« Le genre d’animalité suggestive qui devrait être confinée aux bouges et aux bordels » : ainsi décrivait-on en 56 cette musique, qui accepta fièrement le compliment. Quarante ans après, le rock’n’roll remue toujours autant ses hanches, ses cornes et ses fusées de poche. Et n’a jamais été aussi suggestif et sexy que chez Cristina Martinez et Jon Spencer, les Johnny et Sylvie de l’après-Apocalypse.
Studios de la chaîne américaine NBC, le 2 juin 56. Fagoté comme pour une parade nuptiale white trash (veste à carreaux, polo bicolore, chaussettes blanches et crotale dans le calcif), Elvis Presley fait exploser l’écran et frémir les hymens. Son passage au Milton Berle Show est aux ligues de vertu ce que Pearl Harbour fut à L’US Navy. Barouf monstre.
Dans une noire marée d’insultes, le rock’n’roll trouve sa meilleure définition : le New York Daily News fustige « le genre d’animalité suggestive qui devrait être confinée aux bouges et aux bordels ». Soit pile-poil les berceaux de ce rythme vénal et vénérien, glorieusement décérébré et définitivement dévergondé, qui depuis la nuit (agitée) des temps fleure bon la bauge et la bacchanale.
A l’instar de jazz, le terme rock’n’roll masque (ou souligne) l’acte sexuel. Avant Elvis, le rock’n’roll balbutiait, passager clandestin du western-swing, du boogie-woogie, du blues ou du hillbilly ; après Elvis, il mène le bal. Dans les studios Sun, à Memphis, Scotty Moore (guitare) et Bill Black (basse) mettent au chômage violons et saxophones ; dans sa forme virginale, le rock’n’roll est aussi décharné que déchaîné. Et mise tout sur le corps du chanteur.
A musique lubri- que, chorégraphie pas franchement inhibée. Débauche de métaphores tumescentes. « J’ai une fusée dans la poche », de Jimmy Lloyd, « Chérie, tu tiens vraiment le taureau par la corne », sur le Whole lotta shakin’ goin’ on de Jerry Lee Lewis. Les folles (Little Richard, autoproclamé Pêche de Géorgie) et les filles entrent à leur tour en ébullition pour le reporter Nick Toshes, Wanda Jackson chante « comme si elle pouvait faire frire des oeufs sur son mont de Vénus »…
Tant d’ardeurs hâtent la débandade. Cinq ans plus tard, regain d’appétance en Angleterre. En organisant la collision frontale de l’euphorie juvénile américaine et de la hargne adolescente britannique, les Rolling Stones et les Who, sorciers pâlichons, orchestrent le noir sabbat du sexe, de la rage et de l’humour grinçant.
En écho au séminal Summertime blues d’Eddie Cochran, guitares d’abordage, électricité urticante et phénoménal prurit de frustrations endiablent des singles très en colère. Règle d’or : c’est en traquant les formes négatives sur les pochettes de disques qu’on dégote désormais le plus intraitable rock’n’roll (I can’t get no) Satisfaction (Stones), Can’t explain (Who), No fun (Stooges, et plus tard Sex Pistols). Même les Beatles se mettent en pétard (avant d’en fumer et de se calmer) avec Can’t buy me love.
En Amérique, le rock’n’roll, infatigable fille publique, s’envoie en l’air avec la surenchère : plus de cuir et de vernis culturel (les Doors), plus de pythons et de potences (Alice Cooper), plus de décibels (Grand Funk Railroad) ou de slogans insurrectionnels (le MC5). Plus de soufre, de stupre et de sournoiserie aussi le Velvet Underground et les Stooges se disputent pour l’éternité la palme de la subversion.
De 69 à 72, le rock’n’roll plastronne en 33t au sommet des hit-parades. En une paire d’albums vicieux et visionnaires (Get yer ya-ya’s out, Sticky fingers), les Rolling Stones remboursent au centuple les bienfaits dont l’Amérique les a comblés. Triomphe trompeur. Encombré d’une smala de faux frères obèses accoudés au tiroir-caisse, le rock’n’roll se laisse plumer par le jazz-rock, le country-rock, le hard-rock et le rock progressif.
Des années 70, on retiendra l’autocombustion tragique des truculents New York Dolls, princes de Manhattan mais risée du Midwest, et la comète glam-rock, exquis royaume du second degré déconneur (Marc Bolan mitonnant le cunnilingus à la sauce Chuck Berry sur Jeepster « ma poule, je vais te sucer » ; David Bowie à genoux devant la fière guitare de Mick Ronson, écho explicite du Cocksucker blues des Stones). Fastueux mais brefs ébats du glamour et de l’outrage ; comme l’extase (Sex beat, du Gun Club ; Sex, du trop rare Jack Lee), le rock’n’roll vient désormais en giclées clandestines (Love comes in spurts, de Richard Hell).
Puis, vingt ans durant, rock’n’roll se dira Cramps. Poètes du popotin et mystiques de la décharge, publique autant que (très) privée, Lux Interior et Ivy Rorschach sont au rock’n’roll ce que les hommes-livres de Farenheit 451 (qui, pour les sauvegarder, devenaient littéralement des romans) sont à la littérature. Des alchimistes luxurieux (Smell of female, d’une sauvagerie concupiscente jamais égalée) et des archéologues généreux, qui nous firent découvrir des trésors dégoulinants d’érotisme crapuleux, d’humour taré et de swing bestial (la série des compilations Born bad).
Leurs meilleurs amis : des souteneurs (Andre Williams, le pédophile médiocrement repentant de Jail bait) et des surineurs (la guitare charcuteuse de Link Wray) ; des anachorètes (Hasil Adkins, qui « boit de l’eau boueuse et dort dans un tronc d’arbre creux » Madison blues) et des prophètes de Priape (Charlie Feathers, premier toqué du hoquet rockabilly). Héritage juteux.
Se riant des sempiternels avis de décès, le rock’n’roll batifole alors à nouveau comme un bambin délinquant découvrant son premier cran d’arrêt dans la poche de sa barboteuse en cuir rose. Au fond des ravines ombreuses de Virginie-Occidentale, dans les roadhouses texans et les marais de Louisiane, la fièvre couve. Puis atomise le thermomètre à New York. Du napalm plein les tripes et le larynx enduit de miel, le rock’n’roll du Jon Spencer Blues Explosion et de Boss Hog ajoute un chapitre jouissif en diable à notre vie rêvée des hanches.
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