuel. Ni cinéma, ni littérature, ni même reportage photo : l’ uvre d’une artiste, multimédia sans l’avoir décidé, qui imprime son réel sur tout support. Faisant d’elle-même une uvre exorciste, sans le narcissisme ni l’exhibitionnisme de certains. Tout simplement elle-même, point barre.
{"type":"Banniere-Basse"}