Une idée reçue depuis les années punk reçoit ici du plomb dans l’aile : non, les Rubettes ne jouaient pas du disco, mais du rock’n’roll. En 75, ils préfiguraient les vingt-cinq années à venir. Grâce à eux, on devint rockeur, punk, new-wave et DJ.
« Qu’est-ce que tu voudrais comme disque pour ton anniversaire ? »
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« L’album des Rubettes. »
1975. 15 ans, mon premier 33t. Une reconnaissance éternelle à mon cousin, fan de Véronique Sanson, pour m’avoir offert un objet si précieux. Au recto, les cinq Rubettes, l’air vaguement rigolard (photographiés sur le plateau de Ring parade ?), à la queue leu leu, font la chenille, en costard bleu col pelle à tarte et casquette blanche ; au verso, ils posent, au-dessous de leur propre photo, dans un intérieur cosy (leur garçonnière ? leur studio ? le salon de leur producteur ?) en attendant je ne sais quoi. Je veux être sur cette photo. Je veux être aussi cool qu’eux. Je veux être le sixième Rubettes.
Contrairement à une idée répandue dans les années 90, les Rubettes ne faisaient pas partie de la vague disco. Ils jouaient du rock’n’roll. Réécoutez Juke box jive ou I can do it pour voir. Analysez leurs textes : voitures, filles, chagrins d’amour, danses idiotes. Cherchez leurs références : Tamla (le nom, inspiré des Ronettes), Beatles (les costards, le look, tous la même coupe de cheveux), Beach Boys (les harmonies vocales, les chœurs qui chantent schoowadiwaadi). Les Rubettes foutaient la honte aux chanteurs français qu’écoutaient les autres de ma classe. Pour aligner les hits, ils appliquaient une recette éprouvée, mais toujours gagnante : beat implacable, chœurs suaves, mélodies imparables, break, passage parlé et envolée finale. Ils annonçaient les Ramones, Laurent Voulzy, Plastic Bertrand, les rappeurs à casquette, les boys’ bands. Rétros et modernes, ils préfiguraient les vingt-cinq ans à venir.
Je découpais les photos d’Alan Williams et John Richardson. J’étais premier de la classe en anglais pour pouvoir traduire leurs paroles. Je voulais tuer Dave, qui osait chanter en français Sugar baby love. Je crachais sur Genesis et Pink Floyd, ces groupes de vieux. J’avais choisi la flamboyance contre la grisaille de l’uniformité. J’avais découvert le rock.
Je me suis acheté une guitare. Je me suis laissé pousser les cheveux. J’ai acheté d’autres disques. Je suis parti en vacances en Angleterre. J’ai rattrapé mon retard culturel en matière de rock. J’ai appris par c’ur le Double blanc des Beatles, tous les instruments, toutes les voix et même tous les bruits de Revolution 9. Un an plus tard, j’étais punk.
Quand j’ai déménagé, mes disques des Rubettes sont restés chez mes parents. Selon le nouveau dogme new-wave, la musique d’avant 76 était à rayer de l’histoire, aussi tous mes vinyles avaient été victimes d’une sévère épuration, même mes vieux Neil Young.
Au début des années 80, je portais un imper noir, une veste noire, un pantalon noir, des lunettes noires, du vernis à ongles noir et du rouge à lèvres noir. J’avais aussi des meubles noirs et une voiture noire. Mes copains adoraient les Sisters Of Mercy, leurs voix caverneuses, douze octaves plus bas que les autres groupes. Avec mes acolytes Triplex et Mr J, nous avions une émission sur Radio Nanterre. Nous émettions depuis une caravane déglinguée plantée dans le jardin d’un pavillon de banlieue tous les mardis soir, après une émission hardcore et avant une émission trash. Je n’ai jamais rencontré un seul auditeur de Radio Nanterre, mais la pseudo- carte de presse dont on disposait faisait illusion en province, à Londres ou à Bruxelles, et nous pouvions ainsi parfois approcher Nick Cave, les Pastels ou Dead Can Dance.
En 1985, je gagnais ma vie et j’avais décidé de devenir l’encyclopédie vivante du rock indépendant. Pendant mon temps libre, je lisais Rock & Folk, Best, NME, Melody Maker, Sound et tous les fanzines qui me tombaient sous la main. J’étais fan de New Order.
J’ai aimé New Order parce qu’ils étaient décalés, ils voulaient faire du funk mais ça ne ressemblait à rien de connu, ils préparaient déjà la dance et les remixes, Ibiza et les raves, Manchester United et Cantona.
J’ai acheté un synthé. Je me suis recoupé les cheveux. Un copain m’a filé son vieil Atari en guise de séquenceur et j’ai joué des nuits durant à Asteroids et à empiler des briques. Je me suis mis à porter des vestes de survêt et des maillots de foot. Un peu plus tard, j’étais DJ.
Un jour de 1995, en allant au travail, j’ai entendu Hyperballad de Björk sur mon autoradio. J’ai instantanément adoré : le début carillonnant ses arpèges, la voix immédiatement reconnaissable, l’accélération à l’entrée de la boîte à rythmes, les violons de la fin. J’ai failli me garer pour danser dans la rue, et j’ai acheté la cassette quelques jours plus tard en partant avec ma copine en vacances en Italie. Depuis ce jour, tout le monde autour de moi a acheté une maison. Tout le monde a des bébés. Tout le monde s’est mis à manger bio. Tout le monde aime Björk. Björk nous a révélé qu’il pouvait y avoir de la musique plus au nord que Glasgow. Elle a réhabilité la nature, le cosmos, les voyages lointains et les accents exotiques qu’on avait fuis dans les années 80. Elle a fait aimer la techno à mon voisin Marc, fan des Coronados.
Chez moi, les disques ont commencé à n’avoir plus de paroles à partir de la compilation Artificial intelligence 1 du label Warp. J’ai plongé dans les raves annoncées au bouche à oreille dans des endroits improbables, le long du canal de l’Ourcq ou dans les sous-sols de La Défense, ravi par l’excitation de la transe portée par le rythme, les gargouillements électroniques, le hurlement des sirènes, les types qui dansent la tête dans les enceintes, les interruptions à l’arrivée de la police. J’ai repeint mon appart en blanc. Je me suis abonné à Internet. Je vais bientôt devenir végétarien. Je me suis remis à lire des livres et je me prends pour les héros de Robert McLiam Wilson, Jonathan Coe ou Nick Hornby. J’ai acheté l’ uvre complète de Jim Harrison.
J’ai gardé tous mes vieux vinyles. Celui des Rubettes a réintégré sa place, entre Roxy Music et les Ruts. Mes trois guitares encombrent un peu le salon. J’ai du mal à lire Les Inrocks entièrement chaque semaine, je saute les pages world, jazz et les articles littérature de Marc Weitzmann. Je me suis mis à aimer la nature et à observer les oiseaux. Quand je repense à d’où je viens, ça me donne un peu le tournis, et c’est l’an 2000.
Par JC Santucci
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