A la fin des années 60, Brian Jones enregistrait un album devenu mythique avec les musiciens de Jajouka, village du Rif marocain. Trente ans plus tard, ces montagnards virtuoses emmenés par Bachir Attar vivent une expérience exotique avec le pacha de la techno orientale, Talvin Singh. Entre stricte observance et mariage électronique. Cinq heures de […]
A la fin des années 60, Brian Jones enregistrait un album devenu mythique avec les musiciens de Jajouka, village du Rif marocain. Trente ans plus tard, ces montagnards virtuoses emmenés par Bachir Attar vivent une expérience exotique avec le pacha de la techno orientale, Talvin Singh. Entre stricte observance et mariage électronique.
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Cinq heures de l’après-midi. Le soleil de juillet brille sur la Tamise. Dans les bâtiments officiels de la charmante Albion, les bonnes traditions ne se perdant pas, on n’échappe pas à la traditionnelle tasse de thé. Mais le thé qu’on sirote dans les coulisses du Royal Festival Hall de Londres n’a rien à voir avec celui que boivent traditionnellement les Britanniques. Les musiciens de Jajouka viennent de finir la balance, et le thé, à la menthe bien entendu, leur permet de patienter jusqu’à la représentation du soir. Tandis que leur chef Bachir Attar répond aux questions de journalistes venus pour la sortie du disque des Jajouka remixé par Talvin Singh, les musiciens du Rif marocain racontent leurs dernières anecdotes de voyage à travers l’Europe. Rient de bon cœur en découvrant des nouveaux hippies bourrés d’ecstasy qui viennent se perdre dans leur musique hypnotique. Ils ont tous la quarantaine ou plus, mais ils ont conservé un regard presque adolescent sur le Vieux Monde qui continue à les émerveiller. Quand le jeune danseur (qui se déguise en dieu Pan pendant les représentations) tente de mettre un nuage de lait dans son thé, pour faire comme il a vu ce matin à son hôtel, les autres attendent avec un grand amusement enfantin son verdict : étrange mais pas mauvais.
C’est un peu le même sentiment qu’on a eu en écoutant leur dernier disque produit par Talvin Singh. Etrange mais pas mauvais, effectivement. Déroutant et intéressant à la fois. Le disque alterne titres traditionnels et interprétations electro-dub ou banghra-jungle de l’Asian-star anglaise qui s’est fait un nom depuis sa collaboration heureuse avec Björk.
Avant de traiter à l’ordinateur les musiques hypnotiques du terroir marocain, Talvin Singh suit la cadence avec ses tablas jusqu’à trouver le moment magique de basculement. Quand le beat s’empare du folklore marocain, inévitablement on pense à Brian Jones presents: the pan pipes of Jajouka, l’album culte réalisé en 1969. L’interprétation psychédélique de cette musique maraboutique marocaine par l’ancien guitariste des Rolling Stones va assurer à ces musiciens montagnards, oubliés par les seigneurs du royaume et du monde, une renommée mondiale inespérée, qui résiste au fil des ans et des modes. Depuis les hippies, d’autres musiciens ont accompli leur pèlerinage chez les Jajouka. Ravi Shankar, Bill Laswell, Ornette Coleman, Keith Richards et Mick Jagger, jusqu’à Lee Ranaldo des Sonic Youth, qui garde inédites les bandes de sa rencontre avec les musiciens marocains. Le dernier à accomplir le rituel voyage à Jajouka, Talvin Singh, a été dépêché par le producteur du label Point Music, Rory Johnson, qui voulait se risquer au traitement électronique du groupe mythique. Bachir Attar qui, depuis la mort de son père Hadj Abdesslam Attar, assure la pérennité de la tradition musicale et familiale du village, a reçu pendant quinze jours chez lui ce drôle de Hindi qui venait de Londres. Les valeurs islamiques ont, semble- t-il, beaucoup rapproché ces deux artistes. Ensuite les musiciens du Rif sont venus enregistrer dans le studio londonien de Talvin Singh ce disque qui les fait revivre. Au Royal Festival Hall, sorte de Théâtre de la Ville londonien avec une programmation audacieuse où la world rencontre l’électronique plus souvent qu’à Paris, les Jajouka se produisent pour la première fois en public avec Talvin Singh. Si celui-ci n’intervient en tant que joueur de tabla que sur deux morceaux, assurant un somptueux duo avec la petite flûte paysanne de Bachir Attar, c’est, dit-il « pour ne pas tromper le public : c’est un concert et un nouveau disque des Jajouka qui font l’événement ». Ce respect des musiques folkloriques marocaines, aussi noble soit-il, ne se traduit pas de la meilleure manière sur disque. En effet, chaque titre remixé par Talvin Singh est précédé par un autre typiquement traditionnel, qui n’apporte fondamentalement rien de nouveau. Les titres électroniques sont plus audacieux. L’interprétation rêveuse des nuits de rituels à Jajouka auront incité à inventer un espace et une dramaturgie de mise en scène pour les gaïtas, ouds et autres niras marocaines. Talvin Singh peut construire un dub tabla-électronique en ne conservant que des nappes de flûtes marocaines. Et à partir du développement hypnotique des percussions, il invente des racines orientales à la jungle industrielle. C’est quand Talvin Singh désacralise enfin le répertoire des Jajouka qu’il devient intéressant. A la fin de ce concert qui faisait la clôture du festival estival The Big Chill, les Anglo-Asiatiques accompagnant Talvin Singh rutilaient dans leurs saris tandis que les musiciens maghrébins avaient déjà changé leurs burnous pour des costumes de ville. Et si, entre gens de bonne compagnie, l’on se mit à parler de Jajouka, c’était, fatalement, pour se remémorer le passé mythique des années 50 et 60, époque où William S. Burroughs, résidant alors à Tanger, rencontrait Brion Gysin chez Paul Bowles. Là-bas il y retrouvait Brian Jones déjà bien raide, pour écouter des enregistrements que Paul avait réalisés là-haut dans la montagne, lors d’une fête rituelle indigène. La beat génération rencontrait la transe maghrébine dans les vapeurs de kif. De leur côté, les musiciens de Jajouka se sont habitués à ces étrangers bizarres qui semblaient tellement apprécier leur musique ancestrale. Depuis, le culte est régulièrement entretenu et il est toujours bon d’aller se ressourcer à Jajouka. Quand il nous entend résumer ainsi l’histoire, Bachir Attar a la classe de bien le prendre : « Ce qui a plu dans notre musique, c’est sa richesse enfouie. On est des montagnards, mais avec un répertoire de musiciens des grandes cours d’Andalousie. Avant d’être chassés et exilés dans le Rif marocain, c’est devant des sultans mélomanes que les Jajouka se produisaient », dit-il pour remettre les pendules à l’heure. Bachir Attar a osé dans un précédent album composer, au milieu des chants traditionnels et autres invocations au Prophète, un titre intitulé Brian Jones (Brahim Jones joujouka very stoned). On lui fait remarquer, toujours sous forme de complicité réciproque à double détente, que le folklore n’est plus ce qu’il était, et que les paysans des montagnes du Rif ont de drôles de références. Après un long fou rire, il se reprend : « Je devais avoir 4 ou 5 ans quand Brian Jones est venu à la maison. C’était la première fois qu’on voyait des disques au village. Il était venu équipé de gros magnétos à bandes, c’était pour moi un magicien avec de longs cheveux qui avait l’air tellement heureux qu’il dansait à chaque fois qu’on jouait la musique. Sa mort tragique au fond de sa piscine m’a profondément choqué. Ce n’est qu’après sa disparition que j’ai découvert l’importance des Stones. Brion Gysin m’a fait écouter leurs disques et je m’étais, très jeune, promis de lui rendre un jour hommage. »
Aujourd’hui c’est la scène branchée de Londres, représentée par Talvin Singh, qui rend hommage à Bachir Attar et aux musiciens de Jajouka. Un joli coup de marketing ? Sans doute, mais pour le soufi Bachir Attar, c’est surtout l’effet du mektoub. « Quand Allah ferme une porte, c’est pour en ouvrir une deuxième. Il suffit juste de croire et de patienter. Les Jajouka ont été expulsés d’Espagne, sont tombés dans l’oubli, ont été méprisés par tous ; il fallait juste attendre l’heure de la résurrection. Notre deuxième porte, ce sont les beatniks qui l’ont ouverte. Le destin, le mektoub ! Depuis, on ne joue peut-être plus dans des palais ; mais on parcourt le monde pour faire des concerts qui rencontrent beaucoup de succès ; et l’idée d’entrer dans les clubs à travers notre collaboration avec le frère Talvin Singh nous plaît beaucoup. »
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