En 1955, Eric Rohmer crée la polémique avec sa série de textes “Le Celluloïd et le Marbre”. Ceux-ci sont enfin réédités, suivis d’un commentaire inédit de l’auteur, réalisé quelques mois avant sa mort.
Quand, en 1984, paraît Le Goût de la beauté, recueil réunissant les principaux textes critiques d’Eric Rohmer, une absence attire l’attention : “Le Celluloïd et le Marbre”, série de cinq articles publiés dans Les Cahiers du cinéma entre février et décembre 1955, manque bizarrement à l’appel.
Avec “Cinéma, art de l’espace” et “Pour un cinéma parlant”, il s’agit pourtant de la réflexion la plus poussée de l’auteur sur les spécificités de son médium. Et, plus qu’aucune autre sans doute, elle permet de définir la base théorique des jeunes-turcs (Chabrol, Truffaut, Godard, Rivette) qui, quelques années plus tard, allaient lancer la Nouvelle Vague.
Dans l’entretien avec Jean Narboni qui ouvrait le recueil, Rohmer justifiait alors cette absence en disant que l’ensemble mériterait à lui seul une publication séparée. Mais aussi qu’il réclamerait un gros travail d’annotation :
“Il y a trop de choses qui sont loin de ma pensée actuelle, qui me paraissent actuellement monstrueusement naïves.”
C’est que “Le Celluloïd et le Marbre” opère un geste tout à fait spécifique. A une époque où le statut artistique du cinéma est encore sujet à polémique passionnée, il prend violemment parti, en opposant la santé du cinéma au déclin supposé de tous les autres arts. Passant en revue la littérature, la peinture, l’architecture et la musique de son temps, l’auteur déclare tour à tour leur chute définitive dans une réflexivité creuse et leur coupure avec le grand public.
Il paraît aisé de comprendre les réticences de Rohmer à republier, après la bataille, des jugements si péremptoires. Dès 1965, ne réalise-t-il pas lui-même pour la télévision une série d’entretiens, sous le même titre, où il demande en retour à des artistes contemporains (Vasarely, Xenakis, Claude Simon) de parler de leur rapport au cinéma ?
On aurait tort, cependant, de considérer que la gêne de l’auteur se limite à de pures considérations esthétiques. Dans l’interview que le metteur en scène a accordée à l’automne 2009 à France Culture et qui accompagne, aujourd’hui, la republication posthume du texte, une même ligne antimoderne est d’ailleurs reprise avec, certes, plus de nuances mais non moins de fermeté. Seule modification fondamentale notée par Rohmer :
“Mon pessimisme de l’époque a gagné le cinéma : ce n’est plus seulement les autres arts qui courent vers la fin du monde (enfin, de leur monde), c’est beaucoup plus grave… C’est peut-être aussi l’art cinématographique.”
Et, de fait, ce n’est pas la ligne antimoderne qui fait, ici, réellement problème. Tous les amateurs du cinéaste savent bien qu’elle n’a cessé de structurer le discours des héros rohmériens (Luchini, dans L’Arbre, le Maire et la Médiathèque, déclare : “Il faut supprimer la peine de mort, sauf contre les architectes.”).
Et on ne peut que constater combien cette position réactionnaire n’a cessé de produire des analyses originales qui ne manquent ni de subtilité ni de profondeur. Par exemple, dans l’interview :
“Il y a une certaine affinité entre la comtesse de Ségur et le nouveau roman. Pourquoi ? Parce qu’elle écrit pour des enfants, et elle décrit les choses de façon très simples. Le plus souvent, elle se borne à les nommer, sans rien y ajouter”.
Beaucoup plus perturbant, en revanche, est le fond idéologique qui soutenait ces thèses artistiques. Les positions politiques d’Eric Rohmer, durant les années 50, sont connues. Elles trouvent, cependant, peu de formulations aussi explicites que dans certains passages du “Celluloïd et le Marbre”.
Ainsi, le terrible :
“On aura peine à me convaincre qu’une race éprise des jeux du stade n’est pas plus conforme au canon de l’espèce que celle qui s’adonne aux exercices du yoga.”
Et l’on ne peut s’empêcher de penser que le retard à la réédition est, avant tout, lié à ce fond effrayant. Qu’il ne soit pas frontalement traité par les auteurs de la publication ne laisse pas, dès lors, de surprendre. Il n’est pas sûr que la meilleure façon de faire le tombeau des morts soit d’ignorer leur part d’ombre.
Le Celluloïd et le Marbre, suivi d’un entretien inédit (Leo Scheer, 2010), 172 pages, 17 €