Entre les contradictions ministérielles et la précarité qui font le quotidien de leur compagnie, les chorégraphes Héla Fattoumi et Eric Lamoureux signent Vita nova avec les étudiants de l’école du cirque. Un magnifique spectacle, rigoureux et poétique.
Les treize étudiants de la onzième promotion du Centre national des arts du cirque (CNAC) ont souhaité créer leur spectacle de sortie d’école avec les chorégraphes Héla Fattoumi et Eric Lamoureux. Cela se sent. La danse, ici, ne fait pas intrusion mais irruption poétique. Elle s’insinue sur les agrès, insuffle des tempos inédits et se coule dans l’univers du cirque, sans vouloir l’embellir, mais l’entraîner ailleurs vers le vertige d’une fiction intime, la cocasserie d’une rupture de ton ou la splendeur d’un mouvement ralenti.
Sur un rythme techno qui désagrège la ronde et prend d’assaut le cercle de la piste, la transe se mue en suspension, élastique et déclinable à l’infini. Cette figure récurrente du cirque, avec son corollaire, la chute, et son combustible, le défi aux lois de l’équilibre, se dessine sur le fil et le trapèze, le trampoline et la voltige, le mât chinois et le jonglage. On en suit le parcours lorsque ce geste suspendu et toujours reconduit se glisse dans le lent déroulé du tissu aérien du Brésilien André Mandarino, pendule humain, immobile et fluide. Héla Fattoumi et Eric Lamoureux ont radicalement travaillé sur le temps : pas de succession de numéros mais des échos, des renversements d’images, des mélanges de genres et des compositions picturales et sonores où le mouvement irradie et se propage, s’envole littéralement.
Elargissement mutuel : les trois dimensions spatiales du cirque démultiplient les angles de vue sur les propositions chorégraphiques. Objets-outils, objets-jouets, les agrès transformés en sculptures de bois par le scénographe Raymond Sarti (qui vient également de signer la magnifique scénographie de l’exposition Le Jardin planétaire) marquent les points de rencontre d’une discipline à l’autre et les fertilisent. Une expérience fondatrice pour les jeunes artistes du CNAC, ayant désormais en tête celles de leurs aînés avec Josef Nadj et le célèbre Cri du caméléon, François Verret, Guy Alloucherie et Jacques Rebotier. Les deux dernières années d’études sont consacrées à la spécialisation sur un agrès de leur choix. Ils peuvent aussi créer le leur, aux dimensions de leur rêve, et en mesurer les potentialités à l’occasion de la création du spectacle de sortie d’école. Débroussailler quelques pistes, au moins, se frotter à la fatigue, à la recherche et à la création, à un public, enfin, juste avant de sauter le pas et d’exercer son art.
L’expérience est unique et mériterait de multiples déclinaisons. Elle est parfaitement réussie avec Vita nova, et on aurait aimé approfondir le débat sur les enjeux esthétiques que soulève ce type de projet, mais il nous faut malheureusement évoquer là l’invraisemblable situation actuelle de la compagnie Fattoumi-Lamoureux, emblématique d’une politique qui n’a pas peur des contradictions. Professionnels depuis dix ans, couverts de récompenses, on les aura beaucoup sollicités avant de les lâcher au profit d’autres « nouveautés ». Héla Fattoumi et Eric Lamoureux tiennent pourtant une place de choix dans la création chorégraphique contemporaine et se distinguent de tant de productions chloroformées où le savoir-faire passe pour de la création.
La danse contemporaine n’est pas un vain mot : qui veut s’y aventurer doit savoir qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de vocabulaire ou de technique, mais d’approche une approche essentiellement contextualisée, comme peut le rappeler Laurence Louppe dans son livre Poétique de la danse. Un art en résistance : telle se définit la danse contemporaine depuis son émergence. Et ce n’est pas fini.
A l’heure, ô combien délicate, de la décentralisation et de la déconcentration, la politique culturelle connaît quelques ratés dont les premiers à faire les frais sont évidemment les moins récupérables, les plus indépendants ou, tout simplement, ceux qui entretiennent une distance raisonnable avec les « majors » de l’institution. On parle beaucoup de la crise du théâtre public. Que dire alors de celle de la danse contemporaine, territoire cantonné à une vingtaine de Centres chorégraphiques nationaux (CCN) qui ne se distinguent pas par le renouvellement de leurs troupes ? Désormais, les compagnies indépendantes sont priées de se tourner vers les directions régionales des Affaires culturelles pour mettre sur pied des projets de résidence ou de création. Nouveaux interlocuteurs, nouvelles surprises. Tous ne connaissent pas la danse, ou ne l’apprécient pas, ou bien ont d’autres vues pour plonger leur région dans ce grand bain culturel censé la dynamiser économiquement.
Exemple : le Nord-Pas-de-Calais possède un CCN dirigé par Maryse Delente, chorégraphe néoclassique. C’est tout. Héla Fattoumi et Eric Lamoureux entretiennent des liens avec la région depuis 1991. Après L’Hippodrome de Douai, ils réfléchissent à un projet de résidence dans une autre scène nationale, au Phénix de Valenciennes, où ils travaillent deux années, considérées par le directeur Thierry Dupond comme la préfiguration d’une résidence à venir de trois ans : 2000-2003. Las, la direction du Phénix change : Lew Bogdan prend ses fonctions en septembre 99 et décrète ne pas se sentir engagé sur le plan artistique, ni concerné par les accords pris par la précédente équipe. Envolées la résidence et la coproduction de la prochaine création de la compagnie. Après la création de Vita nova à Châlons-en-Champagne, Héla Fattoumi et Eric Lamoureux désespèrent toujours d’obtenir un rendez-vous au ministère. Laconiques : « On se bat comme des damnés dans une région désertée où il y a tout à faire en danse contemporaine… et le ministère ne répond pas. » Légers, ils trouvent encore l’énergie d’un autre projet, rêvé avec Dominique Riquet, adjoint à la culture de Valenciennes : s’installer dans un cinéma, Le Colisée, aujourd’hui en friche. Dommage, le ministère ne suit pas. De quoi tomber à la renverse à la lecture de l’entretien accordé par Catherine Trautmann à La Lettre du spectacle du 7 janvier dernier : « Une relance et une rénovation de la politique des résidences sont à l’étude, bénéficiant à des équipes artistiques, auprès notamment des scènes nationales et des scènes conventionnées. Enfin, je suis attentive à divers projets émanant de collectifs d’artistes qui seraient susceptibles de développer des dispositifs originaux dans des lieux nouveaux, type friches. » Keep smiling. Et allez voir Vita nova, il y a quelques dizaines de représentations, après on ne sait pas…
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