On peut enfin (re)voir l’ uvre splendide et transperçante de Robert Bresson, dont la stature aurait tendance à intimider. A cette occasion, nous avons demandé au jeune cinéaste Philippe Ramos, dont les superbes L’Arche de Noé et Ici-bas sont actuellement à l’affiche, de nous raconter sa relation avec Bresson : un passeur idéal.
Les acteurs/modèles, les voix blanches, la pureté épurée des plans, le montage à la serpe, la dimension spirituelle : tout semble avoir été déjà dit sur le cinéma de Robert Bresson, tout a été déjà écrit, analysé, énoncé, notamment dans les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson lui-même et dans le remarquable Robert Bresson de Philippe Arnaud. Au moment où l’ uvre intégrale de l’auteur de Mouchette est visible sur grand écran, comment inciter à « aller y voir » ?
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D’abord, dire que Bresson n’est pas un vieux monsieur à la chevelure blanche, décédé au siècle dernier, parangon d’un cinéma pointu et intimidant, mais qu’au contraire ses films sont d’une force, d’une pertinence et d’une jeunesse éternelles, pour cette simple raison que la beauté est une chose qui ne vieillit jamais. Ensuite savoir que Bresson n’a jamais cessé d’irradier avec plus ou moins d’intensité le cinéma de ces trente dernières années. Il y a du Bresson chez Scorsese et chez Schrader, chez Pialat (Sous le soleil de Satan) et chez Demy (La Baie des Anges), chez Haneke et chez Kerrigan, chez nombre de cinéastes extrême-orientaux qui citent Bresson comme phare primordial…
Témoin de la vivace présence bressonienne dans le cinéma le plus actuel, le nombre de jeunes cinéastes dont le travail est innervé par les leçons du maître : rien que sur les trois ou quatre dernières années, on pourrait citer Bruno Dumont (La Vie de Jésus, L’Humanité), Jean-Paul Civeyrac (Ni d’Eve ni d’Adam), Raphaël Nadjari (The Shade), les frères Dardenne (« Tous les gestes de Rosetta sont quasiment calqués sur ceux d’ Un condamné à mort s’est échappé », nous confiait récemment Jean-Pierre).
La difficulté avec Bresson, par rapport à des cinéastes dont l’art est plus « invisible » comme Ford ou Renoir, c’est qu’il est aisé de filmer « à la Bresson » (en revanche, atteindre à l’épaisseur de la pâte bressonienne est une autre paire de manches) : du coup, les cinéastes « bressoniens » prennent parfois le risque du formalisme stérile, de l’imitation vaine, prenant Bresson à la lettre sans en saisir la chair.
La façon la plus féconde de s’inspirer des maîtres, c’est de retenir leurs leçons et de les « trahir », de vampiriser leur substantifique moelle et de la digérer ailleurs : ce qu’a parfaitement compris Philippe Ramos, dont les superbes Ici-bas et L’Arche de Noé sont actuellement à l’affiche. Ramos invente une expression, le « cinochetographe », qui résume merveilleusement son utopie artistique : garder le meilleur de Bresson, certainement, mais uniquement comme boussole pour tracer son propre chemin, en se défiant de tout bressonisme appliqué ; faire du cinoche, c’est-à-dire du cinéma accessible à tous, mais qui soit quand même « tographe », c’est-à-dire fondé sur des principes éthiques et artistiques forts. L’Arche de Noé et Ici-bas sont des preuves aussi belles que concrètes de cette démarche.
Quelle est la pertinence de Bresson, aujourd’hui, pour des spectateurs de 20, 30 ans ?
Philippe Ramos C’est un maître idéal pour un jeune cinéaste. Je pense que pour toute personne voulant un jour toucher une caméra, il faut aller y voir ; peut-être pour dire non, être contre, mais ça reste indispensable. Et comme il a écrit, il faut le lire aussi. Pour un spectateur lambda, c’est la même chose, en passant peut-être par certains films, car comme dans toute uvre il y a des voies d’accès plus faciles que d’autres. S’il faut faire le chemin par Lynch, Scorsese et Kubrick, qui sont un peu les trois mentors de cette génération, ce n’est pas un problème. Il est certain qu’à côté de Lynch, qui est un feu d’artifice permanent, Bresson peut paraître totalement ascétique. Mais justement, c’est tellement radical que ça va forcément créer quelque chose. On peut ne pas aimer, mais on ne peut pas être indifférent. Quand je vois des gens de 30 ans, qui ne sont pas forcément des apprentis cinéastes ou des cinéphiles purs et durs, qui découvrent Bresson et qui me disent que ce cinéma est hallucinant, pour moi c’est la toute-puissance du cinéma. Bresson est maintenant ce qu’on appelle un classique. Il est là, il existe. Pour un spectateur, quelle que soit l’époque, ce sera toujours quelque chose à voir, il en gardera quelque chose.
Comment as-tu découvert Bresson ?
La première fois que j’ai vu un de ses films, j’étais projectionniste au cinéma Le Méliès de Grenoble. Je ne connaissais pas bien le cinéma à cette époque, je l’ai découvert assez tard, du moins ce qu’on appelle les grands classiques, je devais avoir 23 ans. Et un soir, on passait L’Argent : je me souviens même que c’était une copie en 16mm, on l’avait eue par la Fédération des uvres laïques qui faisait des ciné-clubs itinérants. Et donc, je lance le film, je me mets à la fenêtre de projection, et je me suis dit « Oh là là ! qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » J’ai regardé jouer les acteurs, me suis dit que c’était des extraterrestres, et je suis parti. Ça m’avait complètement déstabilisé. Je n’ai pas regardé, je suis sorti de la cabine. Mais quelque chose m’avait beaucoup marqué : les couleurs, je les avais trouvées très étranges.
Je suis revenu à Bresson par la peinture, car je faisais des études d’histoire de l’art. Un copain avait lu Notes sur le cinématographe, il m’a dit qu’il y avait un cinéaste qui faisait beaucoup référence à des peintres et qui parlait toujours de Cézanne. Donc j’ai acheté ce livre, je l’ai parcouru, mais toujours d’un œil lointain, et ensuite j’ai vu Mouchette : et là, ça a été l’amour absolu, tout de suite. Entre-temps, j’avais vu d’autres films, j’étais plus curieux, plus ouvert. Quand je suis rentré, j’ai relu les Notes, et je savais que j’avais trouvé quelqu’un de fabuleux. En outre, j’ai vécu vingt ans dans la campagne, et avec Mouchette, quelque chose s’est croisé : des braconniers, j’en ai connu… Il y a eu une évidence qui s’est posée là.
Bresson t’aide-t-il aujourd’hui dans ton travail de cinéaste ?
Chaque fois que je voyais un film de Bresson, c’était un peu comme un élève, pas comme un spectateur. Son cinéma me disait « Fais attention aux gestes d’un homme, à un pot sur la table, aux cadres, aux sons. » Je n’ai pas envie de découper comme lui, d’utiliser le son comme lui, de diriger comme lui… sauf que ce sont des éléments qui ressortent. Quand on voit un film de manière très nette, ce qui est le cas avec ceux de Bresson, c’est-à-dire qu’on entend bien les sons, on voit bien les gestes, le déplacement d’un homme, je me dis « Attention Philippe, il faut que tu fasses attention à tout ça. » Avant Bresson, le cinéma, pour moi, c’était le scénario et les comédiens, on racontait une histoire, et voilà. Et Bresson m’a ouvert les yeux. Avec lui, la puissance et la spécificité du cinéma deviennent limpides. Et je trouve que chez les Straub c’est la même chose, on aime ou pas, mais le cinéma saute aux yeux. Pour un jeune cinéaste, c’est d’une richesse absolue, ça nous pose un terreau de travail sur les outils dont on dispose.
Hier soir, je parcourais à nouveau les Notes que je n’avais pas lues depuis longtemps et je suis tombé sur une phrase que je trouve merveilleuse, qui dit en gros « La vue du mouvement au cinéma donne du bonheur : cheval, athlète, oiseau. » Il se trouve qu’après L’Arche de Noé et Ici-bas, je me suis dit qu’il fallait que j’ouvre mon cinéma à la vie, au mouvement. Mon prochain film, il frôle le burlesque, il s’en approche vraiment. Déjà, j’ai fait L’Arche de Noé contre Ici-bas. Je pense qu’Ici-bas me servira durant des années de punching-ball, de terreau contre lequel travailler. Avec Ici-bas, je suis arrivé à un endroit et je me suis dit que si j’allais plus loin dans cette voie-là ce serait l’impasse, mon cinéma deviendrait ultraformel. Parce qu’en suivant Bresson avec cette radicalité, cet ascétisme, je suis tombé dans quelque chose de très sérieux, dramatique. J’avais l’impression que pour réussir un film, il fallait qu’il soit grave, et c’est pour ça que j’ai l’impression d’avoir touché le bout d’une démarche avec Ici-bas.
Ce que Bresson m’a appris aussi, c’est le regard, mais c’est aussi passé par les peintres, notamment Matisse. Quelque chose m’a toujours frappé chez Matisse : quand je vois cet homme à la fin de sa vie avec une colombe dans les mains en train de la dessiner et essayant de trouver la ligne, je trouve ça impressionnant. Ce regard continuel porté sur les choses, c’est une leçon de base. Quand Bresson cite Cézanne et dit qu’il peint du même œil ou d’une même âme son fils, un compotier ou la montagne Sainte-Victoire, c’est aussi une vraie leçon de cinéma. Avoir dégagé cette phrase de Cézanne pour le cinématographe, c’est bien. Ça veut dire qu’il va falloir prendre autant de temps à filmer un paysage qu’à diriger les comédiens, et souvent, c’est ce qui me manque quand je vais au cinéma. Chez les cinéastes que j’aime beaucoup, Bresson, Straub, Ford, c’est flagrant, il y a cette intensité du regard. Et il y a des gestes exceptionnels, mémorables, dans leurs films : par exemple, quand Mouchette balance son couvercle sur les cafetières ou quand elle jette la terre sur les cartables des élèves qui sortent.
Comment être « fidèle » à Bresson et s’en affranchir ?
Là où mon chemin se sépare un peu de celui de Bresson, c’est que ce qui m’intéresse ce sont les hommes. Sur les castings, j’aime bien faire marcher les gens. Seulement je me suis aperçu que j’avais une mauvaise méthode de travail : je laissais entrer la personne, je disais que je mettais en marche la caméra et je lui demandais de marcher, c’était assez ridicule. Par contre, si je déclenche la caméra avant que la personne entre et je lui dis qu’on va aller discuter là-bas autour de la table, elle traverse la pièce, et voilà. Ma mise en scène tourne autour de ça : enlever tout ce qui peut être du domaine du jeu, pour retrouver l’homme. La présence pour moi, c’est fondamental. Si je ne devais garder qu’un principe pour mon travail, ce serait celui-là, ce mot « présence ». Parce que je peux l’appliquer à tout, à un paysage, à un objet, à un homme. Un personnage est gagné si, quand il ouvre la porte et qu’on le voit pour la première fois, il se passe déjà quelque chose.
Comme je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’ai toujours fonctionné au sentir. Ça me paraît tellement évident d’avoir un respect de la personne, d’essayer de la voir et de la montrer. J’ai peur en même temps de tomber dans la théorie, le jour où je sentirai ça, j’arrête tout de suite. Si je devais retenir un seul maître, ce serait Lumière… même pas, un opérateur Lumière ! Un mec envoyé au bout du monde avec son trépied en bois, pour faire une vue d’une rue en Chine ! Voilà mon maître !
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