Entre 1955 et 1961, Miles Davis et John Coltrane, deux des plus grands génies de la musique du 20e siècle, dont l’aura et l’influence excèdent de très loin la simple sphère du jazz, allaient croiser leurs chemins et enregistrer ensemble quelques chef-d’oeu
Entre 1955 et 1961, Miles Davis (1926-1991) et John Coltrane (1926-1967), deux des plus grands génies de la musique du 20e siècle, dont l’aura et l’influence excèdent de très loin la simple sphère du jazz, allaient croiser leurs chemins et enregistrer ensemble quelques chef-d’oeuvres immortels. Lorsque débute leur collaboration, le trompettiste, qui a déjà marqué son époque à la fin des années 40, est à la recherche d’un second souffle; le saxophoniste, lui, empêtré dans de graves problèmes de drogue, tarde à faire éclore son génie : ces quelques années seront décisives pour l’un comme pour l’autre, et ouvriront à leurs univers respectifs de vastes et inédites perspectives. Reste qu’elles ne représentent qu’un moment finalement assez court et limité de leur carrière – une étape, certes définitivement « historique », mais en aucun cas suffisante à résumer leur musique pour qui chercherait à se faire une idée précise de la richesse et de la diversité de ces deux mondes si radicalement différents, si magnifiquement complémentaires.
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Miles Davis
Birth Of The Cool (Capitol/EMI)
1949.
Miles n’a que 23 ans mais déjà deux années d’intense collaboration avec le génial Charlie Parker, lorsqu’il entre en studio à la tête d’un « mini big band » à l’orchestration étrange et raffinée en rupture totale avec l’esthétique des grands orchestres swing… C’est Gil Evans qui assure les arrangements sophistiqués et impressionnistes – petits écrins précieux mettant particulièrement en valeur le lyrisme détaché de la trompette fantomatique de Miles. L’acte de naissance de ce qu’on appellera bientôt le cool jazz. Le début également d’une longue amitié entre Miles et Gil Evans. Le prélude enfin à un tryptique phonographique majeur (Miles Ahead, Porgy & Bess, Sketches Of Spain) qui au tournant des années 60 développera de façon magistrale les intuitions en germe dans ces séances historiques…
En écoute : Moon Dreams
Avec l’aimable autorisation de EMI
Thelonious Monk
With John Coltrane (Riverside/Warner)
1957.
L’association Davis/Coltrane a déjà deux années d’existence derrière elle et de nombreux chef-d’Oeuvres enregistrés (dont les fameux Cookin’, Relaxin’ et Steamin’ pour la marque Prestige). Mais en cette année 1957, le saxophoniste se retrouve en rupture du quintette pour des problèmes de drogue chroniques. Il décide alors de se prendre en main, suit une cure de désintoxication à l’issue de laquelle il plonge résolument, corps et âme, dans la musique. C’est le grand pianiste et compositeur Thelonious Monk qui l’engage dans son quartette. Les harmonies étranges et dissonantes du pianiste, sa façon unique de jouer avec le silence, de créer des espaces immenses entre deux accords convient parfaitement à l’esthétique tumultueuse du saxophoniste, en « nappes de sons » continues. Une étape essentielle dans l’éclosion du génie coltranien.
En écoute : Ruby my dear
Avec l’aimable autorisation de Warner
Miles Davis
Kind Of Blue (Columbia/Sony)
1959.
Un moment de pure éternité. Un disque légendaire dés sa parution – emblématique du jazz moderne pour des générations de mélomanes. Kind Of Blue représente sans nul doute l’apogée stylistique de la collaboration entre Miles et Coltrane. En deux séances de rêve éveillé, un extraordinaire sextette où brille notamment la clarté blafarde et mélancolique du lyrisme introspectif de Bill Evans, enregistre une musique d’une beauté stupéfiante, totalement improvisée sur quelques canevas rythmiques et harmoniques, d’une extrême simplicité. Le résultat est un miracle d’équilibre instantané, un hommage bouleversant à l’esprit du blues – et le basculement définitif de Miles Davis, via la musique modale, vers un jazz plus libre et ouvert dans ses partis pris formels. Miles et Coltrane peuvent désormais poursuivre leurs chemins séparément…
En écoute : So what
Avec l’aimable autorisation de Columbia
John Coltrane
Giant Steps (Atlantic/Warner)
1960.
Quelques semaines à peine après l’enregistrement de Kind Of Blue, le saxophoniste signe avec la firme Atlantic et enregistre coup sur coup Giant Steps et My Favorite Things – deux chef-d’oeuvres absolus de l’histoire du jazz, deux moments décisifs et indissociables dans l’éclosion de son génie. Là soudain, Coltrane trouve sa voix et fait exploser les cadres esthétiques du jazz de son époque – poussant ses improvisations jusqu’aux limites extrêmes de l’harmonie classique (Giant Steps) ; faisant définitivement entrer le jazz dans la transe et l’ivresse de la musique modale (My Favorite Things). Il révolutionne du même coup le quartette classique, le transformant en un véritable corps organique, prolongement intime de ses déferlements sonores : McCoy Tyner au piano, fluide et lyrique ; Elvin Jones à la batterie, convulsive et foisonnantes… Coltrane a désormais trouvé sa formule tant orchestrale que stylistique : son lyrisme peut s’épanouir.
En écoute : Giant Steps
Avec l’aimable autorisation de East West
Miles Davis
Sketches Of Spain (Columbia/Sony)
1960
En marge de son exploration inlassable des ressources esthétiques du quintette « de jazz » archétypal, Miles poursuit avec le compositeur et arrangeur Gil Evans une aventure musicale parfaitement originale commencée dix ans plus tôt au moment des séances baptisées Birth Of The Cool. Sous l’égide des compositeurs français (Ravel et Chabrier notamment), l’album Sketches Of Spain vient conclure cette collaboration en forme d’apothéose. Une musique théâtrale et impressionniste, à la fois chatoyante dans ses coloris précieuses évoquant sans exotisme niais une Espagne fantasmatique et poétique – et profondément dramatique dans ses climats, Miles, placé au centre de l’arêne, poussant son lyrisme noir vers des profondeurs émotionnelles jamais encore atteintes.
En écoute : The Pan piper
Avec l’aimable autorisation de Columbia
John Coltrane
Africa Brass (Impulse/Universal)
1961
C’est avec Africa Brass qu’en 1961, Coltrane inaugure son tout nouveau contrat avec la firme Impulse! du producteur Bob Thiele, engageant ainsi la plus formidables des associations que le jazz ait connu entre un musicien et un label. Un projet ambitieux où Coltrane aventure son quartette au coeur vibrant d’un orchestre improbable de dix-huit musiciens dirigé par le fantasque Eric Dolphy… Une musique stupéfiante de liberté et de sensorialité, plongeant l’auditeur dans une vaste forêt vierge de sonorités fauves entremêlées en une évocation hallucinée d’une Afrique aux moiteurs odorantes, fantasmatique, sensuelle et violente. Une parenthèse orchestrale magistrale chez un musicien qui fondera principalement son esthétique sur la formule du quartette.
En écoute : Africa
Avec l’aimable autorisation de Impulse
John Coltrane
A Love Supreme (Impulse/Universal)
1964.
Pendant quatre année d’intense créativité Coltrane va pousser son mythique quartette dans ses derniers retranchements techniques et émotionnels, en une série de chef-d’oeuvres époustouflants. Car pour l’essentiel, durant cette période Coltrane continue inlassablement sa quête, menant son phrasé lyrique et obsessionnel au bord du gouffre et de la folie dans de vertigineuses improvisations toutes en spirales ascensionnelles et déluges ordonnés, orientant ses mélopées vers toujours plus de mysticisme, resongeant l’Orient et ses sortilèges en une musique d’incantation furieuse, pour finalement faire déboucher ses expérimentations sur cette prière à la fois sereine et inquiète lancée à la face du Dieu caché : A Love Supreme (1964) – l’un des plus beaux et intenses chants d’amour offerts à Dieu dans la musique du 20e siècle, l’une des étapes essentielles de l’aventure coltranienne. L’un des aboutissements esthétiques majeurs de ce parcours artistique et spirituel…
En écoute : Acknowledgement
Avec l’aimable autorisation de Impulse
Miles Davis
Miles Smiles (Columbia/Sony)
1965.
Après une courte période de transition et d’errance esthétique (toute relative!) Miles, en quête de nouveaux partenaires, déniche une génération de jeunes musiciens tout à fait exceptionnelle, et forme illico un nouvel orchestre : Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la basse, l’extraordinaire Tony Williams à la batterie et enfin Wayne Shorter au saxophone ténor formeront de 1965 à 1968 ce que l’on a coutume d’appeler le « deuxième quintette » de Miles, totalement émancipé stylistiquement de son prédécesseur. Une musique abstraite et sensuelle, toute d’interaction funambulesque et de tensions latentes, propulsée par une section rythmique puissante et pneumatique, posant les bases harmoniques d’une sorte de free-hard-bop profondément original dont l’influence ne fera que croître au fil du temps auprès des musiciens. Reste qu’à l’époque, cette musique « de laboratoire », d’une folle audace formelle, manque en partie son public.
En écoute : Smiles footprints
Avec l’aimable autorisation de Columbia
John Coltrane
Ascension (Impulse/Universal)
1965.
«La musique de Trane, ce qu’il a joué au cours des trois dernières années de sa vie, représentait pour beaucoup de Noirs – en particulier les jeunes intellectuels et révolutionnaires noirs – le feu, la passion, la rage, la colère, la révolte et l’amour qu’ils éprouvaient. Il exprimait en musique ce que les Black Panthers disaient en parole, ce que les Last Poets et Amiri Baraka disaient en poésie. Il était leur porte-parole dans le jazz…». Miles en convient : celui qui à l’époque est en phase avec son temps et sa communauté, c’est Coltrane, pas lui. Ce disque-manifeste où se trouvent convié tout ce que le free-jazz compte de talents en herbe (d’Archie Shepp à Pharoah Sanders) en est une parfaite illustration. Coltrane devient le père spirituel de toute une génération.
En écoute : Ascension Part 1
Avec l’aimable autorisation de Impulse
John Coltrane
Live In Seattle (Impulse/Universal)
1966.
Coltrane dissout alors son quartette et s’entoure d’une nouvelle génération de musiciens impliqués dans l’aventure parallèle du free jazz… Ses nouveaux compagnons se nomment dorénavant Pharoah Sanders, sorte de double au ténor, à la raucité radicale ; Alice Coltrane, sa femme, au piano, et Rashied Ali à la batterie… Après quelques magnifiques albums de transition (Kulu Sé Mama, Om, Meditations), sa musique opère sa dernière mutation, et explore de nouveaux horizons, Coltrane menant son lyrisme exacerbé et curieusement apaisé vers des zones jamais explorées avant. Ses retrouvailles avec le célèbre Village Vanguard (Live at the Village Vanguard Again (1966)), les échos hallucinés de sa tournée au Japon (Live in Japan (1966)) ou ce sidérant concert donné à Seattle, offrent un parfait aperçu du degré d’intensité et de concentration que pouvait atteindre cette musique sur scène. C’est finalement à l’orée d’une nouvelle carrière proprement inouïe qu’un cancer du foie emporte le saxophoniste le 17 juillet 1967, à 41 ans.
En écoute : Cosmos
Avec l’aimable autorisation de Impulse
Miles Davis
Bitches Brew (Columbia/Sony)
1969.
Avec Bitches Brew, album phare, Miles Bascule dans un autre monde. Sa nouvelle formation est expérimentale, deux voire trois claviers (Corea, Zawinul, Hancock, Larry Young) entrelacent leurs motifs électriques et inventent une tapisserie sonore fluide et mouvante que lacèrent les interventions saturées de la guitare de McLaughlin et les projections elliptiques, épileptiques, violemment abstraites de la trompette… La section rythmique, depuis toujours essentielle, devient là prépondérante, formidable machine pulsative, organique, orgasmique, deux batteries (Jack DeJohnette, Lennie White) embrassant leurs polyrythmies hypnotiques, démultipliées par un foisonnement de percussions… Résultat : une musique âpre, inouïe, tendue, violente même dans la retenue, un nouvel art nègre, urbain, érotique, branché sur le monde, ses désirs, ses pulsions – un album-manifeste, matrice d’une beauté inédite qui trente ans après n’a rien perdu de son pouvoir de fascination…
En écoute : Spanish Key
Avec l’aimable autorisation de Columbia
Miles Davis
On The Corner (Columbia/Sony)
1972.
L’un des albums les plus mal aimés et sous-estimés de Miles pendant des années, On The Corner est en passe aujourd’hui de figurer parmi les oeuvres les plus essentielles du génie protéiforme du trompettiste. Une musique proprement monstrueuse, fruit des amours clandestines et illicites entre le groove sensuel de James Brown et Sly Stone, l’énergie électrique d’Hendrix, l’improvisation radicale du free jazz et les expérimentations théoriques de Stockhausen… Ces boucles rythmiques lancinantes, ces nappes sonores aux motifs imbriqués qui semblent flotter sur le rythme, ces ambiances étales comme pulsées de l’intérieur où viennent glisser des bribes de mélodies souvent minimales et fantomatiques – tout ce qu’aujourd’hui une certaine scène électronique tente de réaliser via les machines, Miles le créait in vivo voilà près de trente ans, en un album proprement visionnaire.
En écoute : Black Satin
Avec l’aimable autorisation de Columbia
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