Pour le sociologue Paul Jorion, la guerre civile numérique est déclenchée.
Les révolutions arabes ont été propagées et aidées par les réseaux sociaux. En France, les sites gouvernementaux qui dérangent sont piratés (jaimelesartistes), et les apéros Facebook hérissent toujours les pouvoirs publics. Aux Etats-Unis, les internautes font plier les entreprises (Gap et son logo). Internet n’en finit pas de jouer le rôle d’un instrument de mobilisation, simplement citoyen ou contre les pouvoirs en place.
Un projet d’internet fermé en Iran
De quoi affoler les gouvernements les plus tyranniques, comme l’Iran qui se considère en pleine « soft war » (guerre douce) contre les menaces supposées ou réelles (le virus Stuxnet, attribué à une organisation étrangère, qui a ciblé une centrale nucléaire) provenant de l’internet occidental, et qui vient de déclarer son intention de créer un internet national « halal » déconnecté du reste du web et imperméable à la propagation des idées occidentales.
Mais les gouvernements les plus attachés à la liberté d’expression ne sont pas en reste. Ainsi, aux Etats-Unis, un projet de loi de 2010 surnommé « internet Kill Switch » (interrupteur d’internet) prévoit que le président des Etats-Unis a tout pouvoir sur le net, et peut notamment demander à tous les acteurs du net de lui obéir.
Pour Paul Jorion, anthropologue et sociologue, spécialiste en intelligence artificielle et en économie, « qu’il s’agisse de partager un apéro ou de renverser un régime, il est désormais possible de rassembler une foule innombrable en n’importe quel endroit de la planète dans le temps minimum nécessaire pour s’y rendre aussitôt. Les politiques n’aiment pas trop cela car il leur est devenu impossible de prévoir un événement potentiellement insurrectionnel ».
Une infowar rendue possible par un terreau social fertile
C’est sur le bras de fer dans le monde virtuel entre citoyens et gouvernements ou milieux d’affaires, ou « infowar », que revient notamment ce livre d’entretien avec Régis Meyran, La Guerre civile numérique, érudit, passionnant et synthétique.
« Deux parties de la population sont en train de se dresser l’une contre l’autre par des moyens inédits : des moyens numériques », annonce-t-il.
Si l’infowar est possible aujourd’hui, c’est aussi parce que le terreau social et économique est fertile. La fragilité de l’économie et du système bancaire, les dysfonctionnements de la démocratie, les disparités croissantes de richesse font que nous sommes, d’après Paul Jorion, dans une situation prérévolutionnaire dans laquelle “le consensus envers l’ordre existant a disparu”. Le mécontentement augmente et les citoyens sont prêts à se rebeller. Internet donne ensuite la possibilité aux idées de se diffuser rapidement, au-delà des nationalités, et d’engendrer des événements imprévisibles.
Pour Paul Jorion, qui a étudié les crises financières avant de se pencher sur internet, ce sont des “phénomènes non linéaires qui se caractérisent par de très nombreuses interactions et des effets de seuils” dont le fonctionnement est comparable au système financier actuel.
Un exemple typique qui, selon Paul Jorion, marque les débuts de cette guérilla, est l’affaire WikiLeaks et le refus en décembre 2010 de Paypal et Mastercard d’enregistrer les dons faits au site, sous prétexte qu’en publiant des dépêches diplomatiques américaines, il se livrait à des activités illégales. En soutien à Julien Assange et WikiLeaks, qui avait également fait l’objet d’une série d’attaques de déni de service, les Anonymous, une nébuleuse de hackers activistes, ou hacktivistes, dont une des forces est “l’absence quasi totale d’organisation parmi ses membres”, ont attaqué les sites des organismes de paiement, les paralysant temporairement.
Paul Jorion explique que “ce sont les firmes privées qui ont pris l’initiative de lancer la guerre” et non les citoyens, les Anonymous ne faisant que riposter. Il revient en détail sur cette collusion Etats-entreprises privées pour venir à bout de WikiLeaks et Anonymous. Certains militants d’Anonymous viennent d’ailleurs d’être arrêtés en Espagne et en Turquie.
On se rend compte que dans cette lutte, le gouvernement américain est prêt à tout, et notamment à transférer des pouvoirs à des intérêts privés, pour s’attaquer à qui pourrait faire des révélations compromettantes. La question est de savoir si cette infowar suscite ou ne fait que révéler cette collusion.
Anne-Claire Norot
La Guerre civile numérique de Paul Jorion (Textuel), 112 pages, 14 €