Découvrir l’oeuvre du regretté John Cassavetes dans un cinéma de Limoges peut former un cinéphile. Après Cassavetes, la vie, c’est comme au cinéma.
Affirmer abruptement qu’un jour un film a non seulement bouleversé ma façon d’apprécier l’art mais aussi déterminé, pour plusieurs décennies, une attitude existentielle peut sembler puéril ou exagéré. Durant l’hiver 1974 (j’avais 16 ans et j’habitais Limoges), j’ai découvert Husbands de John Cassavetes et ne m’en suis jamais remis. Devant moi, deux soirs de suite, sur une pellicule dont la texture granuleuse m’avait sidéré, des hommes chantaient, pleuraient, transpiraient, buvaient jusqu’à vomir, parlaient des heures entières avec des filles sur un lit, sans que la caméra ne les quitte ou que le metteur en scène ne leur demande de faire plus court, comme au cinéma. Fascination, hébétude, profond mystère : comment pouvait-on réaliser des films pareils, et surtout pourquoi cet interminable happening douloureux (j’étais sorti fourbu de chaque projection) me serrait-il la gorge, me dévastait-il l’esprit avec autant d’âpreté ?
A l’époque, voir en France (a fortiori en province) un film de Cassavetes relevait de la gageure. Il a fallu attendre avril 1976, la sortie d’Une Femme sous influence, pour tenter d’éclaircir un peu l’énigme de ce que j’avais ressenti. Grâce à Peter Falk, toute l’équipe passait chez Drucker (Les Rendez-vous du dimanche), faisait la une des quotidiens, bénéficiait même d’une avant-première France soir, sommet surréaliste (dans la salle du Gaumont-Sud, le public scandait « Columbo ! Columbo ! » ) d’un invraisemblable malentendu médiatique. J’ai pris le train avec ma mère (je lui avais dit « Je veux que tu voies ça ») ; face à sa mine accablée par 146 minutes d’hystérie, je me souviens lui avoir timidement demandé « Alors, ça t’a plu ? » Elle a répondu « Oui, beaucoup, mais c’est… spécial. » Plus tard, elle a ajouté « Ça n’est vraiment pas un film ordinaire. » Avec ses mots simples, sa perception au feeling, elle m’avait fourni la confirmation que j’espérais secrètement… Car, malgré l’apparence plus accessible de l’histoire, Mabel Longhetti était bien la s’ur de blues des trois maris en rupture de ban. Elle cristallisait, par sa soif d’authenticité antisociale, sa volonté farouche de résistance aux assauts de la normalisation, un malaise aigu que je n’étais pas loin d’éprouver sourdement. Alors, pour formuler, concrétiser son irrépressible besoin de transparence affective, elle se cabrait, grimaçait, tendait ses muscles, les contractait ; simultanément, elle cherchait le contact qui rassure, effleurer les corps aimés, s’y agripper, s’y réfugier afin d’éviter le naufrage. Peu à peu (on ne soulignera jamais assez la puissance émotionnelle du plan-séquence !), sa lutte frénétique pénétrait en moi, universelle et particulière, signe (je l’ai compris plus tard) des créations essentielles. Cette perception pathétique des tourments humains se synthétisait dans la scène terrible précédant l’internement forcé, psychodrame chaotique où l’ensemble des personnages (Mabel, Nick, sa mère, le médecin, les enfants) se battait, au propre comme au figuré, avec les cadres, tentait d’échapper à l’enfermement, à l’asphyxie, titubait, gisait, se redressait, fuyait, réapparaissait. La consubstantialité entre forme et expression m’était subitement apparue avec une intensité poignante : Cassavetes vivait, Cassavetes filmait.
A partir de ce moment, en compagnie de quelques copains (dont Pascal Ribier, qui est devenu ingénieur du son pour Eric Rohmer, et Jean-François Jeandillou, désormais linguiste à Nanterre), l’occupation principale a été de guetter les apparitions (la plupart du temps uniques) des uvres précédentes à Paris : Ainsi va l’amour (ancien titre français de Minnie et Moskowitz) couplé à La Reine Christine dans un vénérable cinéma kitsch dont j’ai oublié le nom (et qui pratiquait l’usage révolu du double programme à prix réduit), Faces en version originale non sous-titrée à la Cinémathèque de Beaubourg (elle venait d’ouvrir) ; en parallèle, nous attrapions au vol les premiers Kenneth Loach (Kes, Family life), Shirley Clarke (The Cool world, Portrait of Jason), Robert Kramer (The Edge, grand baptême expérimental, Milestones), Jim McBride (Glen and Randa), Monte Hellman (Macadam à deux voies), mais aussi Chantal Akerman, Philippe Garrel, Jean Eustache, Jean-Marie Straub, l’écurie Corman (Paul Bartel et son inénarrable Death race 2000, Steve Carver, Jonathan Demme, Jonathan Kaplan), les pornos de Gérard Damiano et Henry Paris/Radley Metzger (ah, The Opening of Misty Beethoven !), sans oublier, au passage, une collection scintillante d’ovnis cinématographiques aujourd’hui oubliés comme Sleeping beauty de James B. Harris, The Scenic route de Mark Rappaport, The Mafu cage de Karen Arthur. Cassavetes nous avait ouvert une porte, que nous avons franchie instinctivement, sans jamais retourner sur nos pas ni interrompre le voyage. Celle, bien entendu, de la différence, où tout est permis à travers cette suprême liberté qu’autorisent passion et détermination rebelles. Le point d’orgue de notre quête quasi initiatique a consisté en une soirée qui demeure l’un des meilleurs souvenirs de mon parcours cinéphilique : la présentation à Beaubourg sur écrans juxtaposés (avec alternance aléatoire du son) de l’intégralité des Chelsea girls d’Andy Warhol…
Je n’ai nullement l’intention de gloser ici sur l’essence de Cassavetes, d’autant que la critique publiée avant et après sa mort (notamment Thierry Jousse, Laurence Gavron et Denis Lenoir) a circonscrit son style, ses thématiques, les sous-tensions induites par sa formalité radicale, le poids de son influence sur les nouvelles générations (Scorsese, Jarmusch, Ferrara, etc.), avec clairvoyance, sensibilité et érudition (il y avait eu auparavant Cinéastes, de notre temps d’André S. Labarthe et Hubert Knapp, qui pénétrait dans le fameux garage-salle de montage, illustration exemplaire d’indépendance et d’opiniâtreté) ; nous avions par ailleurs dégoté au défunt Zinzin d’Hollywood un vieux numéro des Cahiers du cinéma d’octobre 1968 dont le sommaire excusez du peu en matière de défrichage ! regroupait des interviews, études et notes concernant Clarke, Cassavetes, Warhol, Kramer, Ivory, Straub, Hellman, Hanoun et Bénazéraf !). Toutefois, une ou deux idées qui me taraudent, suggérées par la sortie tardive d’Opening night (quatorze ans de patience enragée !) et une énième vision récente de Meurtre d’un bookmaker chinois (ex-Bal des vauriens) : si le projet cassavétien, peu ou prou, se concentre sur une tentative fiévreuse de captation d’un ineffable protéiforme, mouvant, qui émane des êtres, leur résiste, leur échappe, les nourrit en les épuisant et les révélant, sa transfiguration artistique, cet inimitable effet physique de réel inlassablement travaillé, remodelé, distendu, acquiert une dimension encore plus tragique (à la limite du supportable), confronté frontalement à son double cathartique, la création. Je suis définitivement ému par tous les films de Cassavetes (y compris Un Enfant attend et Big trouble), jamais autant que lorsque Cosmo Vitelli, blessé, se réfugie dans son cabaret, le Crazy Horse West, pour introduire (une dernière fois ? peu importe) le numéro de Mister Sophistication et des stripteaseuses, ou quand Myrtle Gordon, ivre morte (il faudrait presque inventer l’expression « ivre vivante »), traverse l’espace (métaphorique, on s’en doute) qui mène des coulisses à la scène théâtrale (la pièce se nomme The Second woman !). Nous touchons alors, je crois, aux enjeux intimes du cinéaste qui devait penser, à l’instar de Bergman, Pasolini, Fassbinder ou Almodóvar (auquel j’emprunte la citation suivante), que « la réalité a besoin de la fiction pour être complète, plus vivable », quitte, sur la durée, à consumer son énergie dans une matérialisation forcenée de l’impalpable et s’apercevoir qu’on ne peut rien donner d’autre que des torrents d’amour (« I can’t give you anything but love, baby », fredonné a cappella lors de l’épilogue du Bookmaker chinois). Ce qui, au bout du compte, n’est déjà pas fréquent !
J’en arrive ainsi au registre le plus précieux de mon attachement indéfectible à Cassavetes. Vrai cinéphile convulsif, j’adore évoquer les films. Mon discours est scandé par une incontournable formule, « C’est comme dans… », prétexte perequien à « stimuler la racontouze » visuelle. Je souhaiterais donc, en guise de conclusion, faire partager quelques magnifiques mirages de la vie (pensée furtive pour Douglas Sirk) qui émaillent mon existence, la fondent et l’irradient : le concours de chansons dans Husbands, où Cassavetes, Falk et Gazzara s’acharnent sur une pauvre fille qui n’arrive pas à se laisser aller, Minnie et Moskowitz improvisant un slow sur un parking, Cosmo Vitelli devant sa boîte de nuit épongeant le sang qui coule le long de sa veste… et Gena Rowlands, épuisée, anéantie, à la fin d’Opening night ; Bobby, son accessoiriste, lui chuchote « Miss Gordon, j’ai vu bien des gens ivres dans ma vie, mais jamais personne aussi ivre que vous et qui soit encore capable de mettre un pied devant l’autre. » La fonction de l’art n’est en aucun cas l’utilité, mais il arrive parfois (la trompinette de Vian, les peintures de Francis Bacon, certains romans de Bukowski) qu’il s’impose à quelqu’un comme une nécessité imparable. L’âge avançant, je perçois mieux à quoi me sert le cinéma de Cassavetes : à pouvoir, quoi qu’il advienne, mettre encore un pied devant l’autre.
A Michel Fridemann et son « ciné-club de 17 h 45 ».
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Par Marc Bruimaud
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