Loin des ghettos et des chapelles qui l’ont vu naître et se développer au cours des vingt dernières années, le hip-hop vient de connaître l’un de ses meilleurs crus en 99. Pas mal pour un genre régulièrement donné pour mort, ou traître.
Vous dites 1975-2000… Après brève réflexion, une idée me traverse l’esprit. Elle tient en deux mots, ou plutôt deux syllabes onomatopéiques. Hip et hop. Pour la petite histoire, elles proviennent de l’argot américain et peuvent être traduites par « être cool en se défiant par la parole, les gestes et la peinture ». Les règles ainsi posées, les quartiers new-yorkais se transforment, à la fin des années 70, en vastes terrains de jeux, faisant la part belle à la créativité et à l’imagination. A travers trois modes d’expression la musique, la peinture et la danse, revisitées à la sauce B-boys , on assiste à la naissance d’une nouvelle culture. Vingt ans plus tard, les disciplines du mouvement hip-hop ont vigoureusement secoué les fondations des palais de la Kulture. Car si le breakdance s’est depuis acoquiné avec la danse contemporaine et le graffiti avec les galeries d’art, le rap, lui, s’est incontestablement imposé. Longtemps annoncé comme agonisant, supposé incapable de s’adapter aux exigences de l’industrie du disque, il a brillamment survécu et mué. C’est même aujourd’hui l’industrie du disque qui se plie à ses règles. A l’aube de l’adolescence, je suis tombé amoureux de cette musique révolutionnaire, dans sa forme et son fond. N’étant pas originaire de quartiers sensibles et ne pratiquant aucunement cet art vocal, j’ai néanmoins succombé au charme de ce mode d’expression nouveau, débordant d’énergie et de rébellion le bouillonnement intérieur propre à cette période de mon existence ayant sans doute eu besoin de cette bande-son.
La découverte remonte aux premiers albums respectifs des deux groupes majeurs du rap français, IAM et NTM. Ce fut alors une véritable révélation. Des textes au scalpel, posés sur une musique électronique, à base de beats et de samples, empruntés à la soul et au funk. Derrière ces arbres massifs, je découvrais Assassin, le Ministère Amer ou la bande à Solaar. Bientôt sonne l’heure de la découverte du rap américain. Difficile de s’en remettre. Les textes n’étant pas toujours évidents à saisir, c’est avant tout la puissance du son qui frappe. Car il existe alors un décalage certain entre les productions nationales et celles nous parvenant des Etats-Unis. Très vite, je tombe sous les beats de Public Enemy, Run-DMC, A Tribe Called Quest, NWA ou Eric B & Rakim. New York est alors ma mecque du hip-hop, c’est elle qui l’a vu naître et ce sont ses entrailles qui servent de laboratoire à une bonne partie de ces savants fous. C’est ainsi que s’affirment des touches personnelles : Pete Rock & CL Smooth (Pete Rock et sa griffe soul), Gangstarr (la rencontre du rap et du jazz, mais aussi et surtout un des plus grands groupes toujours en activité, la symbiose entre un producteur de génie et un MC hyper-doué ), EPMD (Eric « so so funky » Sermon) ou les sous-estimés Leaders Of The New-School (trio dont faisait partie Busta Rhymes). A l’Ouest, du nouveau. Après une période de glaciation (Ice Cube et Ice T), Los Angeles se met à l’heure d’un chercheur enfumé, à l’origine d’un croisement entre le P-funk inauguré par Parliament et le rap. C’est le règne de la West Coast : les premiers albums de Dr. Dre, Snoop Doggy Dogg ou Tupac Shakur sont de purs moments de bonheur, mais l’essoufflement guette le G-funk. La Grosse Pomme reprend logiquement le flambeau au milieu des années 90, avec la déferlante Wu-Tang. Cette bande de shaolins, issue de Staten Island, redéfinit le terme de « rap hardcore », parvenant à créer un climat tellement oppressant qu’il en devient jouissif. La fréquentation des albums à la sensualité brutale du Wu-Tang Clan au complet ou à travers les échappées en solitaire de Genius, Method Man, Raekwon ou Ol’Dirty Bastard constitue une expérience dont on ne sort que rarement indemne, les nerfs en pelote et la nuque lacérée de frissons.
Pendant ce temps, en France, les vétérans entraînent dans leur sillage des wagons entiers de groupes, peaufinant leurs techniques et répétant leurs gammes dans l’ombre en attendant une heure de gloire souvent de pacotille. D’autres, comme La Cliqua ou l’écurie Time Bomb, préfèrent à cette avidité l’exploration des voies périlleuses de l’underground. La censure et les bigots auront beau tenter de saboter les rails, 1998 sera l’année du tournant dans l’histoire du rap français. Les héros se nomment Fonky Family, Busta Flex, Oxmo Puccino ou Arsenik, ces espoirs devenant en l’espace de quelques mois des valeurs sûres. En 99, les sorties se multiplient pendant que les ventes s’essoufflent : si les projets déviants et audacieux ont largement été éclipsés par les vulgaires coureurs de dot, il reste cependant quelques motifs d’enthousiasme. Les disques de Zoxea, Freeman, Koma, de La Brigade, du 113 en font partie. Mais la meilleure nouvelle de l’année, ici, s’appelait Saïan Supa Crew, exemple ultime de créativité et de prise de risque, écrivant jusque dans les marges et sur la couverture du cahier des charges.
Un groupe en parfaite adéquation avec la renaissance américaine, dans le sens de la marche effectuée par le hip-hop d’outre-Atlantique. Car là-bas aussi, l’innovation, doublée d’un retour aux valeurs originelles du mouvement, est au goût du jour. La mère patrie du hip-hop n’a pas commis l’irréparable infanticide, puisque le jeune homme, devenu adulte, a pris en main sa destinée. Il indique désormais la route à suivre pour propulser l’underground sur le devant de la scène, sans en bafouer les principes. On assiste avec joie à l’explosion du label new-yorkais Rawkus, symbole d’une scène indépendante et sans contraintes. Des Roots, capables d’inventer constamment avec trois fois rien, aux clowns démoniaques d’Arsonists, le hip-hop a rappelé cette année une vitalité intacte. Il a même attendu patiemment la toute fin de décennie pour offrir au genre un authentique chef-d’oeuvre : le Black on both sides de Mos Def, qui s’invite sans complexe au panthéon de la soul. Une dernière pierre blanche, black on both sides, pour finir en beauté cette tranche de vie : 1975-2000. Car pour moi, cette période appartient au hip-hop qui, en dépit des trajectoires inégales rencontrées par ses disciplines et des désillusions quant aux rêves d’unité, a profondément influencé ce dernier quart de siècle. Rendez-vous dans vingt-cinq ans.
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Par Cédric Botzung
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