Bien mâcher pour digérer : avec son gros plâtre qui tache, Wang Du invente la sculpture digestive d’images médiatiques. Un contre-pouvoir qui s’expose à Dijon dans Réalité jetable.
Pleines pages dans les quotidiens, murs d’affiches dans le métro : depuis quelques jours, la nouvelle campagne promotionnelle de Benetton occupe l’espace médiatique. Une déferlante d’images suceuses de sang, celui des hommes, tous condamnés à mort, dont les visages ainsi exhibés signent la nouvelle et toujours plus affligeante opération de communication d’Oliviero Toscani, gourou publicitaire de la marque italienne. Le mécanisme malsain par lequel on peut imaginer vendre des fringues en bombardant les consommateurs de portraits de death row (« couloir de la mort ») reste mystérieux, mais un hasard du calendrier a voulu qu’à peu près au même moment débute à Dijon l’exposition de Wang Du, artiste fort apprécié pour ses mises en scène postmédiatiques. Et Wang Du, c’est l’anti-Toscani. Autant l’Italien puise dans le vivier de la vie réelle pour en tirer sa tragicomédie publicitaire, autant le Chinois part du vocabulaire médiatique pour faire oeuvre d’art. Autant dire qu’il part de là où Toscani ne fait qu’aboutir. Plutôt une bonne chose.
C’est à Genève, l’année dernière, puis à Venise, que les sculptures médiatiques de Wang Du prirent toute leur ampleur. Un capharnaüm de silhouettes criardes et mal dégrossies, déclinant à l’envi des visages familiers de la presse internationale, un Yasser Arafat endormi, un PPDA furieux, un Eltsine rougeaud, tous figurés en gros plâtre qui tache. Relecture grotesque et paradoxale, à la fois dramatisée par sa représentation en dur et court-circuitée par l’ironie du dispositif. Un vrai travail de contre-journalisme, nimbé d’un sens inné du premier degré qui conduit Wang Du à reproduire en gris les photos en noir et blanc, et à couper net la silhouette de ses personnages, respectant ainsi le cadrage initial. « Les lecteurs de la presse jettent l’information après l’avoir consommée, alors qu’en réalité il faut prendre le temps de bien la mâcher pour la digérer. »
Ne pas se laisser piéger par les apparences : l’installation tout juste achevée à Dijon s’intitule Réalité jetable. Une bonne blague lorsqu’on sait que chacune des sculptures qui la composent pèse près de 400 kg. Deux mois de travail, avec le renfort d’une dizaine d’assistants, dont l’un venu spécialement de Chine, furent nécessaires. L’usage de papier mâché ou de carton aurait facilité la tâche de l’équipe, mais Wang Du resta intraitable : il fallait du plâtre, il fallait du poids, « parce qu’on traite de l’information : ce doit être lourd à faire, lourd à digérer ». Logique imparable que Wang Du décortique, goguenard, dans sa combinaison blanche Leroy-Merlin. Un détail qui vire au signe de reconnaissance le jour du vernissage puisque sa myriade d’assistants arborent la même tenue de travailleur de chantier. Du bon usage de l’uniforme, histoire de les faire ressembler encore davantage à un commando d’activistes. Politique de l’image. « Aujourd’hui, le message de la consommation passe mieux que le message politique. Ce qui m’intéresse, c’est, à partir de ce constat, de créer un espace de réflexion. Et de replacer le public face à l’oeuvre dans la même position que le lecteur face à son journal. » Soit : un peu écrasé par la violence et la densité du message qu’on lui assène.
Derrière cette attitude de contre-pouvoir médiatique se cache en réalité une anecdote autobiographique. Débarqué en France il y a dix ans, Wang Du parlait alors à peine français. Des journaux qu’il feuilletait ne lui parlaient que les images, parfois spectaculaires, souvent réductrices, voire trompeuses. Il faut dire qu’il développa vite une prédilection pour les photos racoleuses, dont la vulgarité efficace servait le mieux son propos. Car en moulant grandeur nature une actrice de porno blondasse telle que photographiée dans un hebdomadaire français pour illustrer un article sur le cyber-sexe, ou encore un téléphone portable géant inspiré d’une publicité, et même une amazone torse nu tout droit venue d’une enquête sur le cancer du sein, Wang Du ne fait finalement que répercuter à l’extrême la logique interne de ces images chocs : en faire des icônes de propagande. Prendre au premier degré leur immédiateté et la figer dans sa violence spectaculaire pour affirmer, une fois pour toutes, qu’elles ne sont pas anodines, qu’elles ne sont pas publiées par hasard et que, oui, elles résultent d’un choix éditorial, donc politique. Petit cours de lecture d’images, drôle, volontiers pédagogique et provocateur.
En regardant sa monumentale installation à Dijon, comment ne pas penser aux sculptures de la propagande soviétique, aux Staline géants, aux Lénine protecteurs que produisit l’URSS pendant des décennies ? Une analogie avec l’imagerie totalitaire qui rappelle qu’avant 1989, avant les manifestations de Tiananmen et avant la sanglante répression du régime de Pékin, Wang Du était une figure de l’art contemporain chinois. Un artiste qui fit scandale au milieu des années 80 en organisant une performance collective très éloignée des canons de l’art officiel : « Il y avait une vingtaine d’artistes, des hommes et des femmes entièrement peints en blanc, comme des objets. Et tout ce petit monde évoluait en groupe, selon une sorte de chorégraphie, en hurlant. J’avais bidouillé une bande-son terrible, très violente, que j’avais enregistrée clandestinement la nuit dans les studios de la radio nationale. A l’époque, ce fut la révolution en Chine. Ils n’avaient jamais vu ça. » Révolution artistique qui précéda de quelques années le soulèvement politique de Tiananmen. Une histoire que Wang Du rechigne à évoquer mais dans laquelle il fut impliqué au point de disparaître neuf mois dans les geôles chinoises. Avant de se réfugier en France.
Aujourd’hui installé à Paris, aux confins du xve arrondissement, Wang Du observe, non sans humour, sa cote exploser dans le monde de l’art. Après Genève et Venise l’année dernière, il s’apprête à partir pour New York. Et c’est sans frime, mais les pieds bien ancrés sur terre, qu’on le surprit à discuter, le soir du vernissage, avec une Allemande un peu perdue qui s’intéressait manifestement à son oeuvre et envisageait peut-être de lui proposer une expo. « Vous avez une galerie ? Combien vaut cette pièce ? », fit la naïve. La réponse ne tarda pas : « J’ai trois galeries à Genève, à New York et en Belgique. Cette installation a été estimée à 1,2 million de francs. » Regard ébahi de la jeune femme. Derrière la dégaine de baroudeur de Wang Du, sous la combi blanche, le bonnet noir et la longue queue de cheval, elle n’avait pas encore perçu le businessman.
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Voir aussi l’excellente interview et le portfolio de Wang Du dans la revue Bloc Notes, automne 99, 50 f, tél. 01.43.45.04.24.
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