Rapprochements inédits entre les oeuvres, nouveaux modes d’accrochage… Le Louvre-Lens apparaît comme un pur musée-laboratoire où s’initie une expérience renouvelée de l’histoire de l’art.
L’histoire de l’art réserve parfois d’extraordinaires renversements de situation. C’est le cas avec le nouveau Louvre-Lens : à l’heure où nombre de musées d’art contemporain tendent à se replier sur le XXe siècle et les blockbusters de l’art moderne (Dali, Picasso, Man Ray…), voilà que c’est un musée consacré à l’art du passé qui invente en France le premier musée du XXIe siècle. Autre renversement : ça se passe à Lens, en plein bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, dans une zone en perdition économique. Là, entre les petites cités ouvrières de mineurs et les terrils de charbon, ce qui devait n’être qu’une annexe décentralisée du Louvre apparaît comme un joyau de nouveauté : un pur musée-laboratoire où s’initie une expérience renouvelée de l’art ancien.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Étonnamment, la principale attraction du nouveau Louvre n’est pas son architecture : conçue par la Japonaise Kazuyo Sejima et son agence Sanaa, c’est un bâtiment impeccable de perfection mais tout en discrétion, résolument non spectaculaire. Autant, pour édifier le New Museum de New York, Sejima avait comme superposé des boîtes blanches, autant ici elle a travaillé à l’horizontale, allongeant au sol une suite de cinq pavillons dont les murs d’aluminium anodisé ou de verre réfléchissent le paysage alentour. Cette transparence se trouve d’ailleurs rejouée à l’intérieur dans le projet culturel du musée, qui donne toute visibilité à ses réserves ainsi qu’à l’atelier de restauration : regardables et même visitables par le public, ces coulisses ordinairement soustraites aux regards et sujettes à quantité de fantasmes sont ici pleinement dévoilées, affirmant la dimension pédagogique du musée.
La vraie nouveauté, c’est l’intérieur du musée et tout particulièrement la Galerie du temps, qui évoque bien sûr la Grande Galerie du Louvre, mais qui s’inspire aussi de la Grande Galerie de l’Évolution au Muséum national d’histoire naturelle de Paris : en 120 mètres de long, 3 000 mètres carrés et 205 oeuvres, on parcourt d’un trait plusieurs siècles d’art et de civilisations. Depuis – 3300 avant Jésus-Christ en Mésopotamie ou en Égypte, jusqu’à la moitié du XIXe siècle avec la révolution industrielle et La Liberté guidant le peuple de Delacroix qui trône en majesté. Chronologique, cette traversée est aussi géographique : à gauche, la Grèce antique, au centre, la Mésopotamie babylonienne, à droite, l’Égypte, puis l’Orient, l’Empire ottoman ou les arts de l’Islam. Autant dire qu’on assiste à la simultanéité de civilisations nettement séparées dans l’histoire de l’art et l’éducation scolaire. Il y a ainsi dans le parcours ce très beau moment où tout est fait de marbre blanc, pour bien marquer l’unité du bassin méditerranéen réalisée par Alexandre le Grand puis l’Empire romain : statues grecques, buste de l’empereur romain Octave, et jusqu’à un énorme relief latin évoquant le culte du dieu iranien Mithra, et pourtant trouvé en plein Rome, sur le Capitole.
La muséographie insiste donc sur les échanges, les emprunts interculturels. Le maître mot des acteurs du Louvre-Lens, c’est le décloisonnement. Ou comment juxtaposer ce qui est d’ordinaire montré au Louvre dans des salles distinctes. “C’est l’occasion pour nous d’essayer des choses”, commente Vincent Pomarède, conservateur en chef des peintures du Louvre-Lens, tandis que celui du Louvre, Henri Loyrette, est là tous les jours avec ses équipes de conservateurs à suivre l’accrochage inédit de chefs-d’oeuvre, à parfaire le laboratoire.
“Par exemple, mettre côte à côte Rubens et Poussin, l’Égypte et la Grèce, la Renaissance et l’Empire ottoman, ou encore David et Greuze pour incarner le retour au néoclassicisme à partir des années 1760.”
Le clou du spectacle, c’est la forme prise par l’accrochage des oeuvres, car pour incarner ce décloisonnement, l’architecte Sejima a proposé au scénographe et designer français Adrien Gardère un parti pris radical : aucune oeuvre sur les murs, eux-mêmes couverts, comme à l’extérieur, de cet aluminium anodisé réfléchissant. La Galerie du temps devient une nouvelle Galerie des glaces aux reflets argentés, où les tableaux accrochés sur des mini-cimaises, les sculptures posées sur des socles ou des grands plateaux blancs, où toutes les oeuvres, au fond, même les images plates et les objets artisanaux, sont traitées comme des sculptures. En somme, le Louvre-Lens traite les oeuvres du passé comme des pièces d’art contemporain, et c’est là le vrai renversement de situation.
À la manière des objets soclés ou superposés de Bertrand Lavier actuellement montrés au Centre Pompidou, ou des plates-formes pour sculptures conçues par Xavier Veilhan. Ultime impression enfin : prodigieuse d’intelligence, la traversée offerte par la Galerie du temps n’en demeure pas moins un extraordinaire raccourci de l’histoire de l’art. Le Louvre a dû faire un choix drastique parmi ses collections pour retenir si peu d’oeuvres, chacune étant un extrême concentré d’art et de civilisation. C’est comme un accéléré du temps. Ou plutôt, c’est comme une compression de l’espace et du temps. Et l’on se dit, devant toutes ces oeuvres exposées de manière frontale, que l’autre modèle inavoué et peut-être inconscient du musée, c’est internet. Rapport d’interface avec les oeuvres, compression du format musée, culture de l’échantillon, juxtapositions analogiques : et si, à l’heure où Google met en ligne les musées du monde, le Louvre venait de construire le premier musée de l’ère numérique ?
Louvre-Lens, ouverture le 12 décembre, entrée gratuite pendant un an sauf expositions temporaires
Louvre-Lens – La Galerie du temps documentaire de Michaël Gaumnit, dimanche 16 à 16h50 sur Arte.
Article paru dans le numéro 889 des Inrockuptibles disponible en kiosque et en ligne ici
{"type":"Banniere-Basse"}