Nouvelle venue dans le paysage musical français, Samia Farah a le charme décisif des belles désabusées : libre de ton, inventive dans le style. Dans la foulée d’un premier album désinhibé, elle ouvre le bal de l’an 2000 à Paris.
Elle n’attend rien. Le bus peut-être. Les lumières du spectacle la laissent froide. Elle regarde ce petit monde qui s’enivre de son propre scintillement éphémère avec une distance sans mépris, semblant nous dire « Je ne suis pas d’ici. »
Sa formule favorite : « être à la hauteur ». « Mon père va me lire, il faut que je sois à la hauteur. » Elle n’ose pas écrire sur l’amour « parce que mes mots ne sont pas à la hauteur ».
Son premier album est sorti voici quelques mois et l’accueil critique fut très favorable ; elle fut l’invitée de quelques émissions de radio et de télévision parmi les plus influentes. Mais Samia ne semble pas particulièrement réjouie de cette entrée en matière professionnelle plus qu’honorable qui, chez d’autres, plus crâneuses, plus tueuses, moins talentueuses, provoquerait des gargarismes de suffisance. Pour elle, « tout le monde s’en fout ».
Samia Farah a un sens extrêmement aiguisé de sa propre insignifiance. En résumé, elle ne vaut pas grand-chose. Elle existe, mais comme la plante rabougrie du seul et unique pot de fleur de ma voisine infirme. A l’entendre, ce qu’elle chante n’est pas terrible mais peut néanmoins, convient-elle, apporter quelques instants de distraction, détourner l’attention de quelque chose de pire, mettre un baume apaisant sur tel esprit chagrin ou mal disposé.
Aujourd’hui, elle ne sourit pas. C’est tant mieux, car quand elle sourit, elle mérite, sur un air de bossa-nova, qu’on lui chante du Baudelaire : « Comme un flot grossi par la fonte/ Des glaciers grondants/Quand l’eau de ta bouche remonte/Au bord de tes dents/Je crois boire un vin de Bohême/Amer et vainqueur/Un ciel liquide qui parsème/D’étoiles mon coeur. » Mais dans cette rue, en pleine banlieue, et par ce froid qui gerce les lèvres, éraille les gorges, ça ne serait pas formidable.
Elle a la bouche en fruit, les sourcils en lame de sabre, prompts à trancher. Son visage excelle à ne présenter aucun moment faible, à maintenir, des yeux aux lèvres, une intensité où s’inscrivent tour à tour sensualité et défi. Les lèvres, elle ne les ouvre pas beaucoup aujourd’hui. Les questions l’embêtent, trop persos, trop précises. Même bouder, elle sait le faire avec intensité. Il y a des jours comme ça où tout lui pose problème. Où évoquer ses origines tunisiennes revient à verser du vinaigre sur des plaies du jour. Dans ses chansons, le suave de la voix et la nuance des mots pour parler de « ça » ne servent qu’à voiler des blessures d’âme insomniaque qui ricanent sournoisement au bord de sa vie.
Sa chanson, Un autre comme un jour, ressemble à la petite soeur de Strange fruit, glaçante ballade que chantait Billie Holiday à propos des grappes de Noirs pendus par le Ku Klux Klan aux arbres dans le sud des Etats-Unis. Samia évoque, à mots couverts, à voix de velours, l’histoire de ce jeune Maghrébin noyé dans la Seine par des individus sortis d’un cortège du Front national. La comparaison est gonflée même si l’on trouve, sinon la performance, du moins l’intention, « à la hauteur ». On pourrait juger la sophistication vocale un peu forcée, s’agacer d’un tel maniérisme pour aborder des sujets aussi graves. Mais cette contrariété fait qu’aujourd’hui Samia existe, à part entière, originale, solitaire par le style, isolée par l’esprit.
Son aspiration à profiter d’un « moment cool » (Cool) exprime moins un appel au relâchement que l’envie d’un renversement d’énergie, l’espoir d’une mutinerie narquoise contre ce qui habille le quotidien de duretés en tout genre et de vilaines manières. Peintre et sculpteur à ses heures, elle utilise le jazz, le reggae, la soul, le mélodica et les machines à rythmes comme des couleurs à étaler ou des matières à pétrir, avec en tête le souci de soumettre à sa volonté ce qui préexistait, la douce arrogance de ne pas céder à la vogue du bête recyclage, du Xerox à l’infini.
Sur ce chemin délicat, des gens la suivent, l’accompagnent : Giovanny de La Hunda, responsable de la plupart des programmations sur l’album, le producteur anglais Adrian Sherwood, le pianiste Laurent De Wilde.
En France, quantité de disques profitent plus à ceux qui les font qu’à ceux qui les écoutent. Celui de Samia se promène librement dans le « moi » sans jamais racoler le grand méchant « vous ». Jolie Vénusienne des sables, désabusée et coriace, elle nous inspire l’audace de prendre prétexte de la petite hauteur de cette tribune pour lui souffler : « Courage, tiens bon ! »
Samia Farah (Small/Sony).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}