Ce samedi, Iggy Pop se transforme en Monsieur Loyal pour une grande parade télévisuelle à laquelle il a convié Vanessa Paradis, Chrissie Hynde et Johnny Depp. Un Iggy Pop crooner mais pas croulant, à l’image de son récent album Avenue B, le plus personnel de ses disques. Rencontre au coeur des Etats-Unis pour refaire l’itinéraire intime d’un Américain jamais moyen.
Relégué au fin fond du Sud abyssal, l’Alabama trimbale une pestilentielle réputation de cloaque raciste. On y part la caboche truffée d’idées carrées : dans la galerie des monstres fignolée de génération en génération par le rock et le cinéma, l’habitant du Sud des Etats-Unis, le redneck au ciboulot couperosé, occupe une place aussi éminente qu’immonde. On ne résistera d’ailleurs pas au plaisir facile de peaufiner le stéréotype en citant une devinette scandaleusement sucrée par les gugusses chargés de sous-titrer Another day in paradise, le film de Larry Clark : « Comment fait-on pour circoncire un redneck ? Il n’y a qu’à donner un bon coup de pied sous le menton de sa soeur« …
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On atterrit ainsi à Birmingham, Alabama, en appréhendant d’échouer chez Larry Clark et, comme de juste, on se retrouve en plein Truman show : le nouveau Sudiste suit à la lettre les conseils dispensés par les présentateurs météo (se vêtir de blanc amidonné pour mieux supporter la chaleur) et a le « How’re you doing » rivé au coin des lèvres (souriantes).
Le nouveau Sudiste est fier de sa ville prospère et apaisée on apprend dans le Birmingham News que la police s’apprête enfin à coffrer un retraité du Ku Klux Klan qui fit sauter en 1963 une machine infernale à la sortie d’une église baptiste ; bilan : quatre petites Noires brûlées vives. Le nouveau Sudiste est également fier de son festival, le Birmingham City Stages, « le plus grand festival musical du Sud« .
Au rayon distractions culturelles : exposition de fougères, chasse aux scarabées, concours de trains électriques… Palme d’or du sujet d’orgueil pour une population férue de records : la deuxième plus grande statue des Etats-Unis représente le dieu du feu et des forges la sidérurgie fit jadis vivre la cité. Les fesses (galbées) à l’air, Vulcain domine le centre-ville et semble tendre fraternellement la pogne à une autre divinité du metal cul nul : Iggy Pop, vedette insolite d’un festival familial aussi rigoureusement organisé qu’une manifestation populaire nord-coréenne.
Trois jours durant, le quartier (flambant neuf) des affaires s’abandonne à une étrange espèce (le flâneur pédestre, inconnu ici en temps normal), gourmande de sauces musclées et de musiques épicées : en une soirée, on peut se gaver de gospel, croquer de la country et bâfrer du blues à s’en faire péter la sous-ventrière. Dans une quiétude déconcertante. La foule placide fait un gros succès à une sorte de carquois permettant de porter son pliant en bandoulière, ce qui garantit des conditions d’avachissement optimum devant les dix scènes (archisponsorisées) où les artistes (archiponctuels) viennent flatter des nostalgies tenaces.
La veille, on a eu droit à une répétition d’un Iggy grossiste en farces obscènes et attrapes outrageuses. Quinze chansons, dont chaque intro déclenche chez moi un début de convulsions pavloviennes. Sous les guitares massues d’un groupe Cro-Magnon, les rengaines sismiques des Stooges résistent sans ciller, avant que la voix d’Iggy n’atomise le scepticisme, cette arthrose du coeur.
Une voix sidérante (et sidérale) qui, sur The Passenger, monte en chandelle narguer spoutniks rouillés et satellites espions. Sur Lust for life, Iggy illustre l’impayable texte (« L’amour, c’est comme d’hypnotiser des poulets« ) en battant des ailes tel un gallinacé gravement exalté ; pour Search & destroy, son numéro de panthère urbaine est digne de Cat people (versions Tourneur et Schrader, tant Iggy alterne suggestion et violence explicite).
Puis Iggy descend dans la salle déserte. Vu de dos, ce chevelu filiforme adossé à un pilier, bière vissée aux lèvres et oeil rivé sur un trio moulinant implacablement du boogie métallique, incarne à la perfection une certaine idée du rock prolétaire et préhistorique sentimental, on se surprend à espérer que sa guerre du feu ne s’arrête jamais.
En coulisses, le ballet des groupies commence. Un chassé-croisé de prédatrices très occupées à se toiser et à mettre en valeur tatouages, cambrures et échancrures chavirantes. Les yeux masculins se font érectiles. Soudain, le Pop piétine les planches et la morale publique, moulé dans un jean de vinyle carmin soulignant une artillerie intime à ressusciter Mae West et sa faconde olé olé. Un impressionnant exercice de rage anarchique, rigoureusement chorégraphié.
Iggy, le ton posé, un quart d’heure après l’ultime rappel : « Ne vous y trompez pas, le spectacle est beaucoup moins déjanté qu’il n’y paraît. Sur scène, je fais mon boulot, comme n’importe quel musicien. Et parfois je découvre un petit truc inédit. Là, ça redevient vraiment excitant.«
Derrière les amplis, le marché aux odalisques bat son plein. Préposé à la fonction d’entremetteur, le fils d’Iggy, Eric, jette son dévolu sur une blonde en ébullition qui, à force de se trémousser, a réussi à faire craquer la bretelle de sa robe vaporeuse, rendant leur liberté à ses remuants appas d’albâtre : « Iggy aimerait beaucoup te rencontrer après le spectacle. » Gloussements d’extase, trépignements d’impatience.
L’heureuse élue, Charlotte, bosse dans l’immobilier, trouve l’accent français sexy mais s’imagine déjà au septième ciel : « Iggy est tellement excitant. Sur scène, on dirait un petit enfant sauvage. Je me demande comment il est au pieu. » En quittant Charlotte, amoureusement lovée dans les bras de son Tarzan préféré, on se dit que la vie, bonne fille, imite parfois les disques : c’est sur un « Je couche avec une fille différente toutes les nuits » que se conclut le dernier album d’Iggy, Avenue B.
Entre cet Iggy sublimement crâneur et celui subtilement crooner que présente samedi soir le show de télévision Nightclubbing in Paris, un monde semble s’être écoulé, écroulé. On ne reconnaît même plus le studio de Nulle part ailleurs, transformé en cabaret par le réalisateur Don Kent. Les blondes aux poitrines vastes, les bikers et les rednecks ont été remplacés par des invités sélectionnés non plus par le fiston, mais par Iggy Pop lui-même : Chrissie Hynde, Vanessa Paradis ou Johnny Depp.
Pour ce Nightclubbing in Paris, l’inaltérable a été préféré au heavy-metal. On y entend des chansons d’Avenue B, bien sûr, subtilement adaptées pour tenir compagnie à des classiques autrefois immortalisés par Sinatra, Billie Holiday, Nina Simone ou Trenet. Comme sur son dernier album, Iggy cocufie allégrement son image publique, s’épanche sans chichi, troque les armes du gladiateur impulsif contre celles du parolier impudique.
Armé d’une antique guitare sèche, Iggy fait un narrateur captivant devant la cruauté de textes crûment autobiographiques, on songe à Jean Eustache enregistrant ses scènes de ménage avant d’en tirer La Maman et la Putain, chef-d’oeuvre meurtrier. D’où l’envie de le faire parler de lui à la première
personne. Du très singulier.
« Ma grande chance, ça a été de prendre le maquis alors que j’étais très jeune. A 18 ans, j’ai dit adieu au mode de vie américain. J’ai rompu avec la réalité et suis parti dans une direction individuelle. Je ne pouvais plus supporter la culture dominante. Quand j’allais au lycée, le sujet de conversation obligatoire était le programme de télévision qu’on avait vu la veille. Ça ne me passionnait pas outre mesure. En plus, le gouvernement m’aurait volontiers envoyé au Vietnam. Je me suis dit « Merde, j’irais pas. » J’ai convaincu les autorités que m’incorporer dans l’armée n’était pas franchement une bonne idée et je suis devenu musicien professionnel. J’ai tout largué et j’ai foutu le camp, avant même d’avoir fumé de l’herbe. Sans doute pour suivre la voie tracée par mes héros. Dylan, les Stones, un peu les Beatles.
Quel genre de garçon étais-tu ?
Un gentil garçon, qui avait grandi dans une famille respectable, pas très riche mais unie, et qui rêvait de devenir un petit voyou… J’ai toujours éprouvé un attachement profond pour les gens rebelles et vulgaires, pour les paumés issus de la classe ouvrière, dont les débordements hauts en couleur prennent une dimension universelle, quasiment mythique. J’aimais les filles avec des seins en forme d’obus, qui avaient des coiffures en forme de choucroute et qui cachaient des lames de rasoir dans leurs cheveux. J’adorais la musique coriace, je m’y suis donc consacré et j’ai cessé de me soucier de savoir qui était le Président, quelle guerre nous livrions et qui étaient censés être les bons ou les méchants.
Comment la musique est-elle devenue ton obsession ?
Quand j’étais gosse, j’avais un album de Dylan et un des Stones. Je les écoutais sans arrêt. Et sur l’album des Stones, toutes les chansons étaient signées de noms mystérieux. Je n’avais jamais entendu parler de Muddy Waters ni de Buddy Holly ni de Bo Diddley. Puis je me suis plongé dans cette musique et j’ai perdu la boule. J’ai carrément perdu la boule. Quand je me suis mis à écouter Chuck Berry, j’ai pris une gigantesque claque. C’est pour ça que je joue systématiquement Johnny B. Goode en rappel. C’est le type même de chanson que les petits poseurs ne peuvent pas supporter. Ce n’est pas du rock alternatif, ce n’est pas moderne, mais elle me transporte de bonheur. En tant que parolier, Chuck Berry m’a fourni des clés. Il a un sens miraculeux de la construction. C’est aussi un maître du détail, il est capable de vous décrire l’état d’une route, le type de voiture qui y roule, à quoi ressemblent les gens qui sont dedans.
Pour les gens de ta génération, le songwriter par excellence était Bob Dylan.
J’adorais sa voix mais comme parolier, il m’a surtout montré ce qu’il ne fallait pas faire. Je crois que les imitateurs de Dylan ont écrit plus de paroles débiles que n’importe qui d’autre. Van Morrison m’a davantage influencé, surtout à l’époque de Them. J’ai aussi été influencé par tout ce que Lou Reed a écrit. Quand je cherchais ma voie avec mon premier groupe, j’ai entendu le premier album du Velvet Underground lors d’une fête à l’université : je l’ai détesté. Je n’avais jamais entendu un son aussi minable ! Ensuite, j’ai pris de l’acide et je l’ai entendu à nouveau. Là je me suis dit « Putain, c’est carrément génial. » Je me suis mis à écouter tout ce qu’il faisait et me suis aperçu qu’il recyclait des tas de chansons country. Quand j’ai formé les Stooges, j’écoutais en permanence le Velvet et les Doors, les Doors et le Velvet. Rien d’autre. L’idée de base, pour moi, c’était de chanter comme un croisement entre un hillbilly puant le cambouis et un vieux Noir. D’une certaine façon, j’y suis parvenu ; pour la frange la plus jeune de mon public, je représente un peu ce que Bo Diddley pouvait représenter pour moi quand j’avais 20 ans. J’essayais d’avoir la voix la plus rurale et rustique possible. Mais pendant l’enregistrement du premier disque des Stooges, je fumais tellement de marijuana que je m’endormais presque constamment, j’étais sujet à des crises de narcolepsie. Ça s’entend, le chant est très pa-res-seux (rires)… C’est un cliché à mon sujet : on croit que parce que la musique est énergique, je dois être en permanence en train de hurler et de trépigner.
Tu t’es lassé du rock ?
Je crois qu’aujourd’hui les seuls artistes qui fassent quelque chose de vraiment intéressant sont les musiciens de rap. Chez eux, la personnalité du chanteur ressort vraiment. J’aime aussi le jazz. J’écoute plus volontiers Sonny Rollins, Miles Davis ou John Coltrane que du rock contemporain. Quand j’en écoute, c’est comme si je faisais mes devoirs. Je me dis « OK, c’est l’heure d’aller chez Tower Records pour acheter toutes ces merdes contemporaines et voir ce qui se fait. » Alors j’y vais, j’achète des disques. Mais c’est de la merde, ça craint vraiment. Souvent, c’est fait par des gens intelligents, des gens très malins. C’est très cérébral, mais ça n’a pas de couilles. Petit à petit, je me suis aperçu que ça m’excitait moins. Le moment où ça a vraiment commencé à me donner envie de gerber, ça a été pendant la new-wave. Pas la nouvelle vague new-yorkaise, pas Patti Smith ou Television : ça, c’était super. Mais c’est ensuite que ça s’est gâté. Je n’ai jamais aimé les groupes comme Police ou Flock Of Seagulls. On en est arrivés à un point où les radios rock ne passaient plus que des trucs à base de synthétiseurs branchés sur des boîtes à rythmes, avec une voix pop par-dessus vraiment écoeurant. La dernière explosion créatrice a été Nirvana. Depuis, je n’ai rien entendu de marquant. Les seuls types vaguement intéressants font soit de l’agit-prop, comme Rage Against The Machine, soit une sorte de rap blanc, comme Limp Bizkit ou Korn. Mais la meilleure musique américaine contemporaine, on la trouve sur le label Fat Possum : elle est faite par de vieux Nègres comme Junior Kimbrough, que j’avais emmené en tournée avant sa mort, ou RL Burnside. Putain, ces mecs sont phénoménaux !
Sur ton dernier album, Avenue B, ton amour du langage est plus évident que sur aucun autre de tes disques.
La chose la plus précieuse que la maturité m’ait offert, c’est l’espagnol, qui m’a permis de découvrir un univers tout entier. Je me verrais bien passer ma vieillesse à étudier les langues. Même en anglais, je suis très conscient de ma syntaxe et de mes tournures. Certaines paroles ont été très difficiles à écrire, j’abordais des sujets vraiment dangereux. Mais tout ce qui n’est pas autobiographique ne vaut pas un clou. Je ne peux pas me respecter si je ne chante pas quelque chose qui sorte directement de mon coeur, de mes tripes ou de ma bite. Je veux que ce que je chante parle directement à l’auditeur. Là, j’ai essayé de décrire ma vie sans fard : aujourd’hui, je porte des lunettes, j’ai mes petites pantoufles, je me fatigue et je deviens irritable. Je n’ai pas envie de cacher cet aspect de ma vie. En même temps, j’ai commencé à m’améliorer à la guitare sèche, à enregistrer des petites bandes et je me suis dit « Putain, cette chanson n’est pas mal du tout. » Alors j’ai décidé de faire un disque un peu différent. Ça n’est pas la peine de jouer en poussant les amplis à fond tout le temps. Prenez le cas de Frank Sinatra. Il ne vous balance pas sa voix à la gueule. Il ne hurle pas, il vous parle. Il a une technique vocale formidable, mais on n’a pas l’impression qu’il chante : on se dit qu’il nous fait des confidences. On le croit et c’est une contribution formidable à la vie de n’importe qui écouter Sinatra peut améliorer votre vie.
Tu chantes « L’écriture me bouffe l’âme. » As-tu eu l’impression de te mettre en danger en écrivant les textes d’Avenue B ?
Bien sûr. Ecrire est un acte solitaire qui peut devenir un piège. Il faut se battre pour préserver sa solitude, se débarrasser des gens qui se rapprochent de trop près. J’utilise les gens quand ils me sont utiles et ensuite, je les balance. D’une certaine façon, les gens qui écrivent sont des vampires. Quand j’ai écrit ces chansons, ça n’allait pas très fort. Ma vie privée était en plein chaos. Et je me souviens que parfois j’étais quasiment sur le point d’étrangler ma petite amie, j’avais les mains qui lui serraient le cou et j’entendais comme une petite voix qui me disait « Super, ça te fera de quoi écrire une chanson, mon salaud » (rires)… Pour écrire, il faut être un peu schizophrène et accepter de sacrifier les rapports de couple harmonieux. Je suis peut-être un salaud mais au moins, je suis honnête et nettement plus doué pour l’autocritique que la grande majorité de mes contemporains, qui dans l’ensemble sont un gros tas puant de menteurs éhontés. Je ne me vois pas fourguer les portraits romantiques frelatés dont tant de chanteurs inondent le marché. Dans le rock, quand on compare l’image d’eux-mêmes que vendent les gens à ce qu’il y a vraiment derrière, il y a de quoi être écoeuré. Il n’y a rien de plus aseptisé que l’amour tel qu’il est commercialisé dans la musique pop.
Dans tes textes les plus sombres, tu mets des touches d’humour.
Sans humour, j’aurais craqué depuis longtemps. On fait généralement de bons disques quand on a le moral à zéro, les gens heureux et admirables font rarement des oeuvres mémorables. L’humour est une soupape de sécurité, dans mes chansons comme dans la vie. J’ai besoin d’avoir autour de moi des gens qui me font rire. C’est un critère important pour faire partie de mon groupe. Je pourrais recourir aux meilleurs musiciens du monde, les types les mieux sapés, mais ça ne collerait pas.
Avenue B semble être un concept album où les femmes, et tes rapports avec elles, jouent un rôle central.
D’une certaine façon, les portraits de femmes me servent de miroirs. Au fur et à mesure que je vieillis, les femmes ont pris une importance croissante dans ma vie. C’est pour ça que j’ai commencé l’album en mentionnant que j’avais atteint la cinquantaine. Physiquement, j’ai pris conscience du fait que ma vie aurait une fin et je pense très sérieusement à la meilleure façon d’occuper le temps qui me reste à vivre. De ce point de vue, les femmes sont très importantes. J’ai traversé plusieurs phases dans ma vie. Pendant la première, j’étais très jeune et je n’arrivais pas à trouver quelqu’un pour baiser. C’était la galère. Ensuite, il y a eu la phase jeune rock-star : « Hey, je suis dans un groupe et je peux baiser qui je veux » (rires)… Et puis, très rapidement, l’ambition et le fait d’être dans un groupe sont devenus plus importants que n’importe quelle fille en particulier. Ensuite, j’ai eu la trentaine. A ce stade, on baisse la tête et on pédale, on travaille comme un malade, on arrête de rire, on arrête d’aimer, on arrête de pleurer. On bosse et on met de l’argent de côté. Et finalement, j’en ai eu ma claque et je me retrouve dans une situation périlleuse, en train de divorcer. Moi, j’ai envie de m’éclater, mais je n’ai pas envie de faire comme tous ces mecs en chemise rayée et casquette de yachtman, qui essaient de draguer des serveuses dans les bars topless. J’essaie de trouver un équilibre, des choses pour lesquelles vivre. Comme tous les gens de mon âge, j’ai laissé des plumes dans mes rapports amoureux, je me suis fait avoir et ce que je dis dans l’album, c’est qu’il n’est pas question que ça continue. C’est trop dangereux de tomber amoureux et de s’abandonner. Alors on se dit « OK, d’un point de vue pragmatique, je sais qu’il faut dorénavant que ce soit toujours moi qui domine l’autre. » C’est horrible mais ça marche. Il y a deux types en moi. L’un d’eux est capable de passer des heures à s’autoflageller, à se reprocher de blesser les gens, mais l’autre lui dit « Arrête de jouer les chochottes, tu es trop sensible. »
C’est à ce deuxième personnage que tu fais allusion quand tu te décris comme « un Américain du Midwest, capable de pisser sur une tombe tout en accueillant des invités » ?
C’est ça. Je vais vous jouer le rôle de l’Américain du Midwest. « Hey, je pige rien à toutes ces sornettes françaises. On a une bagnole à fabriquer et on va faire le nécessaire pour qu’elle soit finie d’ici vendredi. Et j’en ai rien à foutre si vous en perdez le sommeil, j’en ai rien à foutre si vous attrapez un ulcère, j’en ai rien à foutre si vous vous retrouvez au chômage. La seule chose qui compte, c’est que cette putain de voiture soit finie d’ici vendredi. » C’est ça la réalité capitaliste et c’est dans cet environnement moral que j’ai grandi. Detroit n’est pas une vraie ville, c’est juste un énorme rassemblement de gens obsédés par l’idée qu’ils doivent absolument produire une masse de merdes et les produire à temps. C’est ce que j’en ai retenu. Si quelque chose perturbe mon travail, je l’élimine. C’est une décision consciente, une décision terrible.
Dans la chanson Felt the luxury, une fille se retrouve ainsi à l’hôpital et va peut-être mourir. Fait-elle partie des personnes que tu as « éliminées »?
Disons qu’à l’heure actuelle, personne ne se trouve à l’hôpital. Il y a dans cette chanson des éléments biographiques qui ont été modifiés, pour protéger les personnes concernées. Il y a un point au-delà duquel je répugne à aller. Au début des années 70, à l’époque où j’ai enregistré Kill city à Los Angeles, un psychiatre m’a aidé. J’étais complètement bousillé par la drogue et, au service des urgences d’un hôpital, je suis tombé sur un médecin sympa qui venait de finir ses études. Nous nous voyions une fois par semaine et il me posait les deux grandes questions psychiatriques. La première était « Alors, tu en es où ? », prononcé avec une certaine intonation. Je lui répondais volontiers, je lui parlais de ce qui me passait par la tête. Ensuite il me disait « Alors, si tu me parlais de ton père ? » Je lui répondais toujours « Ecoute, je ne suis pas là pour parler de mon père. Ce qui m’intéresse, c’est de me libérer de la drogue. J’ai pas envie de me faire psychanalyser. »
A plusieurs reprises, tu mentionnes les livres dans tes chansons. Les livres et les pantoufles.
Pour moi, les livres sont devenus comme un ours en peluche. Parfois, je n’ai même pas besoin de les lire. Il suffit que je les contemple. A d’autres moments, je me plonge dedans pendant une petite heure : je m’offre un petit séjour chez le marquis de Sade ou chez Victor Hugo.
Ton père enseignait la littérature ; est-ce lui qui t’a donné le goût de la lecture ?
Il n’y avait pas de livres à la maison. Mon père disait « J’ai passé quatre ans à étudier pour avoir ma licence, ensuite je me suis spécialisé pendant trois autres années, je connais toute la littérature anglaise et la moitié de la littérature mondiale et je ne veux plus jamais être obligé de lire un de ces satanés bouquins ! » Très américain, non ? Et il a tenu parole, je ne l’ai jamais vu ouvrir un livre ! Pourtant, parfois, quand nous discutons et que je formule une opinion, il me sort un « Oh oui, comme dirait Shakespeare… » et il se lance dans une analyse vraiment fouillée, il me cite Eschyle, le tragédien grec, et je me dis « Putain, ce mec connaît vraiment son affaire. » Moi, j’ai été marqué par les livres de la beat generation et en particulier ceux de Burroughs. A l’époque où j’écrivais Raw power, je passais des heures à lire La Machine molle, Le Festin nu et surtout Junkie. J’en tirais directement des chansons. Aujourd’hui, je fais comme tout le monde, je lis Will Self et j’envisage de lire cet écrivain français dépressif qui fait des vagues, Michel Houellebecq. Encore de nombreuses soirées à passer pantoufles aux pieds (rires)…
As-tu besoin de ces soirées solitaires, loin du cirque rock’n’roll ?
J’en ai toujours eu besoin. Je me souviens d’un incident qui a bien fait rire David Bowie, à l’époque où j’étais en tournée avec lui. Un soir, une fille m’a trouvé à son goût et a insisté pour venir dans ma chambre. Je l’ai supportée vingt minutes, puis je lui ai dit « OK, c’est fini, je veux rester seul. » Elle m’a répondu « Pas question, je reste. » C’était une fille baraquée, plus costaude que moi. J’ai filé dans la chambre de Bowie, où je me suis mis à pleurnicher : « Il y a une fille dans ma chambre et je n’arrive pas à me débarrasser d’elle. Je vais appeler la police. » Bowie était plié en deux. Iggy Pop, la grande terreur du rock, prenant la fuite devant une groupie tenace (rires)… En fait, j’ai besoin de solitude. J’en ai besoin pour écrire, mais ça me pousse à m’isoler. Il viendra un moment où je devrai y aller mollo en matière de créativité. C’est le prix à payer si je veux à nouveau avoir une femme, et des enfants.
Quels souvenirs gardes-tu de ta collaboration avec David Bowie ?
D’abord, c’est un musicien extrêmement excitant. J’insiste sur le mot « musicien ». Il a une vibration musicale très sombre, très tordue et très mystérieuse. C’était extrêmement utile pour écrire des chansons. L’autre chose qu’il m’a enseignée, c’est de me prendre en charge et de me protéger face à l’industrie du rock. De temps en temps, je me demande encore « Quelle est la bonne démarche à adopter, comment devrais-je me comporter ? » J’ai pris conscience de ces problèmes en observant Bowie et son entourage. Ça m’empêche d’être aussi idiot que je le serais spontanément. J’ai toujours fait des idioties et j’en fais encore tous les jours, je suppose que c’est inné chez moi. Quand je prends le temps de réfléchir, je suis beaucoup plus intelligent que je ne l’ai été dans l’action.
Le thème de la soirée Nightclubbing in Paris fait référence à l’une de tes chansons, Nightclubbing, régulièrement utilisée par le cinéma.
Je me dis parfois que les gens qui apprécient le plus mes chansons sont les cinéastes. Mes chansons racontent des histoires et ça, ça leur plaît. Pour le film d’Altman, Short cuts, j’ai commencé par assister à une projection et ensuite, après y avoir réfléchi, j’ai écrit les paroles d’Evil California pratiquement d’une traite. Le point de vue du film sur la Californie rejoignait le mien. Quand je suis en Californie, je suis incapable de dormir plus de trois heures. C’est un endroit qui vibre d’une énergie serpentine, on dirait que des serpents sont en train de se reproduire. C’est là, bien plus qu’à New York, que l’énergie mauvaise de l’Amérique se concentre. L’Américain moyen aspire à y finir ses jours, dans une villa sur une colline, avec une grande piscine et des partenaires sexuels des deux sexes, sans oublier d’abondantes provisions de drogues et des films de location (rires)… Mais nous nous entendons bien, la Californie et moi. Si vous voulez être dans le show-business, comme moi, vous devez soit sucer des bites, soit coucher avec des serpents. Moi, je préfère baiser des serpents plutôt que de sucer des bites. Alors, quand l’envie de baiser des serpents me prend, je vais faire un tour en Californie.
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